« […] il arrive à l’homme d’aimer mieux croupir dans la peur que d’affronter l’angoisse d’être lui-même(1). »
Cioran, 1957.
Depuis longtemps j’ai de l’intérêt pour la notion d’heuristique de la peur proposée par Hans Jonas : moyennant un effort d’imagination, l’homme peut entrevoir les conséquences catastrophiques futures de son pouvoir technoscientifique sur lui-même et sur la nature. Cette peur prospective, mâtinée de culpabilité, est à son tour un moteur pour l’action destinée à éviter le chaos ou l’apocalypse. Il en allait, disait Jonas, du maintien des possibilités de vie biologique des lointaines générations, cela prenant la forme d’un nouvel impératif catégorique adapté aux temps présents et futurs. Ces dernières années, en jonassien, j’ai porté un jugement sévère sur mes contemporains pour leur insouciance irresponsable, leur indifférence provocante, leur nonchalance apolitique, leur scepticisme inapproprié (« Sur la réalité du réchauffement climatique, tous les scientifiques ne tombent pas d’accord, tu sais »), leur cynisme (« Profitons de tout tant que c’est encore possible ») et même leur nihilisme chic. Ces individus de la classe moyenne qui se prennent pour des dandies, je les ai exhortés, généralement en vain, à ressentir une peur salutaire. Pas plus d’effet chez mes camarades de lutte : « La peur paralyse l’action, elle est donc à éviter ». Non, elle la stimule, et en plus elle est censée nous mener à la « raison lucide », rétorquais-je en pensant encore à Karl Jaspers, ainsi qu’à la philosophe Chantal Guillaume qui, elle, parle de peur écologique ou peur responsable(2).
Tout cela fait partie de l’ancien temps. Il y a des moments de l’histoire où les choses basculent rapidement. Il était déjà étonnant de voir comment la doxa néolibérale avait pu contaminer les consciences en un temps record, dans le courant des années 1980, des consciences adultes qui pourtant avaient été élevées dans les promesses marxistes (politiquement parlant), soixante-huitardes (sociétalement parlant) et post-soixante-huitardes (écologiquement parlant)(3). Avec l’épidémie de coronavirus, le phénomène d’accélération a été bien plus fulgurant : en six mois à peine, l’ensemble du corps social s’est converti à la peur, se retrouvant dans un état de sidération, de détresse existentielle pour certains, soumis à la pression du groupe et aux décisions liberticides autant qu’incohérentes et absurdes des gouvernements belges et français. Nous assistons à une « expérience morale », telle que l’avait analysée le sociologue Erving Goffman : « Le sujet s’adapte à son milieu, est influencé par celui-ci, il se crée une nouvelle identité, se transforme lui-même, tout cela en rapport avec des formes de pouvoir qui se déploient autour de lui(4) ». Avais-je enfin réussi mon coup ? Que nenni ! Car cette peur-ci n’est pas le fruit goûteux de l’usage de la raison appliquée aux événements, elle est le fruit pourri de la propagande médico-politico-médiatique. Donc, une mauvaise conseillère. Derrière leurs masques-muselière, les électeurs-consommateurs ont peur(5). Leurs raisonnements, leurs paroles, leurs gestes, parfois leur démarche lasse et leur tête baissée expriment la peur du coronavirus. Là se trouve le nœud : l’objet de leur peur. « Le vrai courage sait ce dont il doit avoir peur(6) », écrit Cynthia Fleury. Ne serait-il pas plus sage, plus courageux et mieux avisé de s’inquiéter de la dérive autoritaire et biopolitique des gouvernements, ou encore plus globalement l’évolution totalitaire de l’Occident(7) ? Pourtant cela ne semble pas tracasser la majorité de la population en demande pressante de sécurité, de protection, de survie ou de vie « nue », c’est-à-dire réduite au simple fait d’un organisme d’être en vie, plus encore que de santé. La peur du virus conjure celle que nous devrions éprouver face à la détérioration préoccupante tant de ce qui reste de démocratique dans nos institutions que des écosystèmes dont nous dépendons. Car « le reste » n’a évidemment pas disparu. Pour ne considérer que trois exemples, les mégafeux viennent de reprendre sur la côte ouest des États-Unis et en Amazonie, alors que nous ne sommes qu’au début de la saison sèche ; la pollution par le plastique est démultipliée depuis six mois(8) ; comme la population, nos centrales nucléaires continuent de vieillir et font aussi montre de « comorbidité ». Mais on se presse moins à leur chevet !
