VOUS REPRENDREZ BIEN UN PEU DE GAZ DE SCHISTE AU DESSERT?

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Dans son numéro 10, Kairos consacrait un dossier spécial aux négociations visant à créer un marché transatlantique. Nous revenons ici avec une conséquence concrète possible de ces négociations transatlantiques.

La scène se passe quelque part en Europe, dans une région dont les sous-sols regorgent d’un bien précieux : des gaz de schiste. Serions-nous dix mille ans en arrière, à une époque où le Christ n’avait pas encore vu le jour, que cette nouvelle ne ferait frémir personne. Sans technologies pour fracturer les roches, pas de gaz de schiste! Ajoutons que les mentalités d’alors empêchaient de considérer les sous-sols (et plus largement la nature) comme un amas inerte de matières premières à exploiter au plus vite. Mais nous sommes au 21ème siècle après J.C., et les technologies pour exploiter les gaz de schiste existent bel et bien. Quant aux mentalités, elles se divisent en deux camps radicalement opposés. 

Pour les industriels de l’énergie, se priver d’une richesse naturelle dormant sous nos pieds est d’autant plus idiot que nous sommes, en Europe, largement dépendants de l’étranger pour notre approvisionnement en énergie. Le gaz de schiste est donc un moyen de réduire la dépendance énergétique grâce à une ressource locale. 

Inversement, pour les citoyens cherchant à préserver l’environnement dans lequel ils vivent, les gaz de schiste sont une horreur. À cela, plusieurs raisons. Sur le court terme, il est établi que les gaz de schiste sont de très grands émetteurs de gaz à effet de serre: encourager leur exploitation, c’est donc accélérer le réchauffement climatique et les innombrables catastrophes qui vont avec. À long terme, les gaz de schiste pourraient également se révéler très problématiques : pour les exploiter, il est nécessaire de fracturer les roches dans lesquelles ils sont emprisonnés. Comme on connaît mal les répercussions de telles fractures sur la stabilité des sous-sols, cela pourrait provoquer des ruptures sismiques, c’est-à-dire des tremblements de terre. Surtout, la fracturation des roches nécessite l’usage de produits chimiques: en les injectant très profondément dans les sous-sols, on risque forcément de les voir se diffuser dans les nappes phréatiques. Le reste coule de source: si ces produits chimiques s’avèrent toxiques, ils pollueront le cœur même des réserves aquatiques desquelles nous dépendons pour vivre… 

Comment résoudre cette divergence de vues entre industriels de l’énergie et société civile? En démocratie, le moins qu’on puisse attendre, c’est la tenue de débats où les arguments de chaque camp sont exposés, et où la décision finale dépendrait d’une opinion publique bien informée. Nous en sommes malheureusement très loin, l’essentiel du débat se résumant dans une indifférence générale à un rapport de forces entre lobbies industriels et associations environnementales. 

Mais la situation pourrait empirer. En cause: le contenu des négociations transatlantiques. 

DÉBAT DÉMOCRATIQUE OU CONTRAINTE TECHNOCRATIQUE ? 

Dans la semaine du 10 mars 2014, des Américains et des Européens (que personne n’a élus) se sont réunis à Bruxelles pour mener le quatrième round de négociations visant à créer un marché transatlantique. Parmi les sujets mis sur la table: le renforcement du droit de propriété intellectuelle. 

Pour les multinationales qui s’agitent dans l’ombre des négociations, ce renforcement du droit de propriété intellectuelle est une double aubaine. Primo, et a contrario du discours officiel évoquant un traité de « libre-échange » , il leur permettrait d’être protégés de la concurrence grâce au dépôt de brevets. Secundo, l’enjeu est d’élargir la portée des brevets, que ce soit en leur donnant une plus longue durée d’existence ou en les appliquant à de nouveaux domaines. Par exemple, les États-Unis ont autorisé la société de vente en ligne Amazon à déposer un brevet sur une méthode de commerce : « l’achat en un clic». Il s’agit de pouvoir commander un produit via Internet, sans ré-encoder systématiquement toutes ses données (notamment son numéro de carte bancaire). Grâce à ce brevet, Amazon peut imposer le paiement de royalties à des sociétés concurrentes utilisant la même procédure de vente… sur le territoire de l’Oncle Sam. Car, contrairement aux ÉtatsUnis, l’Europe juge pour l’instant ce type de brevets abusif. 

