Dossier coordonné par la rédaction
Il est de ces sujets que l’on hésite à traiter, pour diverses raisons : difficulté à trouver des spécialistes en la matière ; crainte de mettre les pieds dans le « complotisme » ; ou encore estimer qu’il y a d’« autres priorités ». La géo-ingénierie fait partie de ces sujets. Ses origines remontant à la guerre froide, tant du côté américain que soviétique, elle est revenue à l’avant-plan depuis une dizaine d’années. Selon sa définition actuelle, elle « prétend délibérément intervenir sur l’environnement à grande échelle, ou intentionnellement modifier le système planétaire lui-même, aux fins de résoudre certaines difficultés écologiques contemporaines, telles que, au premier chef, l’effet de serre additionnel anthropogénique(1). » Est-ce une priorité ? Non, si on se focalise sur la fin du mois plutôt que sur la fin du monde ; oui, si l’on veut prendre conscience d’une mécanique infernale de plus qui nous conduit à l’abîme, pour essayer de l’enrayer. Relève-t-elle du « complotisme » ? À notre sens, non, mais il est possible, dans ce domaine comme dans d’autres, de se laisser exagérément emporter par son imagination. C’est pourquoi nous avons décidé de ne pas nous appesantir sur les fameuses « chemical trails », cette fois-ci, nous laissant le temps de compiler les recherches dans le domaine pour un prochain numéro. Nous ne tirons aucune conclusion définitive à leur sujet. Nous nous sommes également demandé comment faire notre enquête en restant derrière son ordinateur, avec très peu de références bibliographiques disponibles en français (et n’ayant pas vraiment le temps de fouiller dans la bibliographie anglo-saxonne). L’universitaire australien Clive Hamilton a été traduit en 2013 et publié aux éditions du Seuil sous le titre Les apprentis-sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie. Nous l’avons contacté et il a accepté un entretien par écrit à distance… qu’il a saboté en éludant, en fuyant des questions qu’il devait certainement juger trop « politiques » et pas « university friendly ». Hamilton est un grand défenseur de la théorie du réchauffement climatique dû au CO2 — c’est son droit —, mais il pourrait au moins se méfier des dessous de la transition écologique. Ce n’est pas le cas, puisqu’il considère qu’il est « faux de penser que les éoliennes et les panneaux photovoltaïques sont des réponses des élites économiques [à la crise climatique, Ndlr] » (courriel du 10/12/2024 à B. Legros). Alors ces technologies sont-elles de gentils dei ex machina qui elle-même tombe des nuages ensemencés ? Un tel déni ou une telle ingénuité laissent pantois !
Les intervenants de ce dossier, membres du conseil de rédaction de Kairos, n’ont pas adopté une ligne collapsologique. Non qu’ils mépriseraient cette discipline, mais ils tentent de cerner les contours politiques (Paul Willems), philosophiques (Bernard Legros) et scientifiques (Alain Adriaens et Kaarle Joonas Parikka) de la géo-ingénierie, en s’abstenant de toute mise en perspective psychologique et de toute eschatologie. Nous avons également le plaisir d’accueillir à cette occasion le chercheur et musicien suédois Jacob Nordangård, auteur d’un ouvrage remarquable sur l’empire des Rockefeller(2). Il nous explique comment ceux-ci sont impliqués dans la géo-ingénierie.
Tout comme le transhumanisme, la géo-ingénierie avance à bas bruit, ne s’est pas encore imposée dans les médias, la fenêtre d’Overton étant insuffisamment ouverte. Les électeurs-consommateurs ont beau révérer la technoscience, faut quand même pas pousser ! Patience, son temps viendra. Seule la presse libre en parle, mais pour la dénoncer, comme notre confrère La décroissance dans son dernier numéro (janvier/ février 2025), où nous en apprenons sur une lutte citoyenne contre un projet de captage et stockage de carbone en Ilede-France. En attendant, nous nous sommes attaqués à ce « gros morceau » où pouvoirs publics, privés et militaires s’entremêlent, avec le concours de scientifiques Folamour — « scientifreak », écriraient les camarades de PMO — grisés par une entreprise prométhéenne : maîtriser les effets de leur immaîtrise avec le renfort d’une nouvelle maîtrise qui ne fait qu’accroître le degré général d’immaîtrise… Cercle vicieux ou Ouroboros, choisissez. Nous savons et ressentons tous que le XXIe siècle est porteur de bien des périls. Une condition pour combattre celui de la géo-ingénierie sera une décolonisation de notre imaginaire (cf. Cornélius Castoriadis et Serge Latouche) « shooté » au progrès technique et au confort. Une autre sera de refuser de remettre notre sort entre les griffes d’experts, pas plus ceux-ci que les arnaqueurs que l’on vit pérorer sur les plateaux de télévision en 2020–22. Donc retourner d’urgence au politique, pour tenter d’empêcher une nouvelle étape dans l’autoritarisme étatico-techno-bureaucratique.
Comme l’avait initialement écrit notre illustrateur Mystigris sur la couverture,« Ils seront ingénieux au mal ». L’ingéniosité politique et sociale, oui ; la géo-ingénierie, non !
- Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, 2015, p. 468
- Les Rockefeller maîtres du jeu, Jean-Cyrille Godefroy, 2023. Voir aussi jacobnordangard.se