BASTE !

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La guerre ne met pas en présence des partenaires, mais des ennemis. La guerre sociale, la lutte de classes ne voit pas s’opposer des individus mandatés pour un prétendu dialogue social mais des groupes aux intérêts diamétralement antagoniques. D’un côté, l’État, garant de la bonne marche de la société telle qu’elle est et telle qu’elle doit demeurer, le monde patronal et celui des (bonnes) affaires et, de l’autre, « les masses laborieuses» – ouvriers, employés, fonctionnaires, chômeurs qui défendent leur gagne-pain et, avant tout, peut-être, leur dignité. Il est plus que vraisemblable que les lecteurs et lectrices de notre excellente feuille auront eu le loisir de prendre connaissance des récents événements survenus à Air France, où on a pu juger de la combativité des personnels et de la déroute de ceux-là qui ont la délicate mission de gérer, à leur manière, une entreprise qui, si j’ose dire, bat de l’aile à bien des égards; passons sur les détails des nombreux aspects d’une déroute qui n’ose pas dire son nom. Les images de ces pauvres directeurs des ressources humaines, fuyant les travailleurs en colère, chemises en lambeaux et mines déconfites, ont fait le tour de l’hexagone en passant par les bureaux du président Hollande et de son Premier ministre qui, ni une ni deux, a qualifié de voyous les salariés qui s’étaient signalés à la vindicte de la presse unanime et du personnel politique dans son ensemble. A l’exception du courageux et lucide Jean-Luc Mélenchon qui n’a pas manqué, avec sa faconde habituelle, de remettre les pendules à l’heure en fustigeant les donneurs de leçon de savoir-vivre (le front baissé de préférence) qui ne voient rien de répréhensible dans les torts faits partout au monde du travail au nom de la sacro-sainte compétitivité des entreprises et des bénéfices de leurs actionnaires. 

Si nos voisins d’Outre-Quiévrain connaissent ce que l’on nomme une grave crise sociale et si les moyens pour y remédier sont de plus en plus éloignés du simple bon sens ou du courage politique des gens au pouvoir là-bas, ils auront la maigre consolation de constater que, par chez nous, cette crise est pareillement aiguë et que, de la même manière, nos responsables n’ont pour recette que les attaques frontales contre celles et ceux qui font les frais, de plus en plus élevés, d’un délabrement et d’une destruction systématique de ce qui, de longue date, était tenu pour acquis en matière de protection sociale. Le scandale et l’effroi qu’ont provoqué chez certains – à commencer par l’ensemble de la presse résolument aux ordres de ses mandants– les quelques «débordements» à l’issue de l’imposante manifestation d’octobre dernier, les piquets de grève résolus et même très musclés des militants de la FGTB lors de la grève générale en région liégeoise quelques jours plus tard, ne sont que la réponse et la riposte de celles et de ceux qui, peutêtre, ne voient d’autre issue à leurs craintes et leur détresse qu’une colère et une hargne qui doivent être regardées comme parfaitement légitimes. 

Maintenant, soyons sérieux. Que les actions de cette journée aient eu, pour certains, des conséquences regrettables et malheureuses, on ne peut qu’en convenir. Avec pour résultat qu’une partie non négligeable de l’opinion en vient à prendre en grippe les appareils syndicaux qui ont, en ces circonstances et pour le moins, surtout, dans le chef de la FGTB, manqué de discernement dans l’appréciation des incidents qui ont marqué cette journée. Ce qui, évidemment, pour les ténors des partis de la majorité fédérale, a été l’occasion de réclamer à corps et à cris les mesures les plus extrêmes pour en finir avec les entraves au droit des gens à se rendre sur leurs lieux de travail – ou d’exploitation, au choix. Il va donc s’agir, d’une manière ou d’une autre, de tenter de museler et, peut-être même, criminaliser les actions jugées les plus répréhensibles puisque, déjà, l’identité de quelques fauteurs de trouble a été transmise à la justice par la police. Ou l’on voit donc que l’appréciation que l’on doit pouvoir faire de la manière dont sont menées les grèves et leurs dérives se doit d’être résolument critique; non pas quant au bien fondé de la lutte mais bien des façons de la mener. Car on devrait tout de même admettre que, par exemple, forcer telles entreprises, commerces grands ou petits, à fermer leurs portes sous la pression et l’intimidation de groupes déterminés n’est certainement pas de nature à s’attirer l’indulgence d’une opinion perméable, hélas!, aux outrances d’une presse et de commentateurs déchaînés. De la même manière, bloquer routes, carrefours et autres voies publiques ne fait finalement tort qu’à ceux qui, tout bien considéré, ne sont en rien responsables des décisions qui sont prises en haut lieu. Se mettre à dos des gens dont on pourrait tout aussi bien gagner la sympathie, voire même, le soutien, par une information intelligible et argumentée n’est finalement pas de bonne guerre. Que les choses soient bien claires : il ne s’agit nullement d’en appeler à la modération ou à l’abandon d’un combat que tout justifie, bien au contraire. Encore faudraitil que les directions syndicales, de leur côté, n’en viennent pas à se compromettre en acceptant, au prétexte du réalisme, de négocier en position de faiblesse – et cela juste après la grande manifestation et la grève en région liégeoise – et avaler des couleuvres et non des moindres, sur le dos des militants mis devant le fait accompli. On en viendrait à se demander à quoi peuvent bien encore servir les promenades de masse dans les rues de la capitale, les grèves par petites touches, qu’elles soient ou non suivies avec détermination par une base qui finira peut-être bien par alerter et demander des comptes à leurs chefs; c’est, en tout cas, ce qu’on en viendrait à souhaiter. 

Dans nos contrées, comme partout ailleurs, le paysage global se délabre chaque jour un peu plus ; et de manière insidieuse, sournoise presque, par petites touches. Les décideurs de toutes sortes, complices des puissants et strictement à leurs ordres, appliquent à la lettre les directives qui leur sont dictées suivant les caprices et désirs de leurs maîtres. Les cabinets feutrés où se réunissent les meneurs du jeu universel et où tout se décide, ont remplacé les lieux où, naïvement, l’on pouvait encore croire que le peuple souverain, par la voix de ses représentants, avait encore la moindre influence sur le cours des choses. Désormais, libérés de toute entrave, ceux-là qui doivent leur place à nos suffrages – malheur à nous ! – et desquels ils n’ont tenu aucun compte, la main sur le cœur, n’en finissent pas de mentir, trahir, bafouer et travestir jusqu’au langage à seule fin de faire passer les pilules les plus amères à une opinion anesthésiée et paralysée par la peur de lendemains qui ne chanteront bientôt plus que pour les quelques privilégiés que le système dorlote et protège. 

Ici, comme ailleurs, tenus pour la plupart soigneusement à l’écart par les organes de presse, quelques doux rêveurs– c’est de la sorte qu’on les disqualifie – tentent de faire connaître leurs colères, avancent des idées, des pistes radicalement différentes sur lesquelles se lancer. Mais leur temps n’est pas venu; et que l’on ne se fasse aucune illusion, il ne viendra pas. L’esprit de lucre, ceux qui en ont fait une religion aux dogmes impératifs et indiscutables ont déjà et irrémédiablement vaincu. 

Jean-Pierre L. Collignon 

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