« L’économie est la méthode, l’objectif est changer l’âme »
Margaret Thatcher
QUAND LE TRAVAIL TUE
Depuis une quinzaine d’années, la société française se trouve face à une augmentation du nombre de suicides et d’arrêts de travail, dus à des accidents non seulement de nature physique mais aussi d’origine émotionnelle, avec des symptômes de fatigue sévère et de dépression. Au début, en France, ce tourbillon de suicides restait quasi inexplicable. Cependant, ce phénomène s’étendait dans les entreprises françaises privées et publiques, notamment à France Telecom (Orange): depuis 2000, 115 salariés se sont donné la mort par suicide, en général par pendaison, ou se sont immolés par le feu sur leur lieu de travail. Cette houle de suicides n’est pas particulière au milieu du travail français: ce syndrome se rencontre dans d’autres pays fortement industrialisés comme le Japon, la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis ou l’Allemagne – qui, tous, suivent la politique de management à l’anglosaxonne.
NAISSANCE DU BURN-OUT
Dans les années 1960 et 1970, le syndrome du burn-out (« s’éteindre, s’épuiser, griller ») est découvert par Harold Bradley, suite à ses observations dans un centre d’aide aux personnes en détresse et victimes de la toxicomanie. Les salariés en burn-out ont d’abord été considérés comme « fragiles » ou « incapables ». Ces appréciations tendaient généralement à imputer aux travailleurs et à eux seuls la responsabilité de leur pathologie. Or, les plus affectés sont justement les plus dévoués à leur travail.
Au cours des années 1990, les recherches d’autres spécialistes mettent en évidence que les conditions de travail épuisent non seulement physiquement, mais aussi mentalement et psychologiquement. Les salariés affectés déclenchent un épuisement émotionnel et physique sévère, et développent parfois la présence récurrente d’idées noires, un manque d’envie de vivre qui peut les amener au suicide. Ces recherches montrent une autre vérité: ces salariés qui ont attenté à leur vie ont été victimes de leur travail. Ils ont été condamnés d’avance par le fonctionnement sauvage de la machine capitaliste.
LA CONCURRENCE CAPITALISTE ET LE BURN-OUT
La compétitivité, l’efficacité et la productivité sont les mots clés des sociétés modernes. Elles sont plongées dans le tourbillon de la production de masse, avec les nouvelles technologies, l’omniprésence de l’informatique et l’obsession de gagner toujours plus au moindre coût. Cette réalité, qui implique un changement radical dans les modalités du travail, nous oblige, nécessairement, à la considérer dans son contexte historique, politique, social et économique plus large, soit le capitalisme dans son processus de transformation. C’est-à-dire une mutation à l’intérieur du système capitaliste qui entraîne le passage du capitalisme industriel vers un autre régime capitaliste.
Cette mutation transforme en effet le marché du travail, et nous devons ainsi penser à toutes les nouvelles modalités des contrats de travail qui n’existaient pas auparavant ou n’étaient pas aussi répandues : travail temporaire, emplois précaires, contrats à durée déterminée, avec obligation de résultats, intérimaires aux horaires variables, changement de postes, réduction d’effectifs, individualisation des primes… Cette évolution du capitalisme affecte les manières de produire et les modes de régulation du capitalisme.
Les conditions de production soulignaient autrefois les différences de classes en établissant des relations de subordination auxquelles les salariés devaient se soumettre, mais les travailleurs luttaient pour défendre leurs droits et obtenaient encore, par la lutte collective et les syndicats, des réponses à leurs revendications. La transformation du capital industriel en capital commercial aboutit à suivre un chemin différent : embauche de travailleurs pour de très courtes périodes, utilisation de services tertiaires qui collaborent à la dissolution du travail collectif et cherchent à provoquer une concurrence parfois malsaine entre les salariés eux-mêmes, tout en créant des difficultés au sein même des syndicats. Tout est fait pour casser l’esprit et la lutte collective des salariés et établir une politique d’individualisme sans trop se préoccuper de l’ensemble du personnel.
L’impact sur la santé des travailleurs est très rapide. D’un côté, pour les salariés qui restent en activité, les nouvelles conditions de travail signifient davantage de travail, de pression et de fatigue du fait de la précarité et de l’instabilité de leur poste, y compris s’ils bénéficient d’un contrat à durée indéterminée. D’autres ont été exclus du monde du travail parce qu’ils n’ont pas pu surmonter des problèmes de santé, de chômage, de licenciement abusif, de burn-out ou de pathologies dues aux conditions mêmes du travail. Pour ces derniers, le chemin sera long et pénible; beaucoup d’entre eux ne retrouveront jamais un emploi, certains seront forcés de prendre une retraite anticipée; d’autres encore déambuleront dans des hôpitaux ou verront leur vie familiale brisée.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime qu’en 2020, les suicides pourront atteindre un million et demi de victimes. Dans le même temps, l’OMS ajoute que les maladies neurologiques, la dépression, les pathologies liées au déficit de l’attention avec hyperactivité et la dépersonnalisation seront l’un des problèmes majeurs de santé publique de notre temps ; si ces maladies ne sont pas bientôt combattues, elles deviendront probablement une pandémie dans le monde.
NOUVEAU PROJET DE SOCIÉTÉ ?
Nous nous trouvons face à un horizon dans lequel le travailleur, l’un des agents principaux de la production et des transformations sociales, constate que ses institutions revendicatives sont affaiblies. Que les nouvelles formes de travail imposées par le néo-libéralisme désarment les travailleurs, physiquement et psychologiquement. Et que ces nouvelles formes de travail créent les conditions pour de nouveaux modes de vie en société, profondément avantageux pour le capital. C’est ainsi que, selon les sociologues Christian Laval et Pierre Dardot, « le néo-libéralisme est davantage qu’une forme de capitalisme: il est une forme de société, une manière d’exister qui met en jeu notre façon de vivre, nos relations avec les autres et la façon dont nous nous représentons nous-mêmes. Non seulement nous devons faire face à une doctrine idéologique et à une politique économique, mais aussi à un projet de société en construction et à une certaine conception de l’être humain».
Le philosophe sud-coréen Byung-Chul Han dans ¿Por qué hoy no es posible la revolución? («Pourquoi aujourd’hui la révolution n’est pas possible ? », El País, 3 octobre 2014), propose quelques réflexions à la fois audacieuses et controversées: «Le système de domination néolibérale est structuré de manière totalement différente [du type de domination précédent]. Le pouvoir stabilisateur du système n’est plus fondé sur la répression, mais sur la séduction. La répression n’est plus autant visible que dans le régime disciplinaire. Il n’y a pas un ennemi, un adversaire qui opprime la liberté et devant lequel la résistance serait possible. Le néolibéralisme transforme le travailleur opprimé en chef d’entreprise, en employeur de lui-même. Chacun est maître et esclave de soi-même. Aussi la lutte de classes se transforme-t-elle en une lutte interne individuelle : celui qui échoue s’en accuse lui-même et en a honte. Il s’interroge plutôt que de questionner la société. Il n’est pas possible d’expliquer le néolibéralisme selon un schéma marxiste. Dans le néolibéralisme, on ne rencontre plus le type d’aliénation par le travail, au sens marxiste du terme. Aujourd’hui, nous nous impliquons avec euphorie dans le travail, jusqu’au burn-out. Le premier niveau du syndrome est l’euphorie. Burn-out et révolution s’excluent mutuellement. C’est ainsi une erreur de penser que la multitude puisse renverser l’empire parasitaire et instaurer la société communiste.»
Marilú Zamora