L’EVENEMENT ANTHROPOCENE

Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, éd. du Seuil, 2013, 304 pages.

En 2000, lors d’une conférence restée célèbre, le prix Nobel de chimie Paul Crutzen prononça pour la première fois le mot «Anthropocène» pour désigner cette nouvelle période géologique qui a succédé à l’Holocène. Il signifiait par là que l’humanité est devenue une force d’ampleur tellurique capable de bouleverser profondément les grands équilibres globaux (physiques, biologiques, chimiques) et d’initier des boucles de rétroaction dont les esprits lucides savent où elles nous mèneront – à la catastrophe finale –, mais pas précisément par quels chemins. 

Les scientifiques sont généralement d’accord pour faire débuter l’Anthropocène au 18ème siècle, à l’entrée dans l’ère industrielle, et pour remarquer une «Grande Accélération» après 1945 avec l’accès des masses occidentales à la consommation. Ils annoncent aussi que c’est un point de non-retour – du moins à l’échelle de la civilisation – duquel nous allons devoir nous accommoder, et auquel nous allons devoir essayer de survivre. Cette notion est certes utile aux écologistes pour dénoncer les dégâts occasionnés à la Terre, mais elle est aussi récupérée par l’oligarchie pour justifier ses projets délirants de géo-ingénierie et de gestion cybernétique de la biosphère, « [car] quantifier la nature est aujourd’hui la grande affaire des élites mondiales, tout comme quantifier l’économie l’avait été pendant la Seconde Guerre mondiale » (p. 70). Cette nature, vue comme un «système» , est appelée à un «rendement soutenable maximal» (p. 108). Certains philosophes, comme Bruno Latour, annoncent sa disparition en tant qu’entité indépendante de l’humanité. Il n’y aurait plus qu’une bio-sociosphère, hybride et dynamique. (À partir de là, pourquoi se gêner? Latour a‑t-il ici conscience de cautionner le capitalisme vert ?). 

Bonneuil et Fressoz sont historiens et présentent de nombreux faits qui démentent le récit dominant répandu par les « anthropocénologues » , ainsi celui d’une prétendue « prise de conscience » subite et tardive, à la fin du XXème siècle, des conséquences de l’action de l’homme sur l’écosystème terrestre, après deux cent cinquante ans d’égarement dans la croissance et le développement. Au contraire, ils montrent que la résistance aux innovations techniques, aux machines, à l’industrialisation à marche forcée, aux chemins de fer, à la pollution des eaux, de l’air et des sols, à la déforestation, à la privatisation des communs, à l’enlaidissement des paysages, etc., a été concomitante à la modernité elle-même. Mais l’histoire officielle, pétrie de l’idéologie du Progrès, a généralement ignoré ces faits. Certaines franges de la société (parmi les travailleurs, les scientifiques, les philosophes et les simples citoyens) se sont dès le départ opposées aux choix politiques qui dégradaient leurs conditions de vie et celles de la planète. « […] Il est manifeste que les modernes possédaient leurs propres formes de réflexivité environnementale. La conclusion s’impose, assez dérangeante en vérité, que nos ancêtres ont détruit les environnements en toute connaissance de cause » , soulignent les auteurs (p. 221), avant d’en arriver à une autre conclusion : « Et si l’entrée dans l’Anthropocène, plutôt qu’un glissement inconscient ou bien la simple résultante de l’innovation technique (la machine à vapeur), était le résultat d’une défaite politique face aux forces du libéralisme ? » (p. 229). Voilà qui repolitise la question ! 

Bernard Legros

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