Les patates de Wetteren

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Le 4 mars 2011, les ministres fédéraux Paul Magnette (Energie et Environnement) et Laurette Onkelinx (Santé) ont approuvé l’essai en champs des patates génétiquement modifiées à Wetteren mené conjointement par l’Université de Gand, l’Institut Flamand de Biotechnologie (VIB), l’école supérieure de Gand, l’Institut pour la recherche en agriculture et pêche (ILVO) et BASF. «On n’arrête pas le progrès» disent les socialistes. «Aucun risque» disent les pro-OGM. Et vogue la galère, pour la terre et notre santé. Affaire pliée? Avec les brontosaures du boulevard de l’Empereur et les vélociraptors de l’agrobiochimie, on eut pu le croire. C’était sans compter ce qui ne se laisse jamais éteindre, ni étouffer, ni mourir: la vie de la conscience humaine.

Retours sur cette affaire pas encore dénouée.

Le Field Liberation Movement (FLM)– le Mouvement de libération des Champs — un «groupe de paysan(ne)s, écologistes et citoyen(ne)s inquiets», publie courant du mois de mars 2011 un communiqué de presse instituant le 29 mai 2011: «Journée nationale de désobéissance civile contre les pommes de terres OGM à Wetteren». Le FLM explique: «La majorité des Belges ne veulent pas d’OGM dans leur assiette ou dans les champs. Bruxelles et la Wallonie se sont déclarées «régions libres d’OGM», mais en Flandre il semble que le Ministère de l’Agriculture, les universités et l’agro-industrie collaborent pour mener des essais en plein champ inutiles et risqués». Le FLM invite alors tout un chacun «à libérer un champ de pommes de terre génétiquement modifiées le dimanche après-midi 29 mai 2011 à Wetteren. (…) Le 29 mai 2011 est un grand jour de désobéissance civile, non-violente et amusante, avec un clin d’œil à la tradition française des Faucheurs Volontaires.»

Le VIB réagit à cet appel public en envoyant deux messages distincts  : des propos dénigrant le FLM dans la presse, et une invitation à participer à une table ronde. René Custers, «Regulatory & communications manager, VIB», explique dans son email d’invitation que «  Le projet pommes de terre OGM est matière à discussion. Ça, c’est sûr. Il déclenche toute une gamme d’émotions et d’arguments. Et c’est justement ce qui rend ce projet si intéressant. Y a‑t-il place pour la nuance dans ce cas, oui ou non?».

Le FLM prend à nouveau la plume  pour inviter à son tour le VIB «à une discussion publique autour des essais de pommes de terre OGM», et enjoindre Monsieur Custers de se joindre à l’inspection citoyenne (un «GeneSpotting») organisée par le FLM le 7 mai 2011. Jokes, une membre du FLM, développe des arguments(1) interrogeant les pratiques du «consortium de la patate transgénique», et ouvre un échange argumenté, remarquant par exemple que: «Vous nous proposez de discuter de décisions déjà prises. Vous avez d’ores et déjà décidé de nous imposer l’essai sans tenir compte de nos avis. Lorsque vous plantez vos patates, vous n’êtes pas dans la réflexion mais dans l’action, vous arrêtez de débattre, vous agissez!».

Le VIB ne donnera pas suite à ce courrier et n’apportera pas de réponses aux questions soulevées.

Le 29 mai 2011, environ 300 paysans, militants et citoyens se retrouvent pour protéger nos champs en empêchant l’expérience OGM. La technique de sauvetage choisie consiste à remplacer les patates OGM par de bonnes vieilles patates bio dans le champ. Ce «grand échange de patates» a lieu malgré un dispositif sécuritaire impressionnant: des grillages ont été dressés tout autour du champ, plusieurs dizaines de policiers en équipement complet encerclent le lopin de terre, des fourgonnettes attendent dans les environs.

Cette action de désobéissance civile produit un effet médiatique important et, de ce fait, atteint entièrement son but initial: empêcher l’agrobusiness d’imposer les OGM dans les champs et dans les assiettes comme si de rien n’était, en provoquant un débat public sur l’opportunité de choisir ces technologies.