Les gouvernements et les médias auraient-ils cessé d’être « rassuristes » à l’occasion de cette épidémie ? Là aussi nous percevons un changement. Jusqu’ici le pouvoir politico-médiatique évitait d’apeurer inutilement les individus pour qu’ils continuent leur vie au rabais d’électeurs-consommateurs. Il leur assurait qu’il n’y avait pas à s’affoler, puisque la technoscience et ses experts trouveraient les solutions à tous les problèmes. Mais voilà qu’avec le Covid-19, il sonne le tocsin depuis des mois en énumérant quotidiennement les chiffres des contaminations, des hospitalisations, des morts. Peur, angoisse et même terreur à tous les étages ! Dans le Léviathan (1651), Thomas Hobbes remarquait déjà que la peur de la mort et le goût du confort étaient les passions principales qui disposent le mieux les hommes à obéir. Cela n’a pas changé trois siècles et demi plus tard. Pour le confort, pas de problème, la vie sous cloche du confinement (ou semi-confinement) y est très favorable puisqu’il ne restera bientôt plus que « ça » pour se consoler. Le divertissement numérique et les plateformes de vente en ligne y pourvoiront. La peur de la mort joue aussi sa pleine partition en cette époque où les projets du transhumanisme semblent séduire (réduire ?) de plus en plus de monde. Avec Olivier Rey, on peut se poser la question : « Sur quelles libertés [en effet] les populations ne sont-elles pas disposées à transiger, quelles sujétions ne sont-elles pas prêtes à accepter, pour fuir devant cette terreur [Ndlr : la mort], avec laquelle plus aucun rite ne permet de composer ?(9) ». Mais la peur est à géométrie variable. Quand les électeurs-consommateurs s’envolent pour des destinations touristiques (plus ou moins) lointaines, ils n’ont toujours pas peur d’accélérer les dérèglements climatiques ; quand ils participent à la gabegie de plastique, ils n’ont toujours pas peur de transformer l’océan en poubelle ; quand, crédules, ils obéissent au gouvernement et aux experts, ils n’ont bizarrement pas peur de basculer dans une nouvelle version 2.0 de la société faite de méfiance systématique du corps de l’autre, d’idéologie du « sans contact », de surveillance ubiquitaire (du pouvoir vers les citoyens et les citoyens entre eux), d’évaporation de la vie collective autre que celle du travail et de la communion consumériste en grandes surfaces. Ils n’ont bizarrement pas peur de cette perspective de simple survie contrôlée par la machinerie algorithmique d’un État à la main droite régalienne de plus en plus lourde(10). Et nous retrouvons ici le rôle salutaire d’une peur rationnelle et à bon escient. Mais ne nous limitons pas à elle, soyons aussi l’oasis dans le désert de la société hygiéniste(11).
- Emil Cioran, Histoire et utopie, Folio, 1960, p. 67.
- Cf. Entropia, n° 10, « Aux sources de la décroissance », Parangon, printemps 2011.
- Certes, une partie de ces promesses n’avaient pas été tenues, mais était-ce une raison suffisante pour épouser le projet néolibéral ? La déception doit-elle tout justifier ?
- Bernard E. Harcourt, La société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, Seuil, 2020, p. 190. Nous assistons aussi à l’expérience de Milgram — i. e. la soumission à l’autorité — à grande échelle.
- Remarquons en outre que nombre d’individus en viennent couramment à dénier leur propre peur par orgueil (« Je n’ai pas peur, je prends simplement des précautions », me répond-on). Dans une société individualiste-narcissique, il est malvenu et honteux de se dire malheureux ou apeuré.
- Cynthia Fleury, La fin du courage, Fayard, 2010, p. 18.
- Cf. Marc Weinstein, L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité politique, I, Hermann, 2015.
- Les conséquences écologiques du Covid-19 pourraient faire l’objet d’une étude séparée.
- Olivier Rey, L’idolâtrie de la vie, Gallimard, 2020, p. 44.
- De nos jours, il y a deux façons de se retrouver enfermé : dans la nasse numérique ou dans la traditionnelle prison de béton et d’acier, l’un n’empêchant pas l’autre.
- Je paraphrase ici Serge Latouche : « Ainsi sommes-nous l’oasis dans le désert de la société de marché » (in Entropia, n° 10, op. cit., p. 35). Par ailleurs, on pourrait parler d’hyper-société à propos de ce qui se (re)met insidieusement en place, un pouvoir totalitaire où la liberté individuelle et collective se réduit progressivement à peau de chagrin. Cf. Jacques Généreux, La dissociété, Seuil, 2006.