Démantèlement nucléaire : qui paie l’addition et comment ?

L’exploitant d’un parc éolien ne se verra pas remettre un permis d’environnement s’il ne peut démontrer comment il compte retransformer le site en un « green field » après l’expiration du permis. Les panneaux solaires 

usés devront être soigneusement détruits et les pièces recyclées. Cela est tout à fait justifié. Or, pour ceux qui exploitent une centrale nucléaire, la loi est bien plus souple. Depuis le début de l’ère nucléaire, on était vaguement conscient que les réacteurs nucléaires devraient être démantelés un jour, et que des déchets dangereux seraient produits. Comment opérerait-on ce démantèlement nucléaire et que ferait-on des déchets radioactifs, on ne le savait pas exactement. Il y avait toutefois une telle foi dans le génie humain et le progrès scientifique et technologique qu’on pensait qu’une solution se présenterait le moment venu. Ou pas. 

Plus de soixante ans après l’introduction des premières centrales nucléaires produisant de l’énergie, il n’y a toujours que très peu d’expérience dans le démantèlement nucléaire des grands réacteurs commerciaux, comme ceux de Doel et de Tihange. Ainsi, au Royaume-Uni, à défaut d’une stratégie de démantèlement éprouvée, on ferme et on surveille les vieilles centrales nucléaires pendant cent ans. Ce n’est qu’après un siècle, lorsque le taux de radiation s’est un peu amoindri par le biais de la désintégration naturelle, qu’on tacle le démantèlement effectif des réacteurs. Comment se débarrasser en toute sécurité des déchets, produits tant lors du fonctionnement des réacteurs que lors de leur démantèlement, cela reste un grand mystère. Ces déchets hautement radioactifs continuent à émettre des radiations dangereuses pendant des centaines de milliers d’années. On devrait donc en principe les isoler de la biosphère pendant une période plus longue que l’Homme n’a vécu sur Terre… 

Certes, les exploitants de centrales nucléaires sont obligés de mettre sur pied des fonds de démantèlement, mais il est extrêmement douteux que ceux-ci suffiront. Premièrement, il y a l’incertitude 

quant à la disponibilité même de ces fonds. Les exploitants peuvent en effet les utiliser pour investir dans leur propre secteur, or les prévisions des agences de notation telle Standard & Poor’s pour le secteur nucléaire sont tout sauf optimistes. Un investissement fatal, et le fonds se volatilise. 

Ensuite, il est aujourd’hui strictement impossible de prévoir combien d’argent sera effectivement nécessaire pour le démantèlement. Si on ne sait pas comment on va démanteler les réacteurs, ni comment on va traiter les déchets, on ne peut en déterminer le coût. La seule chose qui est sûre est que la compréhension en matière de radioprotection et le seuil d’acceptation de la population deviennent de plus en plus rigoureux. Jusqu’il y a peu, on larguait les déchets tout simplement dans les océans. Non seulement les déchets faiblement et moyennement actifs, mais aussi les vieux réacteurs nucléaires d’anciens sous-marins militaires. Aujourd’hui, la loi l’interdit. Les normes deviendront de plus en plus sévères au fil du temps, ce qui fera grimper le coût. Il est donc pratiquement sûr que les générations futures payeront pendant longtemps encore le prix pour le démantèlement nucléaire et le traitement des déchets. 

Un réacteur nucléaire produit de l’électricité pendant quarante à cinquante ans, mais son héritage continue à hypothéquer pendant des centaines de milliers d’années le bien-être des générations futures. Nos enfants et petits-enfants paieront par ailleurs l’addition salée de l’énergie nucléaire, dont on vante aujourd’hui le mérite d’être une option bonmarché pour garantir notre approvisionnement en énergie. L’énergie nucléaire est le cas d’école d’une activité économique où les gains profitent à quelques-uns, tandis que la collectivité en supporte le coût. 

Eloi Glorieux,
Senior Nuclear Campaigner
Greenpeace Belgium
Traduit du néerlandais par Areg Navasartian 


Illustration: Rose Dupond

Nucléaire: une perte sèche !

