Combattre la fortune et le désir de richesse

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« La question qui se pose est, de toute façon, de savoir qui sont aujourd’hui les intellectuels de gauche. Doit-on encore appeler « intellectuels de gauche » des gens qui, s’ils sont de façon générale plus sensibles que d’autres aux coûts sociaux et humains du progrès, et en particulier aux inégalités, aux injustices et aux phénomènes d’exclusion qu’il engendre, n’en continuent pas moins le plus souvent à croire à la possibilité et à la nécessité du progrès par la croissance économique illimitée et se contentent, pour l’essentiel, d’exiger que les fruits de la croissance soient répartis, si possible, de façon un peu plus équitable ? » 

Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès, Agone, 2017, pp. 38–39.

L’intelligentsia de gauche comme de droite, suivie par des mouvements sociaux et une partie de la masse qui a peur de « mal penser », s’est rabattue sur le vote utile en France. Aux USA, un peu avant, elle a surtout critiqué Trump pour son sexisme et son racisme. Dans les deux cas, elle a fait une même chose : écarter le scandale que pouvait représenter celui de donner la direction d’un pays à des ultra-riches mettant l’argent au centre de tout. La classe des plus nantis en sortira encore revigorée, elle qui parvint à ce fabuleux coup de faire payer au contribuable, miséreux compris, le sauvetage de ses banques en 2008, pour mieux redémarrer et à nouveau s’engraisser sur son dos. On a ainsi pu taire la vérité qui dérange : l’oligarchie a un besoin structurel de l’extrême droite, du racisme et de la haine, du sexisme et de l’humiliation, qu’elle prenne le ton de la vulgarité faussement prolétarienne (Trump) ou celle de l’énarque policé de bonne famille (Macron). C’est chou vert et vert chou. Dans les deux cas, l’inégalité sociétale dont elle profite a besoin d’un divertissement de la lutte (dans le double sens de « aller dans une autre direction » du latin mais aussi de distraire) : pendant qu’on tape sur l’immigré ou le « chômeur profiteur », on laisse tranquille le véritable criminel : l’hyper-riche.

Mais les têtes de cette classe d’hyper-riches, ces 1% qui détiennent autant de richesses que le reste de la planète, tomberaient dans l’heure, si les individus qui sont victimes de leur ponction sur le bien commun n’étaient pas mus par un étrange désir de leur ressembler (pp. 10–11). Car il n’y a guère d’autres explications que le désir généralisé de tous devenir riches, notamment parmi les classes populaires qui sont le plus victimes de l’accaparement par une minorité, qui puisse expliquer que la masse ne se révolte pas contre une minorité qui détient presque tout, et ose encore fustiger les « profiteurs », jusqu’à en oublier que rentiers et grosses fortunes sont les plus grands voleurs.

Qui sera alors prêt à mettre des limites au désir de vouloir toujours plus (pp.14–15) qui traverse toutes les classes sociales ? Les députés ? Peu de chance… (pp.15–16). S’ils le veulent, la réalité des possibilités de changement véritable au sein d’une assemblée, donne la mesure pour impossible. Pour les autres, qui n’ont cure du bien commun, malgré leurs beaux discours, ils sont tant corrompus par l’argent que l’idée même de mettre des limites à la richesse les effraie, tant la mesure signifierait la fin de leur propre démesure.

Reste alors à faire de la lutte contre « moins d’inégalité » (il ne faudrait pas trop en demander non plus) leur leitmotiv : celui qui permet de ne toucher à rien. On en arrive ainsi à cette situation absurde et révoltante qu’une institution comme la Loterie nationale, symbole de la décadence et du dévoiement par l’argent, qui organise un impôt volontaire, dans le sens contraire — où tout le monde donne pour un -, où les membres du conseil d’administration perçoivent pour quelques réunions par an, des dizaines de milliers d’euros, s’impose comme « premier mécène du pays ». Ainsi, en « rêvant de devenir scandaleusement riche », on fait du caritatif ! Fabuleux d’ingéniosité… (pp. 12–13).

« Une institution qui crée les raretés responsables de la création de la misère ne peut pas être en même temps chargée de son éradication ».

Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Babel, 2003

Ainsi, on parvient à dormir, à aller travailler, à ne pas se saisir de pavés et de cocktails molotov, tout en sachant que huit personnes possèdent autant que les 3,5 milliards des plus pauvres. On en arrive à entendre de la Commission européenne que la Belgique doit faire des efforts budgétaires (22/05/17), alors que cette instance est composée d’individus qui gagnent des dizaines de milliers d’euros par mois et présidée par un Jean-Claude Juncker, principal architecte du Luxembourg comme paradis fiscal, lui qui touche 31.272 euros par mois et une indemnité d’expatriation de 48.656 euros par an. Tout cela pendant que des fonds souverains tenus par des milliardaires spéculent sur les dettes publiques des États.(1)

Faudra-t-il du temps pour comprendre que les inégalités rendent malades (pp. 16–17) ? Dans le diktat idéologique, prendra-t-on conscience que la perte pour la collectivité est la fortune des uns et le désir de l’être des autres et que, dès lors, quand « le Belge le plus riche quitte le pays », ce n’est pas « une perte de 70 millions pour la Belgique »(2), mais c’est qu’on ait pu laisser un individu accumuler une telle richesse qui est une ignominie que l’un ou l’autre paiera un jour… ?

Dossier coordonné par Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Voir le dossier du CADTM dans le Kairos de février/mars 2017.
  2. www.lesoir.be/1350817/article/economie/2016–10-24/belge-plus-riche-quitt…

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