Les chiens mordent. Épisode 2: Vif à l’attaque

Il ne faut pas s’attaquer directement au travail des journalistes aux ordres pour qu’ils se sentent menacés. Il suffit de faire un travail d’information qui n’a rien d’extraordinaire, révélant ainsi l’implacable réalité de la désinformation et de la censure quotidienne dans laquelle nous sommes baignés. Ainsi, ils reçoivent en retour et indirectement la preuve de ce qu’ils taisent et ne font pas, résultat d’un fonctionnement structurel qu’ils cherchent systématiquement à occulter. Ce qui est extraordinaire, c’est donc que la question du 15 avril lors de la conférence de presse, n’avait rien d’extraordinaire. Analyse d’un cas d’école : un article du Vif/L’Express(1).

Le départ est ardu, la côte en vue, car l’article, catégorisé « Opinion » sur le site du Vif, « Commentaire » dans l’hebdomadaire papier, nous plonge d’emblée par son titre dans la confusion : «Les journalistes qui posent de vraies questions les posent ailleurs, là où ils peuvent obtenir de vraies réponses… ». Arrêtons-nous d’emblée sur ce raisonnement alambiqué avant d’entamer le cœur de ce qui pouvait se lire dans Le Vif papier de la semaine du 23 avril. Il y aurait donc des lieux pour poser de « vraies questions » et des lieux pour obtenir de vraies réponses ? Donc des lieux qui permettraient que les caractères véritables de la question et de la réponse se rencontrent, indiquant a contrario que dans d’autres lieux on jouerait une forme de spectacle, posant de « fausses » questions pour obtenir de « fausses » réponses, et puis des lieux où on poserait de vraies questions et où l’on obtiendrait de fausses réponses ? C’est ce dernier cas qui constitue ma faute.

Mais c’est bien là justement que le mal se situe, et le titre en lui-même du Vif, d’un certain Nicolas De Decker, pourrait à lui seul faire l’objet d’une analyse détaillée(2). Car ce dont le citoyen n’en peut plus, c’est de devoir assister à ces pantomimes de démocratie que sont les conférences de presse et autres débats politiques, relayés sans fin par des médias qui jouent le jeu et font le spectacle, de politiques qui nous disent en filigrane qu’ils font maintenant ce qu’ils veulent parce qu’on a voté pour eux(3), alors que dans ces lieux toute réponse véritable est interdite. À ce niveau, l’analyse est déjà formidablement vertigineuse, révélant la pensée profonde et contradictoire de celui qui l’écrit : les lieux dits démocratiques ne sont pas des lieux démocratiques. On pourrait en dire de même du Vif si on analyse qui sont ses patrons, et c’est sans doute par un jeu inconscient que le journaliste admet ce qu’il peut faire et ne pas faire en établissant la carte géographique des lieux qui tolèrent les « vraies questions » des autres qui les refusent. Bientôt une « app sur GPS » ? Ici « oui », là « non »…

Le chapeau(4) qui suit le titre entretient le trouble, écrits d’un journaliste qui cherche, encore et toujours, à noyer la question de fond dans des élucubrations intellectuelles sans formes qui ressemblent surtout, si l’on s’y arrête, à des justifications : « Il n’y a pas de diplôme plus fiable que celui que l’on s’attribue, il s’est présenté comme « un journaliste qui pose de vraies questions », et c’est vrai que ses questions avaient leurs raisons, au confrère de Kairos Presse qui a égayé la conférence de presse de Sophie Wilmès, mercredi 15 avril ». Whaw ! Elles « avaient leurs raisons », donc, mais devant un public de millions de personnes confinées qui attendent des informations devant leur télévision et radio, ce n’était pas le lieu : l’information juste a ses raisons (et ses lieux convenus) que la raison ignore. Mais cette conférence est l’endroit pour quoi alors ? Mépris journalistique s’il en est, notez que cette remarque indique que ma question permettra juste « d’égayer » la conférence de presse, entendez que sans cela l’atmosphère serait demeurée triste et solennelle. Pour ce journaliste, on égaye, pour d’autres on « crée un malaise »(5), on pose une « question déplacée » ou on est dans « la théorie du complot »(6). En tous les cas, on ne sert à rien.

