Une notion sacrément compliquée à manier dans les débats sur la ville, c’est celle du « beau » et son corollaire : le « laid ». Lorsqu’elles s’invitent dans la discussion, attention terrain glissant !
Les paramètres pouvant être considérés pour penser un aménagement urbain sont nombreux, qu’il s’agisse des affectations prévues, des gabarits, des matériaux utilisés, des incidences en terme de mobilité, de dépense énergétique, de pollution, et de tous autres effets concrets qui se produiront pour les habitants… Autant de facteurs dont peuvent s’emparer les acteurs concernés pour se forger une opinion et participer au débat. Mais que faire de commentaires sur l’esthétique de tel ou tel projet ? Difficile de construire une position à partir de perceptions et de ressentis aussi personnels et subjectifs.
Or, les discours sur la “beauté” et la “laideur” urbaines ont manifestement tendance à se répandre tout en véhiculant des sous-entendus sociaux et quand on gratte ce qui fonde pareils argumentaires, on tombe fréquemment sur d’autres notions, comme celles du “propre” versus le “sale”, de la “mixité” versus le “ghetto”, du quartier “sûr” versus le “dangereux”… Un peu comme si ces propos en disaient plus sur ceux qui les tiennent que sur les sujets qu’ils sont censés désigner.
L’article paru en mai 2013 dans “Libération” (quotidien français “de gauche” dont le correspondant à Bruxelles est un fervent défenseur des politiques néo-libérales européennes) était un énième relent de cette pensée qui fustige Bruxelles depuis belle lurette pour sa saleté. Subtilement intitulé “Bruxelles pas belle”, il fit grand bruit et permit aux ennemis du “moche” de donner de la voix. On ne compte plus les internautes, élus et journalistes qui y sont allés de leurs contributions. S’agit-il dans leur chef de promouvoir un ramassage plus efficace des ordures ménagères et l’installation d’un mobilier urbain plus adapté, soit d’une préoccupation sociale visant à offrir une sécurité sanitaire optimale à tous les Bruxellois ? Si c’était le cas, je signerais des deux mains.
Mais les termes dans lesquels la question est posée supposent que Bruxelles serait “chaotique” du fait de son organisation administrative, de ses 19 communes dont certains verraient la disparition d’un bon œil, comme si le centralisme régional était d’office une avancée démocratique. Ils se basent aussi sur le présupposé que les Bruxellois sont mal éduqués : ces barbares sortent leurs immondices n’importe quand, jettent leurs détritus par la fenêtre, organisent la nuit des dépôts clandestins… Il faut donc les sensibiliser, leur inculquer les bonnes manières, bref, les civiliser. Et il y a du boulot: il va falloir leur apprendre à garder leurs déchets à la maison jusqu’au jour du ramassage des poubelles, ce qui ne sera pas simple dans le cas des familles habitant de petits appartements. D’autant plus que ces crasseux ne semblent pas dérangés par les sacs poubelles posés sur la voierie publique, vision qui est au contraire perturbante et répugnante pour nombre de touristes, d’eurocrates et d’hommes d’affaires arrivant dans la capitale de l’Europe.
QUI VEUT DU PROPRE ?
