Aide à l’édition: les copains d’abord !

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En tant que représentant d’une  jeune maison d’édition bruxelloise  portant des projets catalogués parfois « difficiles » ou « pointus » et souvent onéreux,  nous avions entrepris des démarches en vue de faire aider certains de ces projets par les services de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est dans le cadre de ces recherches que nous avons  pu prendre connaissance de certains faits particulièrement interpellants. Devant la gravité de certains et l’incurie du fonctionnement global, nous avons  alors décidé, plutôt que de nous inscrire benoîtement dans un cadre qui nous  semblait sous bien des aspects aberrant, d’en dénoncer les errements. Et ce par le biais d’une lettre ouverte* à la ministre Milquet dont la teneur se retrouve dans les lignes qui suivent.

1. Le rapport d’activités de la commission Bande dessinées 2014stipule que la commission a accordé une aide de 8 000 € pour un « soutien à l’édition » d’un des livres de la vice-présidente de la même commission. Le même rapport mentionne qu’un montant de 2 000 € a été alloué pour « aide à la traduction » d’un autre livre de la même vice-présidente de la commission. Alors que cette vice-présidente est présentée nommément dans ce rapport comme faisant partie d’une maison d’édition (maison au sein de laquelle sont édités certains de ses livres), une aide de «soutien à l’édition» de 3 500 € a été attribuée à cette même maison. Par ailleurs, les deux bourses de création d’un montant de 9 000 € chacune, distribuées cette même année l’ont été à trois auteurs-éditeurs-fondateurs (chacun à des titres divers) de cette maison d’édition. Deux de ceux-ci ayant été par ailleurs membres (suppléants ou non) de la même commission par le passé. Cette situation se répète – sous d’autres formes similaires – lors des années précédentes. S’il est difficile d’y retrouver une situation aussi caricaturale, ces cas patents de conflit d’intérêt peuvent être observés dans d’autres commissions. Citons juste – presque pour rire – l’exemple du Fond National de la littérature dont 60 % des membres de la commission se sont vu octroyer une aide par la même commission

Auteur membre de commission recevant des aides, éditeur en percevant d’autres alors qu’il est membre à part entière ou suppléant, etc… les situations ne manquent pas où, in fine, l’argent public est distribué par qui le reçoit…

Alors qu’il est une évidence que la limite entre juge et partie devrait être rendue aussi marquée que possible dans le cadre d’une gestion publique saine, ces principes cardinaux ont pourtant été grandement oubliés. En rappeler les grands principes ferait presque figure de posture révolutionnaire :

Aucune aide ne doit être allouée directement ou indirectement à un membre de commission (suppléant ou non) pendant l’exercice de son mandat.

Aucune aide ne doit être allouée à des projets auxquels seraient liés, de près ou de loin, des membres de la commission (un auteur à «son» éditeur, un éditeur à «son» auteur, un éditeur à lui-même via – ou non – l’un de ses représentants).

Chaque commission doit veiller à se doter d’un règlement d’ordre intérieur prévoyant précisément les cas de conflit d’intérêt et les mesures à appliquer en vue de leur règlement.

Dans le cas où un conflit survient, mention doit en être faite clairement dans les rapports officiels, ainsi que les mesures adoptées.

De nombreuses objections pourraient être adressées à ces simples mesures de bonne pratique : «La Belgique est un petit pays», «Nous ne disposons pas d’un réservoir si étendu de spécialistes capables de rendre des avis pertinents», «Il est impossible d’éviter toute «consanguinité»», etc… Autant d’objections fonctionnant comme des oukases et qui n’ont d’autre but que de se conforter dans un mode de fonctionnement dont profitent actuellement ceux, précisément, qui les formuleraient.

2. En Belgique, une publicité des comptes des entreprises et des associations est obligatoire. Toute aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles étant conditionnée à la mise à disposition des comptes de l’organisation en ayant bénéficié, il va dès lors de soi qu’aucune aide ne pourrait échoir à une maison d’édition ne publiant pas ses comptes. Or, certaines maisons d’édition n’ont – parfois dix années durant – pas pris la peine de déposer ceux-ci, soit auprès du Greffe du Tribunal de Commerce (pour les associations), soit à la Banque Nationale (pour les entreprises)… tout en continuant à bénéficier de subsides. Cela n’est pas qu’une simple mesure formaliste. En effet, comment prétendre vérifier l’utilisation d’un subside, alors même que les comptes devant en faire état n’existent pas pleinement? Détail croustillant qui démontre, par l’absurde, l’absence d’un contrôle efficace : un éditeur ne publiant plus ses comptes depuis deux ans a continué à bénéficier de l’attribution de subsides… alors même qu’il était en situation de faillite.