La suite de l’article est une litanie reprenant ce qui a été dit dans la question du 15 avril et auquel le journaliste du Vif répond invariablement par ce sophisme consistant à dire que ce que j’ai énoncé est tellement vrai que c’est là la preuve que cela avait déjà été dit, et donc que je ne fais que parler de quelque chose dont tout le monde parle. On tourne en rond. Extraits : « Sur la légitimité démocratique d’un gouvernement composé dans des circonstances exceptionnelles, c’est une vraie question(7). Tellement vraie et si taboue que si le journaliste qui pose de vraies questions et qui auto-évalue (sic) ses compétences a pu s’en apercevoir, c’est que les journaux, les politiques, les parlements, les juristes et les politologues ne parlent que de ça depuis un mois et demi. (…) Sur Marc Van Ranst, qui aurait été payé par la multinationale GSK en 2009, c’est une vraie question. Tellement vraie (…) que Le Soir l’a révélé il y a dix ans, lorsque Marc Van Ranst aidait déjà à parer une pandémie mondiale ; sur Philippe De Backer, qui a travaillé de 2009 à 2011 chez Vesalius Biocapital, c’est une vraie question. (…) Tellement vraie que Philippe De Backer le dit lui-même sur son profil LinkedIn public ».

Gloire et buzz : la camelote du journaliste mainstream

Tellement habitué à l’individualisme rédactionnel où l’on recherche pour soi-même la gloire et le buzz, le journaliste qui signe l’article ne comprend pas que la question que l’on pose avait un tout autre objectif que celui d’obtenir une réponse franche et sensible de la Première Ministre : 

« « Quelle légitimité politique y a‑t-il à prendre ce genre de décisions quand la plupart des membres qui décident et réfléchissent font partie des multinationales et de la finance ?« a‑t-il demandé et, bien sûr, il se disait que Sophie Wilmès allait lui répondre « aucune, vous avez raison, je suis un rouage inconscient du capitalisme financiarisé, vous m’avez convaincue et voici ma démission », se mettre à pleurer, et forcer Elio Di Rupo, Rudi Vervoort, Jan Jambon, Pierre-Yves Jeholet et Oliver Paasch, qui étaient à côté d’elle, à démissionner et à se mettre à pleurer aussi, car il est un journaliste qui pose de vraies questions et qui sait de quoi il parle, le confrère de Kairos Presse ».

Chercher le risible… Mais non mon cher, ce que j’espérais en posant cette question, c’était informer les citoyens, qui écoutaient en nombre, de ce qui se tramait dans les arcanes du pouvoir et qui, même s’ils le savaient au fond d’eux (comme vous sûrement), attendaient que l’on pose cette question (au contraire de vous). Ce que je voulais, c’était dégonfler la baudruche, briser le spectacle et cette illusion que ceux qui nous gouvernent nous représentent et sont à notre service. Je n’espérais évidemment pas que Sophie Wilmès admette qu’elle est « un rouage inconscient du capitalisme financiarisé », comme je ne m’attends pas que vous admettiez en public que les propriétaires du journal pour lequel vous travaillez, Le Vif, sont un « rouage conscient du capitalisme financiarisé », cela n’empêche pas que je vous poserais la question en public, même si je sais que vous ne répondrez pas, ou tenterez en vain de vous justifier. C’est là sans doute un fantasme d’étudiant sorti de journalisme, qui vous poursuit : faire dire à quelqu’un ce qu’il n’a pas envie de dire… suffirait de choisir le bon endroit.

La non-réponse de Wilmès, l’indigence de ses propos, ont suffi à révéler qui elle était, ce qu’elle faisait, qui elle servait. Et c’est cela qui constitue « le moment » et marque extraordinairement ce qui ne devrait relever que de la normalité : poser une question sur les intérêts privés de ceux qui sont censés prendre des décisions pour des millions de personnes. Mais quand l’anormal domine, le normal paraît fantastique et héroïque.

