L’accident impossible a eu lieu trois fois

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1. RETOUR SUR UN ACCIDENT OUBLIÉ : THREE MILE ISLAND, LE 28 MARS 1979

Avant le désastre de Fukushima, il y a eu Tchernobyl, 25 ans avant. Mais le premier accident catastrophique de l’histoire du nucléaire civil a eu lieu quelques années plus tôt aux Etats-Unis, le pays qui a vu naître l’industrie nucléaire.

C’était le 28 mars 1979, à quatre heures du matin. Pour une raison inconnue, les pompes d’alimentation du système de refroidissement secondaire du réacteur n°2 de la centrale nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie s’arrêtent(1). Des pompes auxiliaires de secours doivent normalement démarrer automatiquement. Elles ne le font pas à la suite d’une erreur humaine commise au cours de la dernière opération de maintenance. La hausse de température de l’eau du circuit primaire qui en résulte accroît la pression, ce qui provoque l’ouverture d’une soupape de décompression du pressuriseur et l’arrêt automatique du réacteur et de la turbine. Tout cela a pris 8 secondes.

La soupape de décompression doit être refermée dès lors que la pression est redevenue normale. C’est alors qu’a lieu un nouveau dysfonctionnement technique : le voyant lumineux indique erronément une vanne fermée. La pression continue donc de baisser dans le circuit primaire qui se vide par la soupape restée ouverte et libère ainsi dans l’enceinte du réacteur 120 m³ de vapeur et d’eau fortement radioactives. Le cœur commence à fondre. L’opérateur, croyant le pressuriseur plein, conclut à tort que le circuit primaire est plein, lui aussi, et arrête manuellement le circuit d’injection de sécurité !

4 minutes 38 secondes se sont écoulées. Le circuit primaire se vide directement dans l’enceinte de confinement. Le cœur continue de fondre et l’alliage des gaines de combustible (à base de zirconium) réagit avec l’eau pour produire de l’hydrogène en grande quantité, lequel se loge dans les parties supérieures du réacteur.

A 6h45, soit près de trois heures après le début de l’accident, les alarmes de détection de radioactivité se déclenchent. Le directeur de la centrale, affolé, décrète l’état d’urgence et alerte les autorités locales, le gouverneur de l’État de Pennsylvanie et la Commission à l’énergie atomique (AEC) de ce que l’événement pourrait avoir des conséquences radiologiques graves pour le grand public. A 10 heures du matin, une réunion d’urgence a lieu à laquelle participent, outre les responsables de la centrale, les représentants politiques des différents niveaux en ce compris la présidence des États-Unis. La décision d’évacuer les populations riveraines est prise dès lors que l’explosion de la bulle d’hydrogène formée dans l’enceinte est une hypothèse plausible.

Les tentatives des opérateurs, visant à remplir à nouveau le circuit primaire d’eau, aboutissent finalement dans l’après-midi ; le combustible est progressivement refroidi. Pendant cinq jours, les exploitants de la centrale et les experts de la NRC (Comité de réglementation nucléaire) ont cherché à comprendre ce qui se passait et à prévoir l’issue de la crise. Le réacteur a finalement été à nouveau sous contrôle mais le déroulement et les effets concrets de l’accident n’ont été élucidés que bien plus tard.

En 1979, les responsables US de la sécurité nucléaire ont rejeté l’éventualité d’une fusion du cœur, laquelle a pourtant bien eu lieu. Ce n’est que six ans plus tard, grâce à une sonde envoyée dans la cuve du réacteur qu’on en a eu la preuve : 50 % du corium(2) avait fondu et 20% avait coulé au fond de la cuve. Il n’a pas traversé la cuve mais cela a tenu à peu de chose…

La version officielle des événements veut que les rejets radioactifs aient été très limités et n’aient pas eu d’incidence sur les populations riveraines. En réalité, le bilan est loin d’avoir été négligeable.

  • Il y a eu dans les premières heures un rejet massif (plusieurs millions de milliards de Bq) de gaz radioactifs (iode, xénon et krypton) lesquels n’ont pas été mesurés, vu le désarroi ambiant ;
  • Des relâchements périodiques de gaz radioactifs ont eu lieu au cours des mois qui ont suivi (grandes quantités de Krypton 85) ;
  • Les grands volumes d’eau contaminée présente dans l’enceinte et le système de refroidissement (respectivement 2 millions de litres et 350 000 litres avec un taux moyen de contamination de 4 milliards de Bq par litre) ont fait l’objet de rejets étalés dans le temps.