Autre différence entre les législations européenne et américaine: aux États-Unis, les sociétés exploitant du gaz de schiste ont obtenu de classer « secret commercial» la liste exacte des produits qu’elles utilisent pour fracturer les roches. Par conséquent, si un de leurs produits chimiques devait polluer les nappes phréatiques, leur responsabilité serait pratiquement impossible à démontrer. On a là une sorte de droit à polluer en toute impunité! 

L’un des enjeux concrets des négociations transatlantiques est de savoir si les multinationales obtiendront, ou non, l’autorisation d’utiliser de tels droits à l’impunité sur le sol européen. Étant donné notre culture favorable au principe de précaution, il y a fort à parier que cela renforcerait le camp des opposants à l’utilisation des gaz de schiste. Oui mais… il y a une astuce à laquelle les négociateurs proches des multinationales ont pensé. Cette astuce, c’est le droit pour les entreprises de porter plainte, devant des tribunaux internationaux, contre les États qui mettent en place des législations jugées nuisibles à leurs intérêts commerciaux. 

Partout où ces législations existent, des gouvernements sont traînés devant des tribunaux par des sociétés exigeant le droit de passer outre les volontés gouvernementales. À titre d’exemple, en septembre 2013, invoquant le traité de « libre-échange » liant le Mexique, les Etats-Unis et le Canada (ALENA), la société énergétique Lone Pine a déposé plainte contre le Canada devant un tribunal international. L’origine du conflit ? Les autorités du Québec ont décrété un moratoire écologique sur l’exploitation des gaz de schiste dans une région traversée par le fleuve Saint-Laurent. Si ce conflit n’a pas encore été tranché, les procédures judiciaires qu’il entraîne sont extrêmement coûteuses (les honoraires d’avocats pouvant flirter avec les 1.000 dollars de l’heure, tandis que les juristes appelés à arbitrer les conflits se font rémunérer 3.000 dollars de l’heure). Par ailleurs, ce type de tribunal est extrêmement favorable aux intérêts commerciaux (la Slovaquie s’est fait condamner, en 2012, pour avoir privilégié la santé publique de ses citoyens au détriment des marges bénéficiaires des sociétés d’assurances spécialisées dans les soins de santé). Dans le cas qui nous occupe, Lone Pine n’y va pas avec le dos de la cuiller: l’entreprise réclame 250 millions de dollars (américains) aux contribuables canadiens! 

Incroyable mais vrai: si les négociations transatlantiques aboutissent, et si leur logique marchande est poussée assez loin, des gouvernements voulant protéger la santé de leur population pourraient être traînés devant des tribunaux internationaux, pour décisions contraires aux intérêts marchands. Pire : les multinationales pourraient obtenir des clauses de « secret commercial » rimant avec impunité, car empêchant d’établir tout lien entre leurs pratiques industrielles et d’éventuelles pollutions pratiquées par leurs soins. 

Dans cet univers politique d’où le citoyen est banni, des brèches et des failles existent. La prochaine grande brèche portera, précisément, sur le droit des multinationales à déposer plainte contre des Etats. Alors qu’elle n’en avait nullement l’intention au départ, la Commission européenne s’est vue obligée de lancer une consultation publique sur le sujet. Où ? Quand ? Par l’intermédiaire de quel site? Impossible d’y répondre au moment de boucler cet article, mais le lancement de cette consultation publique devrait être imminent. Kairos vous en parlera sur son site dès que possible. Tout comme les nombreuses initiatives citoyennes qui mobilisent et sensibilisent à ce sujet. 

Bruno Poncelet

Co-auteur (avec Ricardo Cherenti) du livre: Le grand marché transatlantique. Les multinationales contre la démocratie!, paru en 2011 aux éditions Bruno Leprince (réédition prévue courant avril 2014), et de Europe, biographie non autorisée. De la «paix américaine» à la «civilisation-poubelle» , aux éditions Aden (sortie avril 2014). 

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