BÉATRICE DELVAUX: OS D’OR POUR CHIEN DE GARDE

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Vantant les pirouettes communicatives des hommes de pouvoir (« Chapeau ! Juncker reprend la main», Le Soir, 13/11/2014) sans s’attarder sur leur participation au vol qu’ils ont commis par quelques supercheries fiscales ; exprimant toujours leurs idées profondes en les attribuant à un autre (le nouveau gouvernement par exemple: «La Belgique passe d’un régime protecteur – considéré par les nouveaux dirigeants comme de l’assistanat – à une organisation libérale, où les acquis sociaux ne sont pas supprimés, mais où ils ne sont plus acquis: ceux qui veulent en bénéficier doivent démontrer désormais qu’ils les méritent», 10/10/2014) ; acquiesçant indirectement à leur mesure sous la contrainte subtile de la nécessité et de la certitude («Faire ce qui est nécessaire (pensions, saut d’index, tax shift, compétitivité) ; «Ce gouvernement se veut offensif. Il bouscule en tout cas, avec l’âge de la pension, des certitudes établies depuis la Seconde Guerre mondiale », 08/10/2014 ; « Si nombre de réformes étaient nécessaires »…, 10/10/2014), ou leur donnant subtilement des conseils stratégiques, les invitant à la prudence afin de mieux faire passer la pilule à la populace («S’il veut durer, le gouvernement Michel a intérêt à agir vite, pour que ses réformes structurelles puissent s’opérer sans donner le sentiment qu’elles frappent d’abord et avant tout « les gens »», 24/11/2014), les éditoriaux de Béatrice Delvaux, au Soir depuis 1984, nous en disent long sur ce qu’est le quotidien et qui il sert. 

Ce qui pourrait toutefois passer pour des interprétations hâtives de notre part se confirme par l’analyse de la façon dont les médias belges gèrent les moments de « crise ». Feignant sans cesse la neutralité, l’éditorialiste en chef du Soir et ses acolytes, économiste de formation et ancienne stagiaire du Fonds monétaire international (trois mois à Washington lors de son mémoire de fin d’études aux facultés de Namur), auteure de la préface du livre consacré à Albert Frère (Albert Frère, le fils du marchand de clous, actuellement deuxième fortune belge avec 6,2 milliards d’euros), se lâche dans son éditorial du 22 octobre 2015: «La mort qui responsabilise». Ce jour, les élites médiatiques se déchaînent en effet à la suite du décès d’une patiente à la clinique d’Hermalle, l’imputant aux barrages de la FGTB. Comme si la presse attendait «l’événement», celui qui permettra l’expression de son mépris de classe, démontrant au fond les valeurs profondes qui sous-tendent les choix éditoriaux de leurs pages quotidiennes. L’éditorial du Soir du 22 octobre édicte en filigrane les «lignes rouges à ne pas franchir» et, voit dans cet événement mis en une (titre central : « Morte à cause des barrages de la FGTB », et sujet complet des pages 2 et 3) un tournant dans les pratiques de la FGTB: «Cette mort et cette plainte vont désormais peser sur les initiatives syndicales futures et la stratégie tant d’action que de communication de la FGTB», dixit Madame Soleil qui jamais ne dit qu’elle participe du phénomène qu’elle croit décrire. 

Dans le choix des mots, leur agencement, la sélection des exergues, des titres, des personnes interviewées et de leur réponse, le journal fait plus que décrire une situation, même s’il continue à désirer qu’on le considère comme un reflet fidèle de la réalité. « Morte à cause des barrages de la FGTB ? » Admettons-le un instant. Mais alors, comment expliquer la fougue à évoquer cet éventuel lien de cause à effet (lien de cause à effet plus que suggéré en couverture, affirmé indirectement dans le titre des pages 2–3 : « Le blocage sauvage retarde un secours vital») lorsqu’il incrimine le syndicat et les actions sociales, et son absence lorsqu’il s’agit de dénoncer la violence patronale et les morts que causent indirectement, mais certainement les privatisations, austérité, compétitivité… 