La Belgique a choisi la technique du démantèlement immédiat pour ses réacteurs. Le terme immédiat donne à réfléchir: d’une part, le démantèlement d’un réacteur et des équipements associés devrait s’étendre sur 50 à 60 ans; d’autre part, la montagne de déchets radioactifs qui sera générée ne deviendra inoffensive qu’au bout d’une centaine de milliers d’années. 

À quel coût? Prenons la centrale de Brennilis en Bretagne qui ne comporte qu’un seul petit réacteur de 70 MW arrêté en 1985: partiellement démantelée à ce jour – reste le plus difficile, le réacteur et son bâtiment –, le coût total est estimé à près de 700 M€. Par extrapolation, l’ordre de grandeur du coût du démantèlement des 7 réacteurs de production belges (~6.000 MW) serait de 60 milliards d’€, une estimation qui en vaut une autre pour ce qui est incalculable par essence, étant donné les aléas du démantèlement et l’explosion prévisible du prix de l’énergie et des matières premières durant les décennies à venir. 

Le démantèlement, c’est la promesse d’un travail énergivore et dangereux, assorti de la production d’une masse de déchets mortels. Prendre en compte cette dépense énergétique et celle nécessaire à la gestion des déchets pendant l’éternité ne peut aboutir qu’à cette conclusion: l’énergie nette du système électronucléaire, c’est-à-dire l’énergie produite moins l’énergie investie, ne peut être que négative et donc sans intérêt pour l’Humanité sur le strict plan énergétique. 

Pas plus que pour le stockage de déchets nucléaires, il n’existe de bonne solution pour le démantèlement. Il devient urgent de réaliser et d’admettre que l’ingénierie nucléaire est un échec absolu de la technoscience car elle ne peut défaire ce qu’elle a fait, ni même en atténuer le caractère destructeur. 

Pour les exploitants et actionnaires, le démantèlement représente une perte sèche inacceptable dans leur logique financière. D’où la volonté de l’oligarchie politique et financière de prolonger la durée de vie des réacteurs et même, au-delà de toute raison, de redémarrer des réacteurs aux cuves marquées de milliers de microfissures. 

Avec l’électronucléaire, nous sommes en état de guerre permanent! Rien de surprenant, un réacteur nucléaire n’étant qu’une variante de la bombe atomique dont on ne sait où et quand elle va exploser. Du fait des rayonnements ionisants artificiels produits sans discontinuer par cette technique, les victimes se comptent par millions chaque année. La guerre ne se limite pas à l’Humanité d’aujourd’hui, elle est également déclarée contre la nature et toutes les espèces vivantes ainsi que contre les générations futures. À cette situation, une seule réponse a du sens: l’arrêt immédiat de tous les réacteurs nucléaires et d’une technique qui n’aurait jamais dû voir le jour, quitte à mettre en place un système de rationnement de la consommation; vers un niveau individuel de consommation d’énergie limité pour garantir la pérennité de la structure sociale et de notre environnement physique en vue d’un monde meilleur et durable. 

Francis Leboutte, ingénieur civil, membre fondateur du mpOC (Mouvement Politique des Objecteurs de Croissance et membre de l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil and gaz). 


Le démantèlement complet est irréaliste car trop coûteux. Il n’aura sans doute jamais lieu. La seule issue serait donc de sanctuariser les sites nucléaires à tout jamais … 

En liaison avec les normes de radioprotection , il va de soi que le laxisme actuel à ce sujet facilite le démantèlement. Il suffit de décréter qu’en dessous d’un certain seuil, il n’y a pas de risque pour qu’un déchet radioactif soit considéré comme inerte! C’est une manipulation scandaleuse qui est en œuvre! 