La réussite est d’autant plus complète que la réaction des pouvoirs publics confirme de manière évidente le caractère non-démocratique et brutal des procédés de l’industrie des OGM: le dispositif policier pour commencer, abondamment montré à la télévision. Avec tous ces policiers en armures, on se rendait vraiment compte que ces patates sont dangereuses.

Ensuite, deux jours après l’action, le ministre-Président de la région Flamande, Kris Peeters, déclare à la radio qu’il faut poursuivre les faucheurs pour «  association de malfaiteurs  ». Faute professionnelle hallucinante, où le ministre (exécutif) dit son droit à la justice (en théorie, indépendante) en indiquant même le chef d’accusation! De commune patatiste, Wetteren commençait à furieusement ressembler à une capitale de république bananière.

Justement, affubler de l’accusation «association de malfaiteurs» des citoyens préoccupés par le bien commun, la santé publique, la qualité de l’agriculture et de l’alimentation notamment, c’était une excellente manière de décrédibiliser à la fois le consortium pro-OGM et ses fidèles serviteurs des pouvoirs publics. Les images des faucheurs, souvent jeunes, agissant à visage découvert, en plein jour, avec des revendications claires et publiques, ont fait le tour des TVs et journaux. Et c’est peu dire qu’entre le terme sombre d’ «association de malfaiteurs» et les citoyens festifs, il y avait une abysse, une évidence de «nous sommes les 99%» qui laissait le 1% restant bien seul dans ses costumes pro-OGM.

Comme si ça ne suffisait pas, on apprend alors dans les médias qu’une chercheuse de la KUL, Barbara Van Dyck, a été renvoyée de l’université pour avoir affiché son soutien à cette action, à laquelle elle participait à titre privé. Décidément, la non-violence active a une capacité sidérante de mettre en lumière les dérives des institutions de pouvoir.

«J’étais l’une des porte-paroles du FLM, nous indique Barbara Van Dyck, pas la seule mais l’une de celles qui a parlé à la presse. Je participais en mon nom propre, comme citoyenne. Le top de la KUL a appris qu’une chercheuse de leur université défendait ce qui était perçu par l’établissement comme une action de «violence contre la science». Suite à cela j’ai eu un entretien avec le rectorat de mon université au cours duquel ils m’ont demandé de me désolidariser de l’action et de présenter mes excuses à mes collègues. Selon eux, il y avait eu une rupture de confiance, dans le sens qu’on ne peut pas être chercheuse et défendre des «actions violentes contre la science». J’ai souligné qu’il n’était pas question de violence contre la science, mais d’une action politique de désobéissance civile par laquelle on veut mettre la lumière sur quelque chose qui ne va pas dans la société, et en l’occurrence c’est l’impossibilité du débat sur les OGM et la violence structurelle de l’agro-industrie qui les produit. Ce non-débat se voit confirmé par mon expulsion de l’université. Monsieur Séralini est attaqué de toutes parts parce qu’il propose des résultats scientifiques qui ne conviennent pas à l’agro-industrie. On essaye de le décrédibiliser scientifiquement, ainsi que son travail. Ici, c’est tout à fait différent puisque j’ai participé à l’action en tant que citoyenne, pas scientifique. Mais l’employeur a tout de même eu l’idée qu’il pouvait contrôler ce que font ses employé(e)s pendant leur temps libre. Je travaillais dans le domaine de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme. Je suis ingénieur agronome de formation et les thèmes de l’agriculture et de l’alimentation, c’est quelque chose à quoi je suis fort liée personnellement, mais mon travail à l’université n’était pas lié aux OGM.»

Puis les inculpations arrivent et les «11 de Wetteren», comme triés sur le volet parmi les dizaines d’activistes ayant procédé au «grand échange de patates», accusés d’association de malfaiteurs, sont convoqués au tribunal de Termonde pour le 15 janvier 2013.