Il est donc incorrect de classer l’accident au niveau 5 de l’échelle INES comme l’ont fait les instances de contrôle internationales. Les prévisions officielles relatives aux conséquences sanitaires ont conclu à un impact non significatif des rejets provoqués par l’accident. Mais, a contrario, une étude portant sur la période 1979–1998, publiée en 2003(3) a mis en évidence une augmentation significative du taux de cancers du sein et d’affections des tissus lymphatiques et hématopoïétiques en relation avec le niveau évalué d’exposition aux rayonnements chez les résidents proches de Three Mile Island.

Certes, l’accident de TMI n’a été ni une catastrophe humaine ni une catastrophe écologique comme Tchernobyl ou Fukushima mais il a révélé la vulnérabilité d’une filière de production d’électricité réputée infaillible jusqu’alors.

La lecture des événements montre en effet qu’un accident très grave, qui aurait pu être catastrophique, est survenu par la conjonction inattendue et donc imprévue de défaillances multiples. Certains phénomènes apparus au cours de l’accident n’avaient jamais été envisagés. On chercherait en vain dans les rapports de sûreté relatifs aux réacteurs PWR américains ou européens antérieurs à 1979 la trace de la formation éventuelle d’une bulle d’hydrogène. Même si la réaction entre le zirconium des gaines de combustibles et la vapeur d’eau était bien connue, les conditions physiques nécessaires à la production d’une quantité significative d’hydrogène n’étaient pas considérées comme pouvant être atteintes. Les faits ont largement démenti cette hypothèse : dans les premières heures de l’accident, la quantité d’hydrogène produite fut suffisante pour que les experts de la NRC envisagent la possibilité d’une explosion.

Le désarroi des opérateurs, des experts officiels et des responsables politiques est apparu clairement aux yeux de l’opinion publique internationale : il est devenu évident pour les observateurs attentifs que les centrales nucléaires pouvaient être le siège d’accidents catastrophiques. Aux États-Unis, l’accident de Three Mile Island a été un véritable désastre pour l’industrie nucléaire : plus aucune commande de nouveau réacteur n’a eu lieu ; de nombreux projets ont été annulés et des chantiers en cours de construction ont pris un retard considérable du fait des nouvelles exigences des autorités de contrôle. Tout cela a contribué à rendre le choix nucléaire financièrement intenable.

A ce jour, les 99 unités nucléaires en fonctionnement aux États-Unis ont toutes été commandées avant 1979 et leur âge moyen est de 35,6 ans ; 33 ont plus de 40 ans, 35 ont entre 35 et 40 ans, 30 entre 21 et 30 ans. Une seule a moins de 20 ans.

Ce n’est qu’en 2013 que quatre nouveaux chantiers ont pu démarrer, avec une connexion au réseau prévue en 2019 et 2020. Un autre chantier est en cours depuis 1972 (!), celui du réacteur de Watts Bar- 2, abandonné pendant de longues années et réactivé en 2014.(4)

2. 1986 : LA CATASTROPHE DE TCHERNOBYL.

La catastrophe de Tchernobyl a eu lieu le 26 avril 1986. Elle a affecté un réacteur de la filière RBMK, développée en URSS depuis les années 1950. Du point de vue de la sûreté, certaines caractéristiques le différencient nettement du réacteur à eau sous pression (PWR).

Boris Semenov, un des experts soviétiques en sûreté et Directeur général adjoint de l’AIEA en 1983, insistait sur le peu de risque encouru avec un tel réacteur : «  un accident grave par perte de réfrigérant est pratiquement impossible ». En 1985, le chef de la centrale de Tchernobyl, Nikolaï Formin, affirmait : «  L’énorme réacteur est logé dans un silo en béton et est muni de dispositifs de protection de l’environnement. Même si l’incroyable devait se produire, les systèmes de contrôle et de sûreté arrêteraient le réacteur en quelques secondes … »(5)

On le voit. La confiance et la sérénité des ingénieurs soviétiques était identique à celle affichée par leurs collègues occidentaux avant Three Mile Island.

Il est vrai que la sûreté du réacteur RBMK est conçue pour parer à l’accident maximum envisagé. Comme pour les réacteurs PWR, il s’agit de celui résultant d’une perte de refroidissement suite à l’apparition d’une brèche dans les circuits eau-vapeur.