Progressivement, les pays européens privatisent leurs soins de santé par un phénomène dicté par la Commission européenne et le FMI qui refusent les déficits budgétaires et dont l’investissement dans les services publics de santé décroît, au profit du secteur privé. Tout doucement, nous glissons donc vers un modèle à l’américaine, où l’admission d’un patient en hôpital sera conditionnée à sa solvabilité. Combien de morts à cause de cela? Combien de titres en première page? Et combien de morts et de malades à venir à cause du Traité transatlantique? Combien encore de morts à cause de notre société consumériste qui pille et exploite les pays « du Sud » ? Pas de titre en première page, l’information dominante préférant s’arrêter sur la sortie de l’iPhone 7 (et puis du 8, du 9, du 10…) plutôt que nous évoquer les conditions de travail dans les usines de la multinationale Foxconn(1). Le 22 mars, jour des attentats à Bruxelles, les fonds d’écran des sites de médias dominants étaient encore emplis de publicités(2). Indécent? Non, commercial. 

Feignant de poser la question pour fournir insidieusement leur réponse par la voix de l’interviewé qu’on a arbitrairement choisi, le Soir excelle dans l’art d’exprimer ses idées en les attribuant à un autre : 

Le Soir : « le ras-le-bol des travailleurs contre les mesures du gouvernement Michel autorise-t-il ces derniers à bloquer complètement plusieurs axes routiers et autoroutiers autour de Liège, au risque de retarder voire stopper le déplacement des secours et autres soins vitaux?» (22/10/15): 

Philippe Olivier, directeur médical du groupe hospitalier privé CHC et président de la Fratem (Fédération régionale des associations de télématique médicale): «On ne peut pas imaginer une entrave à la circulation au point qu’elle paralyse les services de secours. Il en va de la qualité des soins à la population, à commencer par les services d’urgence». 

Le Soir va-t-il également demander à ce dernier ce que la privatisation des soins de santé provoque et provoquera en nombre de morts? La focalisation sur le décès imputé aux barrages de la FGTB qui ont retardé l’arrivée du chirurgien permet de ne pas évoquer les raisons de la colère, nourrissant plutôt l’incompréhension des enjeux et de la raison des luttes. 

En France, le lynchage médiatique des employés d’Air France qui ont répondu à la violence illégitime de leur patron par une rage légitime, reflète le rôle des chiens de garde du système que sont les journalistes qui acceptent les manifestations moutonnières, mais n’apprécient guère quand les syndicats ne «maîtrisent pas leurs troupes» (Le Soir, 23/10/2015). Il faudrait se mesurer et favoriser le « dialogue social » (« On doit surtout regretter qu’une fois de plus, une grève écorne encore un peu plus l’image de notre pays et démontre l’inexistence du dialogue social en Belgique», 26 mai, Le Soir, par François Mathieu, rédacteur en chef adjoint) … sous peine de s’aliéner la population et de faire le jeu du gouvernement: «Charles Michel vous dit merci(3)», titre Béatrice Delvaux le 20 octobre suite aux blocages d’autoroutes et de grèves de train. Certainement que Béatrice « vous dit merci » également. Francis Van de Woestyne les remercie aussi, dans son éditorial du 20 octobre, mais de façon plus véhémente : « la manière dont les protestations ont été « organisées », lundi, est véritablement scandaleuse (…) Cette prise en otage révèle la nécessité de créer un service minimum (…) Il y a pire. Des syndicalistes irresponsables ont bloqué plusieurs grands axes routiers, près de Liège, paralysant tout trafic autour de la cité ardente et tout transit vers Bruxelles ou vers l’Allemagne. Des milliers de personnes ont dû rebrousser chemin ou patienter pendant des heures. Les feux que ces agités ont allumés ont gravement détérioré les autoroutes. Les dégâts se chiffreraient à plusieurs millions d’euros. Les travaux de réfection des voiries en cours seront retardés de plusieurs semaines. Merci les gars, beau travail…» Pour en venir au sempiternel dialogue social à l’avantage du patronat: «En Belgique, la concertation sociale, un des piliers de la vie démocratique, produit régulièrement de bons accords. C’est par la négociation que les progrès sociaux naissent. Pas par la violence, l’arme des lâches». Il ne dira rien de la violence institutionnelle et patronale… Merci Francis, beau travail! La FEB appréciera… 

