UN PROJET DE DEVELOPPEMENT SOCIAL

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Ce que nous avons défini comme «pauvreté conviviale» devrait dont être la norme mondiale, étant donné le caractère insoutenable du mode de vie occidentale. Il faut pour cela rappeler au préalable que, d’une part, le développement économique et social est souvent une nécessité vitale pour les populations n’ayant pas atteint le niveau de l’empreinte écologique moyenne et soutenable pour l’humanité mais que, d’autre part, le développement n’est pas qu’économique et peut aussi être social ou culturel. Il s’agit donc de différencier la notion de croissance, qui relève du quantitatif, de celle de développement qui devrait s’inscrire surtout dans le qualitatif. Il est donc possible de décroître quantitativement, tout en développant qualitativement l’éducation, la culture, les services, la santé… apportant d’emblée une réponse anticipée à ceux qui constamment arguent, devant le terme de « décroissance », de l’impossibilité de tout faire décroître. 

Les besoins essentiels, le développement autonome et l’identité culturelle, interdépendants et synergiques, sont selon Roy Preiswerk, les trois principes d’un projet de développement social(1). En répondant aux besoins essentiels des populations, en stimulant par exemple la production des cultures vivrières, en permettant l’éducation de base, en répondant aux besoins locaux avant de suivre la demande internationale, le pays devient ainsi plus autonome et peut assurer sa croissance à long terme. La satisfaction des besoins essentiels remet les attentes des hommes et leurs droits au centre du développement, l’identité culturelle est ainsi favorisée, car cela prend en considération des besoins qui ne sont pas seulement matériels. La focalisation sur cette satisfaction est un des fondements de la décroissance, dans la mesure où cette dernière cherche à créer une société où les besoins essentiels seront satisfaits, mais où les individus sauraient autolimiter leurs besoins(2), afin de développer une « sobriété heureuse » (Rabbi) dans un monde où les ressources matérielles sont limitées. 

Un développement basé sur la «self reliance» signifie en quelque sorte un développement plus endogène ou autocentré sur les efforts de développement des ressources intérieures (au travers de la participation des populations notamment) et les connaissances propres du pays. En prenant appui sur la base et non pas sur les élites (souvent formées à l’étranger dans les « pays en développement »), le développement peut prendre en compte les attentes des populations et ainsi répondre à leurs besoins essentiels, fait remarquer Roy Preiswerk, et orienter l’attention du gouvernement sur les préoccupations essentielles des populations. Chaque peuple en développant ses qualités spécifiques, peut faire émerger ou retrouver dans sa culture, son identité, son “génie” propre. La technologie appropriée peut être un moyen de découvrir des techniques spécifiques ou d’adapter des technologies extérieures aux besoins du pays. L’identité culturelle est notamment renforcée grâce à l’amélioration de l’éducation, l’usage de la langue maternelle dans les manuels scolaires et par les enseignants, l’appui sur les compétences humaines locales… Enfin la reconnaissance des traditions favorise l’unité du pays et cela est bénéfique pour la cohésion sociale. 

Nous venons de décrire brièvement le cercle vertueux formé par ces trois piliers du développement local et national. Mais, poussé à l’excès, le mécanisme peut devenir une spirale destructrice où la self-reliance devient une autarcie sclérosante, l’identité culturelle un nationalisme au passéisme exacerbé et la satisfaction des besoins essentiels devient à nouveau un moyen de conserver les privilèges des plus riches. La vigilance et le discernement restent de ce fait nécessaire, lorsque l’on s’appuie sur ces trois piliers du «développement». 

En réalité, ce modèle de développement dont s’inspire à présent la « décroissance sélective » dépend plus des obstacles à lever pour le réaliser que de solutions réellement nouvelles à découvrir. Roy Preiswerk précise que la définition de la stratégie dissociative (telle que la self reliance) la plus appropriée à chaque cas particulier doit se faire selon les ressources disponibles, les conditions écologiques et la situation économique de la collectivité concernée. En outre, ces suites d’hypothèses ne représentent qu’un archétype, puisque certains pays n’ayant pas suivi strictement ce modèle parviennent à se développer correctement. « Les stratégies fondées sur la satisfaction des besoins essentiels existent en combinaison avec la self-reliance (Chine) aussi bien qu’indépendamment (Taiwan). Il y a des cas de dissociation sans satisfaction des besoins essentiels (Haïti) aussi bien que des cas d’association sans satisfaction des besoins essentiels (cas le plus fréquent)»(3). En s’appuyant sur ce modèle de référence, chaque pays devrait trouver sa propre voie de développement, en choisissant de privilégier l’un des trois pôles, en fonction de sa situation propre. 