Vous en oubliez donc qu’une des fonctions principales de mon intervention était de dire tout haut ce que tout le monde voit, et d’annoncer : « Le roi est nu »:

« Tandis que le roi cheminait fièrement à la procession sous son dais magnifique, tous les hommes, dans la rue et aux fenêtres, s’écriaient : « Quel superbe costume ! Quelle traîne ! Quelle coupe ! Nul ne voulait laisser deviner qu’il ne voyait rien sous peine de passer pour un niais ou un incapable. Jamais les habits du roi n’avaient excité une telle admiration. « Mais il me semble qu’il n’a pas du tout d’habits », observa un petit enfant. « Seigneur Dieu ! Écoutez la voix de l’innocence ! » dit le père. Et bientôt on chuchota dans la foule en répétant les paroles de l’enfant. « Il y a un petit enfant qui dit que le roi est nu ! » « Il n’a pas du tout d’habits! » s’écria enfin tout le peuple. Le roi en fut extrêmement honteux, car il comprit que c’était vrai. Cependant il se raisonna et prit sa résolution : « Quoi qu’il en soit, il faut que je reste jusqu’à la fin ! ». Puis, il se redressa plus fièrement encore, et les chambellans continuèrent à porter avec respect la traîne qui n’existait pas »(8).

La non-réponse de Wilmès, l’indigence de ses propos, ont suffi à révéler qui elle était, ce qu’elle faisait, qui elle servait

En m’attribuant ce genre d’attentes ingénues, comme si j’escomptais des « aveux », de « vraies réponses », vous mettez à distance votre propre fonctionnement : celui d’un journaliste qui fait de son métier un rapport individuel à l’information, qui recherche les « félicitations » des autres, qui se fond dans la masse et accepte d’adapter ses « vraies questions » aux « bons endroits », et ses « fausses questions » aux autres lieux ad hoc comme les conférences de presse. Tout cela en « sachant » subconsciemment que si vous vous étiez permis de poser en pleine conférence de presse la question que j’ai posée le 15 avril, un C4 vous attendait à votre retour au bureau.

Vous avez donc fait de votre adaptation au principe de réalité la résultante d’un choix individuel, alors qu’elle n’est que la preuve d’une soumission et d’une censure. Aldous Huxley l’a parfaitement saisi : « Et c’est là, dit sentencieusement le Directeur, en guise de contribution à cet exposé, qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper »(9). Le meilleur des mondes

Vous en oubliez donc qu’une des fonctions principales de mon intervention était de dire tout haut ce que tout le monde voit, et d’annoncer : « Le roi est nu »

Vous faites donc le journalisme que vous êtes obligé de faire, mais pour oublier cette soumission(10), vous en faites un principe, substituant votre soumission en liberté. Ce conditionnement est si efficace qu’il vous permet d’édicter péremptoirement les « zones de libre expression », où l’on pourrait débattre ouvertement et où la censure serait inexistante : « Sans doute est-ce pour cela que les journalistes qui posent de vraies questions les posent ailleurs, là où ils peuvent obtenir de vraies réponses, là où ils peuvent contredire les répondants, là où ils peuvent recevoir des précisions des puissants ». En un lieu le silence, la langue de bois, le spectacle, en un autre, l’esprit critique, l’ouverture, la franchise. On reconnaît bien la profonde dissonance de journalistes qui œuvrent pour des journaux dont les patrons attendent de leurs employés qu’ils s’autolimitent(11). Mais nous sortons du journalisme ici, pour entrer dans le domaine de la psychologie clinique et sociale…

Un petit entre-soi bien nuisible au bien commun

Vous auto-entretenez vos certitudes : pour que la réalité soit, il suffit de prononcer des énoncés performatifs qui se contentent d’eux-mêmes. Ce que vous ne dites pas et qui contredit vos sophismes, c’est notamment que les médias de masse ne parlent de ce qui dérange que quand ils sont « obligés » de le faire, quand la médiatisation hors de leur sphère atteint des proportions trop importantes pour qu’ils continuent à se taire. C’est le cas depuis le 15 avril et ma « question déplacée ». Ce n’est pas encore le cas par contre, et ce ne le sera sans doute pas, pour la censure dont a été l’objet Financité(12), qui n’a été relayée par aucun média, seule la RTBF se contentant d’en faire une brève sur le net.

