Entrevue avec Clément Triboulet
Que pensez-vous de la réaction du milieu artistique belge — centres culturels et artistes — face à l’épidémie ?
Que ce soit du point de vue du spectateur assidu de spectacles vivants que je suis ou du point de vue de l’artiste, il m’est absolument impossible d’accepter, ni même de concevoir que l’on scanne les humains et qu’on les discrimine sur base d’un choix de santé. Les théâtres et centres culturels dépendent entièrement des subventions qui les font vivre : Fédération Wallonie Bruxelles, communes, province, région. Les seules recettes ne suffisent pas à faire vivre nos lieux de culture. Aussi, le choix qui leur a été donné était cornélien : soit accepter le CST, soit se conformer au « covid infrastructure risk model » qui est une usine à gaz administrative digne de Kafka ! Des contraintes énormes, administratives, techniques, des démarches ensuite auprès des communes pour demander leur accord qui risque souvent d’arriver après l’évènement. Raison pour laquelle la plupart, de ce que j’en sais, ont accepté de scanner les humains. Mais il serait bon de poser la question à nos directeurs et directrices de théâtres et centres culturels bien mieux placés que moi pour répondre à cette question. Quant aux artistes, je dois bien constater que nous sommes bien peu nombreux à l’ouvrir…
En avez-vous parlé avec vos collègues ?
Oui, mais c’est souvent un monologue. Il semble qu’il y ait une omerta autour de ce sujet. Chacun semble se terrer dans son coin en essayant de survivre et en espérant vite revenir au « monde d’avant », ce qui, je pense, est une illusion. La plupart ont accepté cette injection expérimentale à visée vaccinale non pas pour leur santé, mais dans l’espoir de pouvoir continuer à exercer leur art… Je suis bien déçu de constater que mes appels du pied à mes camarades de jeu restent souvent lettre morte…Le silence assourdissant de l’immense majorité de mes collègues m’interpelle. Mais je ne suis personne pour juger et je m’en garderai bien. Je crois que chacun fait ce qu’il peut en ces temps perturbés. Si je suis connecté à la terre, persuadé que nous redeviendrons tous paysans, sans doute ne suis-je pas assez connecté virtuellement pour connaître les éventuelles prises de position des uns et des autres. WhatsApp, Telegram, Tik Tok, LinkedIn me sont autant de terra incognita, mais soyons de bon compte, à part les merveilleux Quentin Dujardin et Stefan Cuvelier, je n’en vois pas beaucoup monter au créneau pour s’opposer au fait que l’on scanne les humains comme des boites de conserve pour leur donner ou refuser l’accès à la culture…. Dans une société digne de ce nom, la culture ne devrait-elle pas être accessible à toutes et tous sans discrimination sociale, sanitaire ou économique ?
Que diriez-vous de la scène théâtrale actuellement ?
Je ne sais pas, parce que je suis clown, et donc exclu de ce milieu-là. On ne voit plus de clowns sur les scènes de nos théâtres, et ce depuis longtemps. Même dans les festivals d’art de la rue, ils sont rares…raison pour laquelle Fellini qui adorait les clowns leur a offert un enterrement de première classe dans son film éponyme en… 1970 déjà !
Pourquoi ?!
Les clowns ne sont pas des gens sérieux, voyons ! Pour preuve ce vocable est utilisé au quotidien pour dénigrer des personnes soit peu crédibles, voire malhonnêtes, pour ne pas dire pire… Il ne se passe pas un jour sans que j’écrive à celles et ceux qui le font pour leur dire que clown est un métier noble, que les clowns amènent le rire dans les familles où on ne rigole pas (c’était la devise de Franquin, le papa de Gaston Lagaffe). À ce jour, toutes mes demandes d’aides à la création ont essuyé un refus poli, sans doute mes projets ne correspondent-ils pas à ce qui est attendu par les instances subsidiantes. Il n’en demeure pas moins que le clown parle à l’âme humaine et plus elle sera perturbée, plus on aura besoin du clown. Héritier de Carlo Colombaioni, mon ami et mon maître, j’ai, sous sa direction, créé un spectacle de clown traditionnel : « Gronigo & Juliette ». Il est composé de numéros qu’il m’a transmis (l’un d’eux vient de la commedia dell’arte du Moyen-Âge) et d’autres que j’ai écrits. Avec mon épouse Ana Belén Montero, nous avons déjà fait rire des milliers d’enfants, de parents et de grands-parents. Les rires, les dessins, les témoignages des enfants et de leurs parents valent pour nous tout l’or du monde. Quand un enfant nous dit qu’il a tellement ri qu’il a fait pipi dans sa culotte, quand un parent nous remercie de montrer à leurs enfants le clown traditionnel avec lequel eux ont grandi, nous en sommes enrichis et heureux. Gratitude aux écoles, aux festivals d’art de la rue, aux comités de parents, comités des fêtes, services festivités des communes et… à Saint Nicolas dont nous faisons souvent la première partie. Ils nous permettent d’offrir le rire aux petits et grands enfants.