L’approche fondée sur les besoins essentiels et les technologies appropriées (autonomie et identité culturelle) ne doit pas aboutir à un système à deux vitesses. On le voit, si le développement de la technologie appropriée suscite encore actuellement de grands espoirs, elle montre aussi ses limites, notamment dans le domaine de la santé et de la médecine traditionnelle, qui en est une des manifestations. Le risque de tous les dispositifs qui cherchent à répondre aux besoins des populations à court terme et de manière réaliste, consiste à dériver dans un système social à deux vitesses, c’est-à-dire un système où les plus riches bénéficient par exemple de la médecine de pointe, tandis que les autres se contentent de survivre avec une médecine au rabais. Pour éviter que ne s’instaure un système de santé à deux vitesses, c’est finalement une révolution complète de la société qui devra être entreprise. Cela peut se dérouler soit par la somme des petites réformes (la méthode réformiste des petits pas, mais bien réels) ou par une transformation rapide et radicale visant la redistribution des richesses dans le cadre de ressources non renouvelables limitées. 

Dans le système capitaliste néolibéral, les plus riches parviennent à satisfaire leurs besoins secondaires, ce qui nuit à la satisfaction des besoins prioritaires des plus pauvres. La stratégie des besoins essentiels suppose donc un changement des valeurs et des lois sur lesquelles repose notre économie marchande capitaliste. La stratégie des besoins essentiels peut remettre en cause certains principes de ce système en introduisant certaines limites et certaines règles pour protéger les plus faibles. A l’inverse, elle peut verrouiller le système capitaliste en institutionnalisant la scission de la société et le système d’exploitation, selon que son application s’avère partielle ou globale. C’est-à-dire que la décroissance sélective peut être une décroissance socialiste et redistributive ou bien une décroissance capitaliste néolibérale où seuls les plus pauvres décroissent pour que les plus riches puissent continuer leur croissance plus longtemps. Et effectivement, quand les classes les plus riches consentent à redistribuer une infime part de leurs ressources c’est généralement pour éviter que les plus pauvres n’en viennent à se révolter. 

Chombart de Lauwe montre bien comment l’analyse marxiste des besoins dans le contexte de la société de consommation est aujourd’hui d’une particulière actualité: «ce que Marx appelle bestialisation est la réduction des besoins de l’ouvrier à la conservation de la vie physique»(4). La stratégie des besoins essentiels peut néanmoins poser les bases d’une nouvelle philosophie politique. Elle peut permettre aux hommes de changer leurs valeurs, en préférant les valeurs de l’être aux valeurs marchandes. Erich Fromm écrit dans son livre To have or to be que «l’homme nouveau privilégiera l’être à l’avoir ». Du choix que l’humanité fera entre ces deux modes d’existence dépend sa survie même estime Erich Fromm. Car notre monde est de plus en plus dominé par la passion de l’avoir, concentré sur l’acquisivité, la puissance matérielle, l’agressivité, alors que seul le sauverait le mode de l’être, fondé sur l’amour, le plaisir de partager des activités significatives et fécondes(5)

Gandhi, tout en étant hindouiste, s’inspire de l’héritage chrétien et veut donner plus d’éthique aux politiques de développement. Il souligne la nécessité de s’appuyer sur des valeurs comme le détachement vis-à-vis des besoins non essentiels, en adoptant une vie basée sur la simplicité ou encore en revalorisant les activités pratiques (la technologie appropriée). En ce sens, la stratégie des besoins essentiels se rapproche de la philosophie de Gandhi, car il considère que lorsque les besoins essentiels sont satisfaits l’homme ne doit pas chercher à les accroître, mais à développer les besoins intérieurs, sociaux et spirituels. Il faut donc éviter le développement d’une religion, «opium du peuple», tel que le dénonçait Marx, qui entérine un système social à deux vitesses. Mais, à l’inverse, certains principes sociaux, philosophiques ou spirituels peuvent contribuer à changer notre vision du monde et à placer l’équité et l’éthique parmi les valeurs essentielles de notre société. 

La stratégie des besoins essentiels, qui est un des principes de la décroissance, permettra probablement d’instaurer un système qui soit juste, si elle permet une meilleure redistribution des ressources et des droits. Les limites d’une politique de développement basée sur les besoins essentiels sont cependant nombreuses. La définition même de cette notion pose des problèmes: comment définir avec précision ce qui doit être considéré comme essentiel et non essentiel? Toute définition trop catégorique risque de sombrer dans le piège de la subjectivité de sa propre culture et de ses valeurs personnelles. 

Pour rester égalitaire, l’écologie de la pauvreté doit éviter les dérives du modèle caritatif néo-libéral ou le modèle de l’assistanat de l’Etat-providence de la social-démocratie. Dans les deux cas, les besoins des plus pauvres sont plus ou moins pris en compte, mais engendrent une société à deux vitesses. C’est-à-dire que l’écart reste perpétuellement très important entre les classes riches et les classes très pauvres. Limiter cet écart suppose donc d’organiser la société sur la base d’un système qui tend vers une “pyramide” la plus aplatie possible entre les classes socio-économiques, à savoir un écart relativement faible entre les revenus et les patrimoines les plus et les moins élevés. 