3.  De nombreuses dispositions réglementent le versement d’aides, soit par le biais d’une convention particulière entre la Fédération Wallonie-Bruxelles et l’éditeur, soit par celui d’une charte générale à laquelle doit se soumettre tout demandeur. Il se fait qu’alors même que ces dispositions sont émises par le service public, ce dernier ne veille souvent que fort peu à leur respect.

La charte générale impose à l’éditeur demandeur de recourir aux services d’un professionnel pour sa diffusion et sa distribution. Or seuls quatre éditeurs bénéficiaires d’aides satisfont au sens strict à cette exigence. Alors qu’il est du rôle fondateur de l’éditeur de veiller à la diffusion et la distribution de son catalogue. Faire connaître le travail de l’auteur est sa fonction cardinale. Et si tout éditeur n’a pas vocation à rentrer en diffusion et distribution dans un grand groupe, il se doit de donner des garanties à cet égard au pouvoir subsidiant. À qui il revient à tout le moins de veiller au respect des règles qu’il édicte.

Un tirage minimum est parfois d’application. Il est des cas où ces chiffres ne sont pas respectés de moitié. Sans que les montants alloués, ne soient, eux, revus à la baisse (alors même qu’ils sont fixés sur base du tirage!).

Une des règles principales à laquelle doit se soumettre l’éditeur est le paiement scrupuleux des droits d’auteurs, ce qui ressort de l’évidence. Il appert malheureusement que cela n’est pas toujours le cas (un simple aperçu des comptes – pour autant qu’ils soient disponibles – le démontre). Si les droits d’auteurs ne sont pas payés, les aides, elles, continuent à être versées…

4.  Alors qu’il semble de bon ton de répéter à l’envi qu’il n’y a pas assez d’argent investi dans la culture – il n’est pas dans notre propos ici de prendre position à cet égard -, il est un fait que beaucoup d’éditeurs reçoivent des moyens considérables (eu égard à ce type d’économie) de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Nombre d’entre eux en viennent à recevoir (via des conventions et/ou des aides plus spécifiques) de quoi pouvoir assumer, grâce à ces seules aides, leur mission entière. Et cela depuis de nombreuses années. Sans compter que nombre d’éditeurs perçoivent des aides auprès de plusieurs structures de la FWB, comme auprès d’autres (WBI, communes, CNL, etc…). S’il peut être effectivement intéressant de ne pas faire dépendre la culture d’impératifs uniquement matériels, il ne nous semble pas opportun de l’en distancier d’office et sans discernement. Autant l’auteur, l’artiste, dans son processus créatif, a légitimement besoin de s’inscrire dans une démarche demandant du temps et nécessitant une suspension économique, autant l’éditeur a pour fonction essentielle d’amener l’œuvre dans un tissu commercial. En le finançant entièrement et structurellement, on lui retire si pas sa raison d’être, du moins l’une de ces plus-values fondatrices. A tout le moins – et les remarques précédentes démontrent son insuffisance – tout éditeur financé à ce point par de l’argent public devrait faire l’objet d’un contrôle efficace. Est-il normal également que des financements publics aussi importants – toute proportion gardée – puissent ainsi être dévolus de manière structurelle (depuis très longtemps pour certaines maisons) à des sprl, dont l’objectif, comme leur raison sociale l’indique, est bien de réaliser du bénéfice(1)

5. Il n’est un secret pour personne qu’imprimer en Belgique coûte plus cher que dans d’autres pays. Ce dont la majorité des éditeurs belges subventionnés ont pris bonne note en délocalisant massivement les travaux d’impression. Alors que des obligations relatives aux dépenses sont imposées dans d’autres secteurs en FWB, rien de tel n’est mis en place dans le secteur éditorial. Sans qu’on doive y voir une volonté de protectionnisme, pourquoi ne pourrait-on pas exiger qu’une partie des aides publiques puisse retourner à ce public ? Et que l’on favorise ainsi l’impression en Belgique d’un livre aidé en Belgique. D’autant que les raisons présidant à ces choix ne sont très majoritairement – sous couvert parfois d’excuses faciles – que de l’ordre du coût. Coût dont on sait qu’il n’est que la traduction économique d’un dumping social. Sans ce type de mesure qui plus est, l’attribution aveugle d’un subside public à un secteur en vient à en fragiliser un autre tout aussi précarisé.