Heureusement je ne suis pas que clown, je suis aussi comédien et metteur en scène. À ce titre, je sors d’une merveilleuse expérience humaine et théâtrale d’un an grâce à un projet sélectionné par la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le cadre de l’appel à projets « Un Futur pour la culture » : Reliance Havelange. Il s’agit d’un projet de création théâtrale ouvert à la population d’Havelange, dont l’objectif était de (re)tisser des liens, de redynamiser nos villages, de développer notre créativité et d’apprendre en s’amusant ! Ensemble, nous avons créé un spectacle théâtral basé sur les témoignages de nos aîné.e.s qui sont les mémoires vivantes des légendes et traditions issues de la culture populaire de notre territoire1. Ce spectacle a été présenté dans les salles des villages de l’entité havelangeoise et pour les écoles de la commune. Les écrivains, scénographes, costumiers et acteurs sont tous issus de la population havelangeoise sans discrimination d’âge, de sexe2.
Notre dernière création, « Le Voyage de Lem » est un spectacle jeune public, un voyage initiatique qui parle de partage et de transmission dont le thème central est la recherche d’identité. Notre intention est, à travers ce thème central, de permettre aux enfants de réaliser que nous avons chacun.e notre place et notre rôle à jouer sur cette terre.
En accompagnant Lem dans son voyage, les enfants vivent l’épopée de l’évolution d’un enfant vers l’âge adulte avec son lot de rencontres, d’apprentissages, d’enrichissements et de questionnements essentiels : A quoi ça sert d’être vivant ? Pourquoi grandir ? Comment grandir ? Comment vivre heureux ? Le moyen choisi est un spectacle musical mêlant théâtre, musique, animation, théâtre d’objets et magie. Avec une musique originale d’Hervé Borbé, une chanson de son frère André Borbé et sous le regard bienveillant d’Eric de Staercke. « Le Voyage de Lem » a été proposé à toutes les écoles de la Communauté Française, puis la « crise sanitaire » est arrivée et avec elle les annulations3…
Parlez-moi de votre projet de théâtre à domicile…
« Home Théâtre » comme je l’ai baptisé ! Le home cinéma existe déjà, alors mon partenaire Patrick Bastin et moi amenons le spectacle vivant dans les chaumières, d’où le nom home théâtre, c’est pareil mais en chair (moi) et en os (Patrick). Il existait depuis un certain temps, mais il a pris un coup d’accélérateur avec l’époque troublée que nous traversons…. À Paris, le théâtre en appartement existe depuis des années ; chez nous c’est plus rare, sauf que maintenant les demandes se multiplient, de la part d’humains qui me disent ne plus avoir accès à la culture car, injectés ou pas, ils refusent d’être discriminés. Le but de Lory et Ardel est d’offrir le rire sans discrimination sanitaire, économique ou sociale. Nous jouons des textes inconnus dont certains ont plus d’un siècle ! Des textes français, des adaptations de textes anglais, allemands, qui abordent avec humour, originalité et absurdité des sujets qui nous parlent à tous : la santé, l’amitié, la météo, les vacances, l’automobile, la musique, le couple, la nature, les animaux…Le fil rouge est le burlesque et le rire, du plus fin au plus absurde. Signalons que comme surface scénique, mon partenaire et moi n’avons besoin que de 2 mètres carrés, ce qui nous permet de jouer partout : salon, garage, grange, petite salle de quartier… Depuis novembre 2021 nous constatons un changement évident, si ce spectacle a toujours beaucoup amusé nos spectateurs, aujourd’hui il répond à un besoin viscéral de rire, de se retrouver entre humains, il fait rire et il fait du bien.
Y a‑t-il aussi des créations originales ?
Oui, notre répertoire est constitué d’adaptations de textes anciens et de créations originales. La dernière création nous a été inspirée par l’absurdité de l’étrange époque que nous traversons. Rappelons que le clown n’est pas drôle, c’est le monde et ses habitants qui sont drôles et le clown en est le miroir grossissant.
Qu’est-ce que la physiologie du rire ?