Paul Lannoye 
Docteur en Sciences physiques 


Illustration : Emmanuelle Hanssens

Démanteler les centrales nucléaires ?
Désolé, ça va pas être possible

Personne n’en parle, et pourtant la filière nucléaire pose un problème insoluble : nous ne parviendrons jamais à démanteler les 435 réacteurs déjà construits dans le monde, dont 230 sont en activité… Est-ce grave ? Oui. 

On le sait, le démantèlement des centrales nucléaires arrivées en fin de vie est une opération industrielle lourde, complexe et très coûteuse. Entre manque de savoir-faire, problèmes techniques à répétition, risques permanents de contamination, coûts largement sous-évalués, et impossibilité de stocker les déchets en toute sécurité, le démantèlement se heurte à d’insurmontables obstacles(1). En France, par exemple, la centrale de Brennilis dans le Finistère, censée servir de «vitrine du démantèlement», est en cours de démontage depuis plus de 30 ans! Pourtant, c’est une petite centrale de première génération de 70 MW, bien différente du gigantisme des plus récentes… 

Imaginons un monde idéal où les experts trouveraient toutes les solutions techniques et – en accord avec les politiques – se mettraient à planifier le démantèlement des vieilles centrales (qui fonctionnent depuis 40 ans ou plus) ainsi que celles qui n’ont pas encore atteint leur date de péremption. On peut facilement en déduire que cela prendrait des dizaines d’années (au plus tôt jusqu’en 2070) et que la facture serait incroyablement salée… 

Maintenant, revenons dans le monde réel. Non seulement les instabilités géopolitiques et le dérèglement climatique menacent déjà le fonctionnement normal des réacteurs (terrorisme, conflits armés, manque d’eau pour le refroidissement, inondations, etc.), mais la convergence des multiples “crises” que nous traversons (climat, énergie, écosystèmes, pollutions, finance, etc.) annonce un effondrement imminent de notre civilisation(2). Rien de moins! Un tel effondrement pourrait prendre plusieurs décennies (comme cela a été le cas pour l’empire Romain ou les Mayas), mais à cause de la structure interconnectée de notre économie globalisée, il pourrait aussi être bien plus rapide… 

Dès lors, que se passerait-il si nous vivions un effondrement financier, économique puis politique des régions nucléarisées au cours de la première moitié de ce siècle ? D’abord, il est évident qu’il n’y aurait plus de budget pour les démantèlements. Ensuite, il ne pourrait pas non plus y avoir de possibilités de trouver ces fameuses solutions techniques. Enfin, il est très probable que nous aurions du mal à trouver de la main‑d’œuvre bénévole pour le faire… surtout si elle n’a pas les compétences. En bref, dans ce scénario de plus en plus crédible, les centrales ne seront jamais démantelées. 

Mais allons au bout du raisonnement. Puisqu’elles ne seront jamais démantelées, aurons-nous seulement la possibilité (le temps, l’énergie, les ressources, la main d’œuvre et la technique) de placer des sarcophages sur les 230 réacteurs ? Y croyezvous vraiment ? Pire: si un choc financier et économique puissant, ou si un conflit global provoquait un effondrement rapide des régions industrialisées, aurons-nous seulement le temps d’éteindre et de refroidir les réacteurs en activité ? Certes, il faut deux heures pour éteindre un réacteur, mais il faut six mois pour le refroidir! Et pendant ces longs mois, le dispositif a besoin non seulement d’un approvisionnement constant en électricité, mais aussi en carburant et en main‑d’œuvre. Ce qui est loin d’être garanti… 

Conclusion: non seulement les centrales seront abandonnées telles quelles aux générations futures, mais rien ne nous assure qu’elles puissent même laisser la possibilité qu’il y ait des générations futures. 

Pablo Servigne & Rapaël Stevens 
respectivement ingénieur agronome et docteur en biologie; éco-conseiller, expert en résilience des systèmes socioécologiques. 

Notes et références
  1. Voir le documentaire de Bernard nicolas, « centrales nucléaires, démantèlement impossible ?», Arte, 68 min, 2013. 
  2. P. Servigne et r. Stevens, « comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », Seuil, 2015. 

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