6.  Toutes les conventions consultables sont basées sur des objectifs quantitatifs. En clair, un éditeur bénéficiant d’aides de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’engage à éditer un certain nombre de titres par année. Nonobstant certains aménagements à la marge sur l’objectif (tirage, obligation parfois de promouvoir des auteurs de la région, etc…), cette mesure, récurrente, érigée en principe, est l’aberration même. Comment concevoir qu’un service culturel puisse reposer sur de simples objectifs de quantité? Comment dire promouvoir la culture en contraignant ses opérateurs à «faire du chiffre»? Alors que les libraires sont assaillis chaque année d’un nombre toujours plus considérable de titres toujours plus dispensables, cette vision aberrante de la culture aboutit à ajouter à l’inutile. La culture n’a que faire de la quantité. Elle est affaire de qualité! Aucune aide structurelle ne devrait être allouée à un éditeur. Seuls des projets devraient se voir doter de subventions. Et cela sur base d’avis clairs, détaillés et argumentés rendus par des commissions d’experts – et cela nous renvoie au point 1 – réellement indépendants. Seule possibilité (garantie, il n’y aura jamais) de voir émerger au mieux une culture exigeante et novatrice.

Conflits d’intérêts, absence de contrôle sérieux de ce qui est fait de subsides octroyés, critères abscons, mode de fonctionnement général erratique, le constat est préoccupant. Simple transcription non exhaustive d’éléments qui émergèrent de notre seule recherche de renseignements, ces exemples édifiants ne sont qui plus est nullement le fruit d’une longue et difficile enquête. Ce qui rend le constat encore plus préoccupant.

Certes l’organisation de l’aide publique culturelle n’est pas chose aisée. Censée garantir à la culture les moyens de faire émerger de nouvelles formes, la logique de ces aides publiques repose précisément sur la faiblesse du système qui l’institue. C’est en effet précisément parce que la majorité n’achète pas les œuvres de création que cette majorité se doit d’imaginer un système permettant à celles-ci d’exister. Emanation du majoritaire, l’organisation de l’aide publique est ainsi en même temps ce qui en révèle les failles et se donne pour mission de les combler. Et non content d’acter en quelque sorte une défiance envers la majorité dont elle est issue, l’institution de l’aide publique se doit aussi de garantir à cette même majorité l’objectivité de son soutien à des projets qui, s’ils sont véritablement novateurs — et donc méritent les subsides octroyés – échappent par définition aux critères préexistants de cette majorité… L’aide culturelle publique est donc par essence le théâtre de tiraillements et de dichotomies qui en compliquent la mise en œuvre.

Mais il serait trop facile de se retrancher derrière les impondérables d’un système pour en excuser les dérives.

Le public mérite un investissement culturel conséquent et de qualité. Le secteur culturel, lui-même souvent donneur de leçon – et notre lettre ouverte en était peut-être un exemple supplémentaire – se doit de ne pas oublier à quoi, pour qui et grâce à qui il remplit ses missions.

Au risque sinon de se séparer toujours un peu plus des raisons qui le fondent.

Pour Vies Parallèles, Emmanuel Requette

*Cette lettre, ainsi que la réponse de la Ministre à celle-ci, et notre réponse à la réponse sont consultables sur le site www.librairie-ptyx.be. Pour les notes de bas de page, se référer au texte sur le site.

Notes et références
  1. Exceptée la RTBF, publique. Voir ci-dessous « Le cas particulier de la RTBF: jetée dans l’arène de la concurrence ». Nous avions en outre déjà esquissé dans un précédent article (« Les conditions obligées d’une presse libre », Kairos, février-mars 2014), le sujet de l’industrie de la presse, que nous développons plus amplement ici.

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