Umberto Eco, dans Le nom de la rose, faisait dire à son personnage Jorge de Burgos, le vénérable doyen de l’abbaye, que le rire tue la peur. Et c’est vrai. Les études scientifiques ont démontré que le rire soulage, apaise, soigne et participe activement au processus de guérison. Il libère les endorphines, augmente la ventilation des poumons, diminue la pression artérielle, masse les viscères et détend la musculature. Bref, rire est bon pour la santé. Je me souviens d’une conversation dans les jardins de l’Alhambra à Grenade (ville d’Andalousie où j’enseignais le clown) avec des professeurs de médecine israéliens en congrès qui m’ont parlé de la parfaite complémentarité de nos arts respectifs. En effet, m’ont-ils dit : « Si les clowns font bien leur boulot, alors nous derrière, on en a moins » ! Dont acte.
Parlez-moi de Jango Edwards, que vous avez bien connu…
Jango n’est pas seulement un des plus grands clowns vivants, c’est aussi un humaniste, un altruiste, un fin psychologue et un grand connaisseur de l’âme humaine. Anglo-irlandais par son père et russo-polonais par sa mère, c’est un vrai citoyen du monde qui exporte dans tous les pays du monde sa religion : « The Church of Grin », l’Église de la grimace, comme il l’appelle. Jango m’a fait passer du stade de comédien amateur à celui de clown. Je n’étais alors que l’un de ses nombreux fans, fasciné par son énergie, ses multiples talents, son absence de limites, son humour jubilatoire et salutaire et l’amour de l’humain qui se dégageait de ses spectacles. Il est une des plus belles rencontres de ma vie, je n’oublierai jamais ses mots lors de notre rencontre « Toi, tu as besoin d’un coup de pied au cul et moi je suis là pour te le donner ». Dans la vie, il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rendez-vous… Je suis vite devenu son ami, puis son élève, puis son assistant grâce aux six langues que je parle et même par moments son garde du corps ! Il lui arrivait parfois de se mettre en danger en déambulant en tutu ou n’importe quel autre accoutrement clownesque au milieu d’une foule trop alcoolisée. Il m’a emmené dans sa folie régénérante, m’a appris le métier et surtout transmis l’âme du clown. Jango a 71 ans, il vit à Barcelone où il a fondé le Nouveau Clown Institute.
Mon autre maître est Carlo Colombaioni. Clown est un mot trop pauvre pour le définir. Carlo est né en Italie. Enfant de la balle il est à la fois clown, acrobate, trapéziste, jongleur, mime et cascadeur (dans les films de Fellini et de nombreux westerns). Il est l’héritier de la commedia dell’arte pratiquée par sa famille durant trois siècles et y a puisé les ressorts du rire simple et franc, sans mauvais goût. Carlo a fait comme tout le monde, il est allé à l’école, celle du cirque de papa et maman d’abord, celle de l’Avan-Spettacolo ensuite, où sont passés tous les plus grands comiques italiens : Nino Manfredi, Alberto Sordi, Toto, Anna Magnani… Il a travaillé avec Dario Fo et de nombreuses fois avec Fellini : Le notte di Cabiria, La strada, I clown, Amarcord, Roma, Casanova. Carlo avec ses mimiques, sa démarche et sa dérision a fait rire la terre entière : de l’Afrique à l’Amérique en passant par l’Asie, l’Australie, l’Europe et même le Pôle Nord ! Il s’est produit avec son frère Alberto dans tous les théâtres d’Europe. C’est à ma connaissance un des derniers duos de clowns de cirque (l’Auguste et le clown blanc) à avoir présenté leur art sur des scènes de théâtre. Pour le public belge ce duo fit les beaux jours de l’émission « Bon week-end ». Carlo a reçu la récompense suprême puisqu’il a été élu « Plus grand clown du Monde » par ses pairs au festival « Festiclown » de Pontevedra (Espagne). Au-delà de tous ses talents, il avait un cœur « gros comme ça » et c’est une des plus belles personnes que j’ai connues. C’est un honneur pour moi et un immense plaisir d’avoir été son assistant lors de ses ateliers. Depuis le jour où il m’a proposé de l’assister, je ne l’ai plus quitté jusqu’à ce que lui nous quitte pour aller rejoindre Toto (Antonio de Curtis) qu’il aimait tant. Carlo Colombaioni est décédé ce 16 mai 2008 dans sa maison de Saint Chef, le village de Frédéric Dard. Il a été enterré le mardi 20 mai 2008 à l’église de Dragona, a Ostia Antica (Rome). J’ai coutume de dire qu’avec Carlo et Jango, j’ai deux papas ! Je suis le fils spirituel de deux écoles ô combien complémentaires : le classicisme de l’un et la folie de l’autre.