La question n’est plus de savoir si une catastrophe nucléaire peut avoir lieu chez nous en Europe mais bien quand elle aura lieu

A Tchernobyl, le scénario fut complètement différent de celui de Three Mile Island. Pour parer au même accident de référence, les Soviétiques ont prévu des systèmes de confinement modulaires, les assemblages de combustibles étant placés dans près de 1 700 tubes de force indépendante. En cas de réchauffement, la fusion éventuelle du cœur ne concerne donc qu’un nombre limité d’assemblages. La critique, que l’on a abondamment propagée à l’Ouest sur l’absence de confinement n’est donc pas vraiment fondée, sachant que, comme pour les PWR, c’est l’accident de référence, celui d’une perte de réfrigérant qui détermine le dimensionnement du RBMK et non une explosion considérée comme impossible, laquelle eut effectivement lieu.

Ce n’est pas une défaillance du circuit primaire qui a provoqué l’accident à Tchernobyl mais en effet une « excursion (montée brutale) de réactivité liée à une caractéristique instable propre au RBMK qui interdit de faire fonctionner le réacteur de manière prolongée à faible puissance (inférieure à 800 Mwth).(6) C’est la poursuite d’une expérience destinée à améliorer la sûreté, qui est paradoxalement à l’origine de l’accident. L’équipe de conduite, en cherchant à stabiliser le fonctionnement du réacteur à faible puissance, a provoqué une augmentation brusque de réactivité conduisant à une première explosion, rapidement suivie d’une seconde (explosion d’hydrogène). Cette double explosion n’a pu avoir lieu qu’à la suite d’une série de violations de règles élémentaires de fonctionnement. La première explosion a pulvérisé le combustible et a créé les conditions pour la seconde explosion, celle-ci non nucléaire mais plus importante qui a eu lieu quelques secondes plus tard. Une quantité considérable de produits radioactifs a été rejetée, sans commune mesure avec Three Mile Island.

A Tchernobyl, en 1986, les autorités soviétiques ont tout fait pour camoufler l’ampleur du désastre et empêcher une information correcte de se diffuser. Des ordres ont été donnés par les responsables politiques à destination du milieu médical pour refuser tout lien entre certaines pathologies et l’exposition aux rayonnements, notamment chez les 600 000 liquidateurs. Certains gouvernements occidentaux n’ont pas été en reste ; le gouvernement français et les responsables de la sécurité nucléaire du pays ont fait passer le message d’une protection totale du territoire national contre tout risque d’irradiation. La cacophonie européenne s’est manifestée en Belgique par des décisions incohérentes en matière de confinement du bétail : la Région wallonne considérant le risque de contamination des herbages comme négligeable, au contraire du gouvernement fédéral qui recommandait le maintien des bovins à l’étable pendant quelques jours pour éviter l’ingestion d’iode radioactif. Au fil des années, les agences internationales ont volontairement minimisé les conséquences sanitaires de la catastrophe.

Les estimations fournies conjointement par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) publiées en 2005 font état d’une cinquantaine de morts parmi les liquidateurs et de 4 000 décès par cancer dans les trois pays les plus touchés par les retombées radioactives, soit le Belarus, l’Ukraine et la Russie. Plus récemment, les mêmes instances ont fini par concéder que quelques milliers de cas de cancers de la thyroïde ont affecté les enfants dans les régions les plus contaminées (tout en insistant sur le fait que le cancer de la thyroïde est le plus souvent curable !). L’accident aurait selon l’OMS provoqué au total moins de 10 000 morts, le nombre de malades ne dépassant pas 200 000. Ces estimations sont essentiellement basées sur la modèle de risque internationalement accepté émanant de la Commission internationale pour la protection contre les rayonnements ionisants, modèle contredit par de nombreux faits et remis en question par les études effectuées sur le terrain par les scientifiques russes, ukrainiens et biélorusses, études totalement ignorées par les différentes instances internationales sous prétexte de publications essentiellement en russe.

En décembre 2011, cette justification ridicule a été balayée grâce à l’Académie des Sciences de New-York qui a publié en anglais l’essentiel des travaux.(7) L’analyse des données relatives à la Biélorussie, à l’Ukraine et à la région de Russie la plus proche de Tchernobyl montre notamment que depuis la catastrophe :

- la morbidité générale des enfants s’est sensiblement accrue en Biélorussie ;

- le phénomène de vieillissement précoce se manifeste clairement : l’âge biologique des personnes vivant de manière permanente dans les territoires contaminés d’Ukraine surpasse l’âge réel de 7 à 9 ans ;

- le syndrome de vieillissement précoce est caractéristique chez les 600 000 liquidateurs qui ont construit le sarcophage de Tchernobyl ; de nombreuses maladies apparaissent chez eux 10 à 15 ans plus tôt que dans la population générale ;

- les atteintes génétiques sont clairement mesurables par la détection très répandue d’aberrations chromosomiques. Les conséquences génétiques de la catastrophe atteindront des centaines de millions de personnes ;

- selon les experts, près de 1 500 000 personnes sont menacées par une affection thyroïdienne, le cancer étant la forme la plus grave de ce type d’affection ;

- en Biélorussie, l’incidence de toutes les affections cancéreuses a augmenté de 40% entre 1990 et 2000.