Auparavant, le toujours très actif FLM lance une action de «comparution volontaire», en se basant sur une disposition légale qui permet à un citoyen de demander d’être jugé pour les mêmes faits que d’autres inculpés s’il estime que cela est juste et qu’il en accepte la responsabilité.

A nouveau cette technique non-violente donne des résultats surprenants : les médias font écho de cette nouvelle mobilisation, dont le caractère public et en faveur du bien commun est à nouveau rendu évident. Plus de nonante personnes se portent comparantes volontaires, parmi lesquelles des paysans, des politiciens, des personnes du monde académique, des représentants de diverses associations, des activistes environnementaux, des citoyens concernés, des faucheurs volontaires français.

Le 15 janvier, aux petites heures, 200 personnes se retrouvent devant les marches du tribunal de Termonde. Il fait froid mais les inculpés, les comparants volontaires et leurs soutiens sont venus avec de la musique, des patates bio, et des frites. A nouveau, les médias ont fait part de ce procès, indiquant que les prévenus avaient quitté l’audience. Qu’en a‑t-il été plus précisément? Quelle est la stratégie des inculpés?

«L’opposition au jugement n’est pas encore l’appel d’un jugement, qui est une étape de recours ultérieure, nous explique Barbara Van Dyck, également inculpée au procès. Nous avons quitté l’audience pour souligner à quel point le procès reproduit la manière dont sont introduits les OGM dans la société. A travers des actes, on essaye d’empêcher que les vraies questions puissent être l’objet du débat public.

Comme l’acte d’introduire des OGM dans les filières d’alimentation sachant qu’ils menacent l’existence de l’agriculture paysanne, sachant que les risques pour l’environnement et la santé publique sont importants et les effets irréversibles. Le vrai débat à mener est celui d’imaginer un autre modèle agricole qui ne permette pas de monopole sur le vivant, un modèle plus juste et respectueux pour l’environnement et la santé publique.

Le Grand échange de Patates de 2011 était une façon de s’exprimer puisque d’autres modes d’expression d’oppositions aux OGM ne sont pas pris au sérieux. Le 15 janvier, au cours du procès au tribunal de Termonde, le juge a refusé d’entendre les témoins et de visionner les vidéos témoignages, qui nous permettent pourtant d’expliquer les motivations de l’action du 29 mai. Selon nous, cette action répondait à une nécessité, en application notamment du principe de précaution qui n’a pas été respecté. Nous empêcher de déployer les éléments dont nous estimons avoir besoin pour expliquer le contexte du «Grand échange de Patates» est une violence faite au droit de défense. Cette violation démontre une fois de plus la façon de se ficher de tout avis non-technocrate dans le débat OGM et d’omettre ainsi les réelles questions. C’est cela qu’on a voulu mettre en évidence.»

La pression monte, le consortium de la patate OGM en fait des tonnes et le procureur procure à double tour. «Les peines demandées allaient de 8 mois de prison ferme à 6 mois de prison avec sursis, poursuit Barbara Van Dyck, ce sont des peines extrêmement lourdes. Les parties civiles demandent en outre le paiement d’une somme d’environ 200.000 euros. Ce montant, demandé par l’Institut Flamand de Biotechnologie, l’université de Gand, l’école supérieure de Gand et l’ILVO – BASF n’a pas pris part au procès –  inclut les coûts de plus de quatre mois de protection par des sociétés privées du champ de patates, les coûts de la manifestation pro-OGM «save our science» qui a eu lieu le jour du changement de patates, des contacts du secteur biotech avec la presse, et les heures passées par des professeurs à faire la promotion des OGM par mail ou facebook.

D’après nos calculs, cela fait environ 10.000 euros par patate abîmée lors de l’action, puisqu’il y avait 108 patates OGM dans le champ et qu’on a estimé que 20 d’entre elles ont été touchées pendant l’action!

Le caractère ridicule du chef d’inculpation «association de malfaiteurs» et la lourdeur des peines indiquent bien le caractère politique de ce procès.»