Serait-ce trop caricatural de dire que cette campagne “de propreté” est essentiellement le fait d’expatriés, de ménages au “capital culturel” et aux revenus supérieurs à la moyenne locale, et qui n’ont pas forcément conscience de leur arrogance ? Sans me baser sur la moindre étude sociologique sérieuse, me risquerais-je à les qualifier de gens attirés par les quartiers centraux, bigarrés et animés, où l’on peut trouver de nombreux services et des commerces variés (comme Saint-Gilles, Forest, les Marolles et pourquoi pas Saint-Josse, Anderlecht ou Schaerbeek, mais pas Molenbeek: trop dangereux)… mais qui, paradoxalement, veulent y imposer leurs codes ? Au diable les pincettes, après tout, la caricature est intrinsèque à un tel débat. Alors je me lance : ces adeptes de la “beauté urbaine” et de “l’authenticité populaire”, donc, ont toutefois horreur de se confronter quotidiennement à des visions aussi glauques que celles de SDF dormant à même le sol ; ils détestent se mêler à la banalité et à la vulgarité des classes populaires: habillés hors des goûts du jour, ces pouilleux se nourrissent de chips et de surgelés, crachent par terre, jettent mégôts et chewing-gums sur le trottoir, s’informent au mieux avec “La dernière heure” (et encore, quand ils lisent), friment au volant de leur voiture ou de leur moto ; Belges ou immigrés, ils sont tous racistes ; il arrive qu’ils s’engueulent sans pudeur, mettent la télé à fond la caisse sans se soucier de la porosité des murs mitoyens ; les gamins braillent à pas d’heure, les ados font les 400 coups dans l’espace public, tandis que les pères boivent leur première chope à 9 heures du matin dans des bars où l’odeur d’eau de javel se mélange à celle du tabac froid (malgré l’interdiction de fumer), où se succèdent les colporteurs revendant des montres et des DVD recélés et où la télé tourne en boucle, et que les mères tirent leur caddie plein de linge sale vers la wasserette…
Qu’on ne s’y trompe pas: la plupart des vilipendeurs de la “Bruxelles pas belle” adorent l’ambiance des ruelles étroites et des vieux pavés, les petits commerces et les boutiques de seconde main… Ce ne sont pas des fans d’hypermarchés, d’autoroutes urbaines ou de villes aseptisées. En cela, ils se distinguent de la pensée hygiéniste qui a autrefois provoqué l’éradication de nombreux quartiers populaires. Au contraire, ils apprécient ces quartiers pour leur côté “village dans la grande ville”. Mais ce serait quand même tellement mieux avec davantage de verdure, de pistes cyclables, de magasins vintage et bios, de cafés sympas où l’on peut siroter un jus de fruit frais en grignotant un bagel et en lisant “Libé” ! On ne peut pas les blâmer de souhaiter transformer leur environnement selon leurs goûts et de l’adapter à leur niveau social. Gageons même qu’ils sont férus de justice sociale et ne les accusons pas trop vite de racisme de classe. Ils prônent respect, tolérance, bien-être, égalité des genres, participation démocratique, commerce et alimentation “éthique” et “durable”…
Ils oublient juste un petit détail: leur action va-telle permettre à la population locale de se hisser à leur rang et de partager avec eux le même type de revenus et de confort, ou va-t-elle au contraire contribuer à changer l’image du quartier où ils se sont installés, à augmenter sa valeur symbolique et immobilière de sorte qu’une classe semblable à la leur viendra massivement s’y loger tandis que la population la plus pauvre en sera exclue à terme ?
Il me revient le souvenir d’un débat qui s’est tenu au sein d’une auguste assemblée de Bruxellois soucieux de la qualité de leur environnement de vie. L’un des participants, partant du constat que la rénovation urbaine s’accompagne souvent d’une hausse des loyers et des valeurs foncières ayant pour effet de chasser de leur quartier les habitants les moins nantis, avait soutenu l’idée que la “mochitude” était un bon rempart contre cette forme d’injustice sociale. En gros, dans un quartier en proie à la gentrification, il valait mieux selon lui un aménagement urbain raté plutôt qu’une rénovation tape-à‑l’œil, la construction d’une barre de logements sociaux plutôt que d’un parc, l’installation d’un night-shop plutôt que d’un café branché, etc. Son intervention avait provoqué les esclandres, les regards médusés et réprobateurs d’une partie de l’assistance, convaincue que l’amélioration de l’environnement était d’office profitable aux habitants. Sa position était effectivement difficile à défendre, pourtant elle avait le mérite d’une certaine lucidité: la prise en compte des rapports de force qui sont à l’œuvre dans la ville.
En tout cas, en attendant des politiques publiques qui garantissent à tous les habitants de pouvoir se loger convenablement et à des prix abordables (construction massive de logements publics et sociaux, encadrement des loyers privés…), moi, mon opinion est faite… Vive les rues sales, les crottes de chiens, les sacs poubelles ! Vive la mochitude!
Gwenaël Breës