Le quidam prend son petit déjeuner, le son de la radio en bruit de fond, qui émet : » la population belge recevra des pastilles d’iode dans un rayon de 100 km « . Alors qu’auparavant cette distance était de 20 km, vu la superficie de la Belgique cette nouvelle mesure concernera toute la population du pays. Choix totalement arbitraire, ça aurait pu être 200, 500, 3000…
Toutefois, vous avez bien entendu : le risque est assumé, le choix fait. Il est donc plus intéressant pour les hommes de pouvoir, industriels et ploutocrates qui dirigent l’avenir — avec nous qui suivons, alors que notre révolte suffirait à les faire arrêter — de risquer des centaines de milliers de morts, des cancers, déformations foetales, arriérations mentales, mutations génétiques, maladies nerveuses et psychiques, contamination de l’air, du sol, des eaux… Il vaut mieux cela qu’arrêter les centrales. Évidemment, comme pour Tchernobyl, en cas de catastrophe ceux qui décident maintenant du futur quitteront le pays, ou à tout le moins se protégeront plus rapidement des premiers effets de l’accident.
C’est ce qui arrivera, ici ou ailleurs. C’est inévitable. Nous apprendrons alors à vivre en zone contaminée. Les villes et villages proches de la centrale impactée se videront, nous enterrerons nos enfants, nous disparaîtrons de façon prématurée. Nous n’aurons plus le choix entre le refus ou l’acceptation. Ce sera fait. Nous ne pourrons qu’admettre.
Nous ne pourrons donc plus lutter, alors que maintenant c’est encore possible. Se taire, aujourd’hui, revient donc à préparer quotidiennement un assassinat contre nous-mêmes et la vie. Se taire, c’est acter les choix que d’autres font pour nous.
Comme pour Tchernobyl, en cas de catastrophe ceux qui décident maintenant du futur quitteront le pays, ou à tout le moins se protégeront plus rapidement des premiers effets de l’accident
« Pendant la seconde guerre mondiale, sur la terre biélorusse, les nazis avaient détruit 619 villages et exterminé leur population. À la suite de Tchernobyl, le pays en perdit 485. Soixante-dix d’entre eux sont enterrés pour toujours. La guerre tua un Biélorusse sur quatre ; aujourd’hui, un sur cinq vit dans une région contaminée. Cela concerne 2,1 millions de personnes, dont sept cent mille enfants. Les radiations constituent la principale source de déficit démographique […]. La superficie totalement interdite à l’agriculture représente 264 000 hectares. La Biélorussie est un pays sylvestre, mais 26 % des forêts et plus de la moitié des prairies situées dans les bassins inondables des cours d’eau Pripiat, Dniepr et Soj se trouvent dans la zone de contamination radioactive. » (pp. 7–8)
« Ma fille avait six ans. Je la borde et elle me murmure à l’oreille : « Papa, je veux vivre, je suis encore petite ». Et moi qui pensais qu’elle ne comprenait pas… Pouvez-vous imaginer sept filles totalement chauves en même temps ? Elles étaient sept dans la chambre… Non, c’est assez! Je ne peux pas continuer […]. Ma femme ne pouvait plus supporter de la voir à l’hôpital. « Il vaut mieux qu’elle meure, plutôt qu’elle souffre comme ça! Ou que je meure pour ne plus voir cela ! » Non ! Je ne peux plus continuer ! Non ! Nous l’avons allongée sur la porte… Sur la porte qui avait supporté mon père, jadis. Elle est restée là jusqu’à l’arrivée du petit cercueil… il était à peine plus grand que la boîte d’une poupée. Je veux témoigner que ma fille est morte à cause de Tchernobyl. Et qu’on veut nous faire oublier cela « . Nikolaï Fomitch Kalouguine, un père. (pp. 45–46)
Svetlana Alexievitch, La supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Éditions J’ai lu, Paris, 1999.
Nous qui avons si souvent de bons prétextes pour ne pas lutter, quand nous n’aurons même plus le choix de la lutte, ayons au moins la décence de ne pas pleurer.
Alexandre Penasse