De ses observation de l’action à Wetteren, Barbara Van Dyck tire matière à espoir: «On a vu une mobilisation grandissante autour de cette action et ses suites, ça c’est une réussite. De plus en plus de gens s’intéressent à ça, en discutent, écrivent sur le sujet. Et le procès contribue à ce que les gens s’informent et s’indignent. Ça rassemble aussi des gens qui s’organisent pour réfléchir et agir pour une autre agriculture. Tout ça est très positif.».

Un enthousiasme que Marc Fichers, secrétaire général de Nature & Progrès Belgique, n’est pas loin de partager: «Les firmes semencières et agrochimiques essayent à tout prix d’introduire des OGM dans notre environnement. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont déployé énormément de moyens pour y parvenir en suscitant une recherche scientifique, en mettant en place des champs d’essais, mais ils n’y sont pas parvenus. Et finalement, c’est la mobilisation citoyenne, pas spécialement grande, sans moyens financiers importants, mais avec une forte conviction, qui a réussi à nettoyer le territoire des OGM.»

N’y a‑t-il donc plus d’OGM en Belgique? «Mis à part les quelques petits essais de peupliers ou de patates l’année passée dans la région de Gand, qui est tout de même le fer de lance de la recherche OGM en Europe, il n’y en a pas. Il y en a eu dans les années 2000, mais la mobilisation citoyenne les a chassés.

Par ailleurs il n’y a jamais eu de cultures OGM en Wallonie. On a en effet une réglementation sur la coexistence des cultures qui responsabilise énormément les personnes qui voudraient faire pousser des OGM, ce qui est normal. Cela coûterait donc assez cher si un agriculteur voulait se lancer là-dedans, simplement à cause de la dissémination dans d’autre cultures, dont il devrait assumer financièrement la charge.

Maintenant ce que les firmes essayent de faire, c’est de noyer un peu le débat en faisant des annonces laissant croire qu’il y a des OGM en Belgique. Mais ce n’est pas vrai.

Lorsque l’on procède à une modification d’une plante en soumettant des cultures de cellules à des rayonnements, c’est une mauvaise technique, mais on ne crée pas pour autant un OGM comme essaient de le faire croire les firmes. D’ailleurs ces types de plantes modifiées ne sont pas brevetées et il n’y a donc pas d’appropriation du vivant, ce qui est l’un des problèmes graves posés par les OGM. Mais il ne faut pas trop s’inquiéter de ces annonces, plutôt se réjouir du fait que les citoyens ont réussi à mettre les OGM dehors, alors même que leurs moyens financiers étaient très modestes en regard des firmes semencières et chimiques.»

Confirmation le jour de l’audience,  l’entreprise BASF, partenaire de l’expérience de Wetteren, annonçait jeter l’éponge. Elle indiquait que la poursuite de ses investissements européens dans ces technologies «ne peut être justifiée en raison des incertitudes au niveau du cadre réglementaire et des menaces de destruction de champs» . Nouvelle victoire pour les faucheurs d’OGMs(2), et ceux de Wetteren notamment. Repli stratégiques de BASF aux USA, où la législation est plus permissive et la contamination OGM déjà gravement avancée.

Puis le 12 février 2013, la juge de Termonde a rendu son verdict : huit mois de prison ferme pour deux militants, six mois fermes pour trois autres, six mois avec sursis pour les six derniers. Ils devront collectivement  verser 25.000 euros aux parties civiles. Les inculpés du FLM, peu surpris de ce jugement, feront opposition à celui-ci. L’affaire continue. Elle  met en lumière le caractère politique du choix de la technologie des OGMs et du système répressif et liberticide qui lui est indispensable.

J.-B.G.

Pour soutenir les inculpés de Wetteren: http:// fieldliberation.wordpress.com
Le site de Nature & Progrès Belgique: www.natpro.be

Notes et références
  1. A lire sur: http://fieldliberation.wordpress. com/2011/04/29/invitationvib/
  2. Le Monde, 29 janvier 2013, Le Figaro, 16 janvier 2013.

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