LA SOBRIÉTÉ COMME EXEMPLE 

Les personnes des classes populaires qui parviennent à « bien vivre » sont celles qui disposent d’un capital culturel et/ou social suffisant ou adapté, malgré la pression idéologique de la société de consommation. Elles développent ainsi des modes de vie fondés sur la « sobriété heureuse ». Elles sont ainsi des exemples pour les plus riches. Ces cultures populaires, les cultures des pauvres et les cultures traditionnelles, ne devraient donc pas être considérées comme des sous-cultures et être sujettes à l’opprobre par les élites. Elles devraient plutôt être replacées au même rang que les cultures dominantes en étant respectées à leur juste valeur, c’est-à-dire comme des cultures différentes, mais de niveau égal, voire supérieur sur certains points. La perspective n’est donc plus seulement relativiste mais aussi égalitariste. Les classes disposant d’un capital culturel et économique élevés, qui en prennent conscience, tels les bourgeois-bohèmes, commencent à copier certains modes de vie des classes populaires, même s’il reste parfois une incohérences entre leurs valeurs, leurs discours et leurs pratiques (à la différence des « bohèmes » ou des « pauvres heureux » qui parviennent à vivre une véritable sobriété heureuse et donc disposent d’une empreinte écologique plus soutenable). Les changements de comportements des « minorités actives» peuvent contribuer à transformer les valeurs de la société en modifiant les modes de vie et de consommation des classes dominantes. Cela aura inévitablement des répercussions sur les autres classes sociales qui cherchent généralement à les imiter. 

Lorsque les classes populaires méprisent leurs pratiques, leurs valeurs et leurs savoir-faire traditionnels, elles se considèrent alors comme des classes dominées ou en retard de développement. Ceci conduit les individus des classes populaires à chercher à imiter les classes les plus riches qui cherchent à réussir leur vie par la quête matérialiste. Or, sans une identité culturelle forte (et non un nationalisme guerrier), sans la satisfaction des besoins essentiels et sans une certaine autonomie économique, il ne peut y avoir un développement social, économique et écologique pérenne. 

Une attitude est fondée sur des valeurs qui lorsqu’elle est systématisée et généralisée devient une politique. Il y a donc un équilibre à trouver entre deux attitudes excessives vis-à-vis de la pauvreté, qui deviennent deux types d’orientations politiques libérales. Il y a d’un côté l’attitude caritative classique consistant à assimiler la pauvreté et la sobriété heureuse à la seule misère matérielle et psychologique, tout en stigmatisant les pauvres. Soit en les plaignant pour leur mode de vie, c’est l’attitude plus ou moins caritative. Soit en considérant qu’ils sont responsables de cette misère et donc qu’ils la méritent. C’est la politique capitaliste libérale. 

L’attitude excessive opposée est l’attitude idéaliste naïve. Elle consiste à magnifier la pauvreté en imaginant qu’elle favoriserait systématiquement un mode de vie fondé sur la sobriété heureuse. Or, elle est souvent synonyme de misère, c’est-à-dire de non-satisfaction des besoins vitaux essentiels physiques, matériels et sociaux, de même que de frustrations psychologiques. L’attitude idéaliste naïve peut conduire, volontairement ou non, à la politique décroissante libérale. Elle consiste à prôner une décroissance pour les pauvres, dans le but qu’ils ponctionnent le moins possible les ressources non renouvelables, afin que les plus riches puissent continuer le plus longtemps possible, à croître, à consommer et faire bombance. Ce qui aboutit à une société à deux vitesses au plan social, économique et écologique, dans laquelle les plus pauvres ne pourraient satisfaire que leurs besoins essentiels et cela à l’infini, sans résorber l’écart avec les plus riches. C’est une injustice au plan de l’égalité économique, mais aussi écologique, car les ressources non renouvelables sont limitées à terme. 

Entre ces excès que sont l’attitude caritative conduisant à une politique libérale d’un côté, et de l’autre, l’attitude idéaliste naïve, manipulatrice ou instrumentalisée aboutissant à une politique décroissante libérale, il existe une troisième voie, celle de la politique sociale de la sobriété heureuse ou de la décroissance écosocialiste. Cette attitude est fondée sur les valeurs de la simplicité volontaire incluant une politique de redistribution des richesses et de justice environnementale, cette dernière consistant à créer des lois permettant une préservation de l’environnement sans pénaliser prioritairement les plus pauvres. Cela consiste à privilégier par exemple des systèmes de quotas égaux de droit à consommer, à polluer par individu, plutôt que des écotaxes exerçant une pression plus forte sur les personnes les plus pauvres économiquement. 

Notes et références
  1. Preiswerk Roy,in IUE : Il faut manger pour vivre…Controverses sur les besoins fondamentaux et le développement, PUF, 1980, p 132.
  2. Castoriadis Cornélius, Les Carrefours du Labyrinthe, vol ? I à V, Seuil, 1996,vol. IV p. 137.
  3. Preiswerk, (1980 : 180 ; 153).
  4. Chombart De Lauwe P.H.., La culture et le pouvoir, Denoël, 1969, p 119.
  5. Fromm Erich, Avoir ou Être ? Ed. Robert Laffont, 1978, p. 170.

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