Toute la morgue et l’arrogance d’une profession qui considère qu’elle est la seule à pouvoir représenter pour nous le réel, se ressent dans la conclusion de l’article : « Sans doute est-ce aussi pour cela que quand ils ne peuvent pas en avoir, de réponse des puissants, il faut aux journalistes qui posent de vraies questions opposer des preuves matérielles au silence ou à la langue de bois. C’est plus difficile que de se laisser filmer après être allé faire un tour sur LinkedIn, mais pas moins gratifiant qu’une décoration que l’on épinglerait sur sa propre poitrine ».

Cela fait donc plus de 8 ans que notre journalisme consiste à « faire des tours sur Linkedln », évoquant le scandale du nucléaire, les ondes électromagnétiques, la misère structurelle, les pesticides, l’inégalité dans l’enseignement et partout ailleurs, les gilets jaunes, les grands projets nuisibles et imposés, les collusions du politique et du privé, le Kazakhgate, les fonds libyens, etc., dont vous n’avez jamais parlé (ce que l’on n’attendait pas d’ailleurs).

On le sait maintenant, Linkedln est une mine d’infos, plus besoin de faire du journalisme. Tout a été dit, tout sera dit.

N’y a‑t-il pourtant pas un profond mépris pour les gens quand on voit les milliers de réactions positives après ma question du 15 avril, de venir leur dire tacitement que tout cela existait avant et qu’ils n’ont aucune raison de se réjouir qu’on pose enfin les questions qui, peut-être dérangent, mais surtout les intéressent ?

Notes et références

  1. https://www.levif.be/actualite/belgique/les-journalistes-qui-posent-de-vraies-questions-les-posent-ailleurs-la-ou-ils-peuvent-obtenir-de-vraies-reponses/article-opinion-1280305.html
  2. Qui par ailleurs ne cite jamais mon nom dans son article, ce qui n’est pas anodin.
  3. Cf. Réponse de Sophie Wilmès à la question du 15 avril en conférence de presse. Voir https://youtu.be/xt8MAjqI5Aw
  4. Terme que nous préférons, mais qui s’écrit plutôt chapô dans le milieu journalistique, et qui désigne un texte court précédent un article.
  5. https://www.sudinfo.be/id179858/article/2020–04-15/malaise-lors-de-la-conference-de-presse-de-sophie-wilmes-un-journaliste-pose-une; https://www.levif.be/actualite/belgique/malaise-entre-sophie-wilmes-et-un-journaliste-de-kairos/article-normal-1277983.html; https://www.lameuse.be/546250/article/2020–04-15/malaise-lors-de-la-conference-de-presse-de-sophie-wilmes-video
  6. https://www.rtl.be/info/belgique/societe/un-journaliste-avance-une-theorie-du-complot-lors-de-la-conference-de-presse-sophie-wilmes-le-recadre-et-repond-video–1211991.aspx
  7. Point que je n’ai d’ailleurs pas soulevé, puisque je n’évoquais pas « la légitimité démocratique d’un gouvernement composé dans des circonstances exceptionnelles », ce qui relève de ses propos, mais la légitimité d’un gouvernement qui mélange ses intérêts avec ceux du privé… L’auteur se justifie à nouveau, se défendant contre une attaque inexistante (processus de défense propre à une forme de culpabilité, connu en psychologie sociale).
  8. Hans Christen Andersen, Les habits neufs de l’empereur, 1837.
  9. Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, 1932, p. 40.
  10. Pour autant qu’il y ait soumission, car le passage formatif dans les écoles de journalisme et la dimension de classe spécifique aux étudiants, ne nécessitent souvent aucune soumission, la correspondance entre ce qu’ils sont et ce qu’on attend d’eux étant le plus souvent parfaite.
  11. Nous évoquerons vos patrons dans un prochain article, que vous relayerez très certainement dans les endroits autorisés, on n’en doute pas.
  12. https://www.kairospresse.be/article/flagrant-delit-de-censure-a-la-libre

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