Signalons qu’en Europe de l’Ouest, certaines régions sont à ce jour encore contaminées par la radioactivité notamment au nord de la Scandinavie, en Allemagne, en Écosse et en Pologne, au point que certains produits qui en sont originaires restent impropres à la consommation (gibier, poisson, champignons), de l’aveu même de la Commission européenne.

Au plan sanitaire, les travaux de Martin Tondel et al.(8) sur le cancer dans le Nord de la Suède ont montré un accroissement significatif de 11% du taux de cancer pour une contamination au Césium 137 de 100kBq/m².

3.QUATRE ANS APRÈS LE 11 MARS 2011, LE DÉSASTRE DE FUKUSHIMA EST TOUJOURS LÀ

Dans les heures qui ont suivi la perte de contrôle des réacteurs nucléaires de Fukushima, à la suite d’un tremblement de terre et d’un tsunami dévastateurs, les informations en provenance de Tepco, propriétaire et gestionnaire de la centrale, de l’Agence de sécurité japonaise et du gouvernement ont toutes laissé entendre que si la situation était grave, la catastrophe pouvait encore être évitée. Évalué initialement au niveau 4 sur l’échelle INES de gravité des accidents nucléaires, ensuite au niveau 5 (comme à Three Mile Island), l’accident a été, quelques semaines plus tard, réévalué au niveau 7 (comme à Tchernobyl). Il était difficile de nier ce qui est devenu évident pour tout le monde : Fukushima est un désastre.

Trois réacteurs nucléaires en fusion, quatre piscines de désactivation du combustible rendues extrêmement dangereuses, des centaines de milliers de personnes évacuées, des milliers d’hectares contaminés, deux millions de personnes à la santé menacée, des montagnes de déchets radioactifs à stocker pour les siècles à venir, des rejets permanents en mer d’eau contaminée…

Quatre ans plus tard, les discours officiels rassurants du gouvernement japonais et la quasi disparition dans les médias occidentaux d’informations récentes sur les suites de la catastrophe peuvent faire croire à un retour à la normale et à la maîtrise de la situation. Or, il n’en est rien. Certes, le retrait des assemblages combustibles de la piscine du réacteur n° 4 s’est achevé en décembre 2014 écartant enfin la menace d’un effondrement dont les conséquences auraient été apocalyptiques. Il reste cependant beaucoup à réaliser pour parler de contrôle technique du site mais il faut aussi commencer (en 2019 ?) le retrait du combustible présent dans les piscines des autres réacteurs et surtout engager celui des combustibles fondus des réacteurs 1,2 et 3. 30 à 40 ans sont prévus pour ce faire.

Selon l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire français), les délais annoncés sont à considérer comme des ordres de grandeur, « sachant que d’importantes opérations de caractérisation approfondie de l’état des installations ainsi que des travaux de recherche sont encore à réaliser ». Ce langage diplomatique et complaisant révèle bien la situation : on n’est nulle part.

Mais au-delà de ces énormes problèmes de gestion, à mettre en œuvre dans des conditions de sécurité difficiles (en particulier pour les milliers de travailleurs, soumis à des doses d’irradiation importantes), c’est la souffrance des populations qui doit être prise en considération. Il y a surtout l’inquiétude permanente pour la santé du fait de l’exposition à la radioactivité. Les pathologies de la glande thyroïde sont au premier plan des préoccupations. C’est d’autant plus légitime que le précédent de Tchernobyl et l’absence de mesures de protection préventive dans les heures qui ont suivi les premiers rejets radioactifs doivent faire redouter une escalade. La situation globale ne laisse guère de place au doute ; la catastrophe humaine, écologique et économique est toujours en cours, quoi que disent les « responsables japonais ».

Plutôt que reconnaître la gravité des problèmes, le gouvernement persiste dans son attitude de déni. Afin que Tokyo puisse accueillir les jeux olympiques en 2020, le premier ministre Shinzo Abe n’a pas hésité à mentir effrontément en prétendant que la situation était sous contrôle et que les impacts de l’accident étaient limités au site de la centrale. L’impact politique de la catastrophe ne se limite pas à cette péripétie. En décembre 2013, le parlement a adopté une loi interdisant la divulgation d’informations dites «  sensibles » et couvertes par le secret d’État. Le dernier classement annuel de la liberté de la presse de Reporters sans frontières fait rétrograder le Japon à la 59ème place. Avant le 11 mars 2011, le Japon était classé à la 11ème place.

