Témoignage

Délier la parole

Le 10 avril, nous recevions ce courrier :

« Cher Kairos, 

Voilà quelques jours que j’ai retrouvé mes réseaux sociaux, après avoir fait une pause pour me préserver. Je faisais partie de la foule de jeunes au Bois de la Cambre, recevant coups et insultes sur place par la police et puis, plus tard, par certains citoyens ne comprenant pas nos réactions. Les avis fusent, partout, tout le temps.

Cette pause de réseaux m’a permis d’énormément réfléchir à la manière dont circule l’information.  Je suis en bac1 de communication et le traitement de certains sujets (si pas tous) m’effraie. Les journaux classiques taisent une partie de la vérité sur les événements du 1er avril et ne laissent pas de tribunes pour les principaux concernés: les jeunes. 

Lorsque j’ai réinstallé les réseaux et que je me suis exprimée sur les violences commises à Bruxelles début du mois, certains amis m’ont conseillé de vous écrire. Je viens de visiter votre site. Je suis ravie de découvrir un nouveau projet de presse qui permet aux paroles de se délier en refusant les diktats du capitalisme et de certains politiciens. Et puis « Journal Antiproductiviste — pour une société décente », ça ne pouvait que me parler. 


J’ai écrit une lettre en répondant à un journal classique, qui s’est empressé d’écrire sur La Cambre et sur le non-respect des jeunes face aux mesures du covid. Je ne m’attends pas vraiment à avoir de réponse de leur part, même si je dois avouer que ça me rassurerait que nos points de vue soient entendus aussi. Il ne faut pas s’avouer vaincu par 4 pages. 

Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire votre journal. Il reste 3 jours, 13 heures et 16 minutes au moment où je vous écris. J’ai hâte de découvrir le numéro. Je ne sais pas comment vous gérez vos sujets, mais je vous copie ci-dessous une lettre ouverte, qui j’espère pourra trouver une place dans une de vos pages. Je suis à votre disposition pour écrire sous un autre format qui pourrait peut-être mieux convenir à vos lignes d’éditions.

Au plaisir de vous lire dans 3 jours,

Louise Rosoux »

Voici son courrier :

Nous sommes le 9 avril. Je lis les pages de certains journaux de mon grand-père, posés sur la table de la cuisine. Je suis effarée de certains propos sur l’événement du Bois de la Cambre. 

Nombreux sont les experts à qui les journaux dits « classiques » donnent la parole: Premier ministre, épidémiologiste, docteur en anthropologie. Tous s’expriment sur l’événement. Des colonnes et des colonnes, qui forment des pages entières. N’aurait-il pas été juste, aussi, de donner la parole aux principaux concernés? Où sont les jeunes? Où sont les voix de tous ces universitaires, travailleurs, écoliers, qui sont solidaires et sacrifiés depuis plus d’un an avec et pour la population plus à risque? 

A de nombreuses reprises, nous avons tiré la sonnette d’alarme. Nous avions commencé en ligne. Personne n’en parle, rien ne change. Ensuite, nous avons tracé des cercles, nous espaçant ainsi les uns des autres pour crier que nous avions la tête sous l’eau tout en respectant les mesures sanitaires. Que pouvions-nous faire de plus? Nous avons essayé de nous exprimer en respectant les règles et mesures d’usages, nous n’avons eu aucun retour. Les semaines passent, les cours s’accumulent. Nous organisons une nouvelle manifestation, à Bruxelles près de l’ULB. Nous étions plus nombreux, mais tous masqués et, surtout, tous dehors. Encore une fois, les semaines passent, les cours s’accumulent.

Ensuite, il y a eu la Cambre. Le monde s’insurge. À la place de se pencher sur les conditions étudiantes et sur les raisons qui amènent à une telle désobéissance, les politiques nous plantent encore des couteaux dans le dos. Nos ministres ont plus parlé de l’événement que de nos conditions d’apprentissage désastreuses. Comment pouvons-nous encore avoir confiance? Comment pouvons-nous encore, espérer que nos avenirs soient dans de bonnes mains? 

J’espère que lors du prochain événement, notre colère et notre tristesse pourront être entendues. Les jeunes sont encore sacrifiés et mis en pâture pour les citoyens qui n’ont droit qu’à une partie de l’histoire. Encore une fois, les projecteurs sont en dysfonctionnement total. Les lumières n’éclairent qu’une partie de la problématique dans la plupart des journaux proposés et suivis par le grand public. 

J’ai ramassé une fille en sang, matraquée par un policier. Un. Je suis tombée sur un ami les yeux brûlés aux gaz à bout portant. Deux. J’ai transporté un jeune qui avait été chargé par un cheval, son ami était encore couché au sol. Quatre. Dans le métro, sur le retour, les vidéos fusaient sur les réseaux sociaux. Il y a eu cette dame, torse nu, renversée par une charge policière. Cinq. Et ces deux jeunes, en sang, le front ouvert. Sept. Quelques jours plus tard, j’apprends qu’une de mes amies à la cheville cassée, elle s’est fait battre par un policier. Huit. Les vidéos continuent de circuler, le sang coule, inlassablement. Je ne peux plus compter. Il n’y a pas eu que 34 blessés. Les chiffres qui ont été proposés dans la plupart des journaux mentent. Ils sont peut-être bons pour les policiers. Il n’en est rien pour les jeunes, les citoyens, les enfants du pays. À moins que je sois la seule à être tombée sur des blessés, les chiffres doivent être effarants. Il est grand temps que les lunettes s’ajustent et que les chiffres jouent en faveur de la vérité. 

Nous avons besoin de plus de journaux, de journalistes d’éditeurs, qui acceptent d’entendre les différents groupes. 

Nous avons besoin que les paroles se libèrent, proposant les différentes versions et laissant aux citoyens le parti qu’il veut prendre ou croire.


En espérant que les lecteurs aillent au-delà de ce qu’on leur sert sur un plateau d’argent, 

En espérant que les journaux indépendants développent leurs ailes et libèrent enfin la vérité. 

Dans l’attente de voir des articles criant de cette vérité tant tue, posés sur la table de la cuisine de mon grand-père.


La révolution semble avoir un goût de printemps.


Louise Rosoux

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