Vous improvisez souvent ?
Avec mon Maître de Cérémonie, aboyeur public ou Monsieur Loyal, toujours ! C’est un personnage loufoque qui cache son gros nez rouge derrière un costume queue de pie, des cheveux gominés, un nœud papillon et de grosses lunettes. Il semble sorti du hall d’accueil d’un Grand Hôtel ou d’un paquebot de luxe des années 1930…Quel que soit l’endroit où il officie, théâtre, salle de concert, rue, restaurant, salle de spectacle, il accueille tout un chacun dès son arrivée avec style et déférence, humour et gentillesse. Avec lui, les spectateurs n’ont pas le temps de s’ennuyer ni besoin de chercher dans l’assistance des têtes amies, le vestiaire ou le bar ; ils sont immédiatement dans le bain ! Puis la magie opère : sur un détail vestimentaire, une vague ressemblance réelle ou non, une question que lui adresse un spectateur interloqué, il fait en sorte de rendre la situation amusante et crée des interactions avec les autres arrivants pour transformer cette période d’attente en général assez banale en un vrai spectacle avant le spectacle ! Ce personnage m’a permis d’accueillir de milliers de personnes de par le monde, en ce compris ambassadeurs, hommes et femmes politiques, têtes couronnées. Lors d’évènements officiels il permet d’insuffler de l’énergie entre les discours, de créer des « happenings » entre les différents moments du programme.
J’adore improviser et j’aime aussi écrire. Ce que j’aime par-dessus tout ce sont les demandes de spectacles et animations « sur mesure » qui me permettent d’imaginer, de créer et de faire appel à des comédiens, musiciens, scénographes, costumiers, perruquiers, maquilleuses. Des visites de château ponctuées d’évènements et d’apparitions impromptues, des visites « déguidées » de villages ou je réécris l’histoire (« Magical Mystery Detour ») ou la reconstitution au Senat de Belgique de l’Assemblée Constituante de 1831 à l’occasion du 175ème anniversaire de celle-ci. Ce spectacle joué 18 fois pendant trois jours, en deux langues pour 5.400 enfants de sixième primaire avait également une portée pédagogique. Les institutrices et instituteurs m’ont dit qu’ils n’avaient plus besoin d’expliquer aux enfants la Constituante qui faisait partie du programme de sixième puisqu’ils l’avaient vécue ! Le spectacle sera bientôt mis en accès libre par le service communication du Sénat de Belgique.
Faites-vous une séparation entre vie privée et vie professionnelle ?
Aucune. Et je ne parle jamais de vie « privée » — en effet, privée de quoi ? —, mais de vie personnelle. Clown n’est pas un métier, c’est un art de vivre. À titre personnel, je le considère comme une mission. Dès que je vois un moment où je peux offrir le rire, où il pourrait être salutaire, cela se fait instantanément. Le monde en a de plus en plus besoin. Dans la rue, dans une école, dans un magasin, sur un parking, à un guichet, je trouve toujours le moment et l’axe pour entrer en communication par le rire avec mes frères et sœurs humains. Attention, comme je le dis toujours à mes étudiants, un clown peut faire rire 1000 personnes, s’il en choque une seule, il a tout perdu ! Il faut donc trouver le ton, les mots, le moment et l’attitude justes. Avec le projet « Clownmonible », nous amenons le rire aux enfants défavorisés respectant en cela la devise de Franquin.
Le but d’un clown n’est-il que de faire rire, ou plus largement de faire naître des émotions ?
Les deux, mon Général ! L’exemple ultime c’est Charlie Chaplin qui, au détour d’un rire, fait naître une émotion forte et vraie qui vous prend à la gorge et vous met les larmes aux yeux. Buster Keaton et Pierre Etaix en étaient capables aussi. Le clown est un personnage organique, impulsif, qui s’exprime avec son corps et ses émotions et peut donc être compris partout. Il est comme un enfant. Il s’adresse aussi bien à l’enfant qu’aux adultes. Il est celui qui rate tout : il offre le spectacle réjouissant de la bêtise humaine… Il permet au spectateur de libérer ses émotions, de s’exprimer, d’être un partenaire actif ; il permet la catharsis d’une façon moderne… Il a été créé pour faire rire et rire ça donne du courage…
Propos recueillis en direct par Bernard Legros en novembre 2021.
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