Il s’agit à tout prix de sauver l’image du Japon aux yeux de l’opinion internationale et, avec la complicité des instances internationales en charge de la sûreté nucléaire et de la santé (AIEA et OMS), de faire passer le message selon lequel il est parfaitement possible de vivre en zone contaminée après un grave accident nucléaire. En Biélorussie, après l’accident de Tchernobyl, le programme Ethos, financé par l’Union européenne, a eu comme objectif de montrer comment vivre en zone contaminée et ainsi d’aider la population à s’accommoder d’une situation inacceptable. Un même programme a été mis en place à Fukushima …

4.QUAND L’IMPOSSIBLE DEVIENT PROBABLE

Les trois accidents catastrophiques qui ont mis hors contrôle des réacteurs nucléaires et provoqué une fusion du cœur radioactif étaient des accidents impossibles. Ils se sont déroulés selon un scénario non envisagé par les autorités de sûreté. A chaque fois, des défaillances simultanées ou successives et des erreurs humaines impensables ont conduit à une situation rejetée par des experts pour qui totalement improbable est synonyme d’impossible.

Impossible était la formation d’une bulle d’hydrogène susceptible d’exploser à Three Mile Island. Impossible était l’excursion nucléaire dans un réacteur RBMK et l’explosion d’un réacteur à Tchernobyl. Impossible était un tremblement de terre de magnitude 9, suivi d’un tsunami et de la mise hors service de tout ce qui assurait la sécurité de fonctionnement de trois réacteurs à Fukushima.

Après Three Mile Island, une campagne de désinformation efficace a pu rassurer une opinion publique complaisante : tous comptes faits, cela n’a pas été si grave ; d’ailleurs il n’y a pas eu de victimes et les rejets radioactifs ont été insignifiants … Il suffit de corriger les erreurs de procédure en cas de défaillance technique et tout sera pour le mieux. Au diable les alarmistes !

Après Tchernobyl, mettre en cause la technologie soviétique obsolète et le manque de sérieux des opérateurs a pu facilement sécuriser les Occidentaux et accréditer l’idée qu’un tel désastre était impensable chez nous.

Après Fukushima, dans un pays à la pointe de la modernité, que dire sinon invoquer une méchante fatalité et le caractère exceptionnel et impensable en d’autres lieux d’un tsunami d’une telle ampleur.

Malheureusement pour les croyants, aveuglés par leur foi technicienne, les faits sont indiscutables : 50 ans de production électronucléaire dans le monde ont connu trois accidents impossibles et cinq fusions d’un cœur radioactif (trois à Fukushima). La question n’est plus de savoir si une catastrophe nucléaire peut avoir lieu chez nous en Europe mais bien quand elle aura lieu.

Soit on accepte cette perspective peu réjouissante et on se prépare à vivre en zone contaminée pendant des décennies. Soit on programme l’arrêt de tous les réacteurs nucléaires en fonctionnement en commençant par les plus dangereux, c’est-à-dire ceux situés en zone sismique et en zone industrielle densément peuplée, comme à Doel et à Tihange.

Paul Lannoye

Notes et références
  1. Ce réacteur était du type PWR (à eau pressurisée) comme ceux de Doel, Tihange et Chooz.
  2. Le corium est le magma résultant de la fusion des métaux du cœur et de l’uranium combustible.
  3. E.O.Talbott et al., Long term follow-up of the Residents of the Three Mile Island Accident area : 1979–1998 ;Environmental Health Perspectives ; Vol 111 n° 3 ; mars 2003.
  4. Mycle Schneider et Antony Froggatt, « World nuclear industry statut report 2015 », juin 2015.
  5. Les deux citations sont de Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Shapira, tous deux ingénieurs et spécialistes du nucléaire, dans leur ouvrage « Les jeux de l’atome et du hasard », Calmann-Lévy, 1988.
  6. La puissance thermique au cœur du réacteur n’est pas la puissance électrique ; les 2/3 de la puissance sont perdues sous forme de chaleur.
  7. A.Yablokov, V. Nesterenko et A. Nesterenko : Chernobyl ; « Consequences of the catastrophe for people and the environment » ; Annals of the New York Academy of Sciences ; Vol 1181, déc. 2011.
  8. Martin Tondel et al., « Increase of total cancer incidence in North Sweden due to the Tchernobyl accident? »Journal of Epidemiol.Community Health, n° 58, 2004.

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