Cela nous rappelle l’interview de Xavier Mathieu, délégué syndical CGT-Continental, par David Pujadas au journal télévisé de France2(4). La condescendance des journalistes n’a pas de pareil quand il s’agit de parler avec des gens du peuple et de la classe ouvrière, percevant toujours les violences chez ces derniers, feignant de «comprendre leur désarroi », mais leur demandant toujours si « ça ne va pas trop loin ». Ces ennemis du changement n’ont pas voulu saisir la distinction entre ceux qui sont à l’origine des tensions et ceux qui y réagissent, préférant l’évitement du conflit, utile à la pérennité de leurs intérêts. Comme le disait Martin Luther King: «Le grand obstacle à notre mouvement vient des « réalistes » qui vénèrent plus l’ordre que la justice et qui préfèrent une paix négative, caractérisée par l’absence de tension, à une paix positive, caractérisée par la mise au jour des conflits. Encore fautil bien préciser que nous, qui produisons les actions directes, ne sommes pas ceux qui produisent les tensions. Nous nous contentons de les dévoiler. Nous les faisons apparaître au grand jour pour qu’on puisse les reconnaître et les traiter(5) ». 

Les éditocrates de notre plat pays apprécient certainement le réalisme de leurs collègues français, eux qui ont l’habitude de faire pareil: occulter les motifs légitimes derrière les «débordements». Ainsi, suite aux manifestations de décembre 2011 contre l’accord de gouvernement, lorsque Béatrice Delvaux énonçait « Les grèves, compréhensibles, ne changeront rien à la réalité et à la cruauté de cette crise », elle continuait à préparer le terrain et dérouler le tapis rouge aux forces entrepreneuriales. Toujours rien à dire sur les «débordements» des patrons. Décembre 1999, lors des émeutes de Seattle, les motifs légitimes d’indignation se dissimulaient à nouveau derrière «ces chaînes de solidarité qu’il ne faut pas confondre avec les débordements de quelques activistes» où tout le monde est infine d’accord sur le fait qu’il n’y a pas d’alternative, que «le « non » radical à la mondialisation est intenable dans un monde où le consommateur pose tous les jours des gestes qui font sortir les entreprises des frontières», mais surtout que «le marché reste le mode d’organisation le plus efficace de la vie économique notamment parce que tous les autres ont montré leurs limites». De limites qu’ils ne connaissent pas quand il s’agit de se faire le portevoix des patrons. 

À l’instar de David Pujadas qui « comprenait le désarroi » du délégué CGT, Béatrice Delvaux dit saisir «que les travailleurs [qui] refusent des mesures qu’ils jugent inégales et donc inacceptables est compréhensible et légitime, mais les syndicats doivent se méfier de créer l’inverse de ce qu’ils cherchent, en servant davantage les intérêts du gouvernement Michel que les leurs » (20/10/2015). Mais ne sont-ils pas, tous les deux, en train de justement servir les gouvernements de droite en ne comprenant pas et en n’expliquant pas la révolte légitime des travailleurs? Leur jeu consiste à monter les «travailleurs» contre les «grévistes», d’unir «travailleurs» et «patrons» et de discréditer toute velléité de lutte: «cette énième perturbation dans la circulation des trains avait ainsi de quoi irriter des navetteurs dont le parcours ferroviaire ressemble souvent à un parcours du combattant» (le Soir, 20/10/2015). Ils ne nous expliqueront pourtant pas le parcours du combattant une fois les chemins de fer privatisés… chose dont curieusement les éditocrates ne se plaignent pas. 

Dans ce monde, les récriminations des ouvriers ressembleraient donc plus pour les médias-industries à un « ressenti syndical » qu’à une réalité vécue. Ce qu’ils sont en train de faire subtilement, n’est rien d’autre que d’organiser la dissension du peuple: une partie qui soutient les grèves contre l’autre qui les condamne. Et en agissant ainsi, Delvaux et ses acolytes ne font pas que retranscrire avec des mots une réalité présente, mais ils la créent. Elle édifie la scission, monte les uns contre les autres, avec persévérance, et ce depuis maintenant des décennies. 

Notes et références
  1. Voir La machine est ton seigneur et ton maître, par Yang, Jenny Chan, Xu Lizhi, texte établi et traduit de l’anglais pas Celia Izoard, Éditions Cent mille signes. Recension dans le Kairos de novembre/décembre 2015.
  2. Voir L’Occident terroriste, http://www.kairospresse. be/article/loccident-terroriste
  3. Voir le dossier du Kairos de février/mars 2016.
  4. Voir le dossier du Kairos de février/mars 2016.
  5. Cité dans Décroissance ou décadence, Vincent Cheynet, Éditions Le pas de côté, 2014, p.50.

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