A QUOI SERT L’ÉCOLE ?

Un regard historique

Illustré par :

SOCIALISER PAR L’ÉCOLE

Dans la plupart des pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, la scolarisation des enfants du peuple remonte au XIXe siècle. Elle est clairement contemporaine de la révolution industrielle. On se laisse donc aisément aller à croire que cette industrialisation aurait réclamé une élévation des niveaux de qualification de la main‑d’œuvre et, partant, une demande d’éducation et de formation scolaire. Or, rien n’est moins vrai. Si le passage au machinisme, c’est-à-dire au capitalisme industriel, va transformer la nature du travail, ce n’est pas dans le sens d’une plus haute qualification mais dans le sens exactement opposé. 

La décomposition du travail complexe qu’effectuait jadis un seul ouvrier dans l’atelier ou la manufacture, son remplacement par une multitude d’ouvriers enchaînés aux nouveaux outils de production et chargés de répéter chacun une tâche simple, parcellaire, au rythme imposé par la machine, tout cela implique une formidable déqualification des prolétaires. «En substituant les procédés mécaniques à l’habileté manuelle et à la formation professionnelle coûteuse, en permettant à long terme le remplacement des artisans et des travailleurs du domestic system par la foule des manoeuvres de l’usine moderne, [le machinisme] ouvre vraiment une ère nouvelle dans l’exploitation et la rentabilité du travail humain »(1). L’industrialisation capitaliste a ainsi radicalement transformé le rapport entre l’homme et la technique, en asservissant le travailleur à des processus techniques imposés de l’extérieur et inaccessibles. L’industrialisation et le machinisme ont établi une barrière, à la fois sociale et intellectuelle, entre la conception des techniques de production et leur utilisation. Désormais, le prolétaire n’agit plus que sous les impératifs de lois (économiques, techniques, scientifiques…) qui échappent à sa compréhension. Il n’impose plus son rythme à la machine, c’est la machine qui lui impose le sien. La non-qualification de l’ouvrier, son ignorance, son abrutissement intellectuel, deviennent la condition même de son «employabilité» dans les nouveaux processus de production.

Il est frappant de constater que, dans un premier temps, le machinisme et la révolution industrielle n’induisirent aucunement un développement rapide de l’enseignement scolaire 

Marx: «La machine, qui possède le merveilleux pouvoir d’abréger le travail et de le rendre plus productif, suscite l’étiolement de la force de travail en même temps qu’elle la suce jusqu’à la moelle. (…) Il apparaît même que la sereine lumière de la science ne puisse briller que sur l’arrière-fond de l’ignorance. Toutes nos inventions et tous nos progrès ne paraissent avoir d’autre résultat que de doter de vie et d’intelligence les forces matérielles, et d’abêtir l’homme en le ravalant au niveau d’une force purement physique »(2).

C’est une double «aliénation» que subit l’ouvrier de l’ère industrielle. Comme tous les prolétaires avant lui, il doit vendre une partie de lui-même, sa force de travail, pour survivre. Mais cet ouvrier nouveau se trouve également spolié de la maîtrise intellectuelle du processus de production. Il n’est plus qu’un auxiliaire de la machine. Il se trouve soumis au patronat, non seulement parce qu’il ne possède pas de moyens de production, mais parce qu’il ne possède même plus la capacité de maîtriser cette production industrielle nouvelle. 

Il est frappant de constater que, dans un premier temps, le machinisme et la révolution industrielle n’induisirent aucunement un développement rapide de l’enseignement scolaire. Les données disponibles pour l’Angleterre, première nation à s’engager dans cette révolution, sont éclairantes. Au milieu du XVIIIe siècle, deux tiers des hommes anglais et 40% des femmes savaient lire. Or, près d’un siècle plus tard, en 1840, on observe que ces taux sont à peu près identiques. Il semble même qu’entre ces deux dates on ait connu d’abord un déclin de l’instruction puis une reprise à partir du début du XIXe siècle(3).

Parallèlement, on observait fort logiquement un recul du mode de formation traditionnel que constituait l’apprentissage. Proportionnellement, de moins en moins d’emplois nécessitaient une véritable qualification et, lorsqu’elle était néanmoins indispensable, elle s’acquérait souvent « sur le tas ». L’apprentissage continuait certes d’exister et il se développa même dans certaines petites occupations comme la fabrication d’instruments. Mais il déclina rapidement dans les métiers conquis par l’industrialisation et le machinisme, comme le travail du fer et le textile. L’apprentissage perdit également son ancien caractère de lieu de socialisation. Désormais il se réduisait, au mieux, à l’acquisition d’un savoir-faire technique rudimentaire, en un temps que les parents du jeune souhaitaient voir aussi court que possible. 

En même temps, l’ancienne grande famille rurale se trouve désarticulée et remplacée par un petit noyau familial urbain. Et même ce noyau-là se désagrège rapidement avec l’avancée du travail des femmes et des enfants. A l’usine, le vieux paternalisme des patrons des fabriques rurales cède la place à la froide, inégale et éphémère relation contractuelle qui lie le propriétaire des moyens de production et le propriétaire d’une force de travail, le capital et l’ouvrier.

Quand, à partir du milieu du XIXe siècle, les sociétés capitalistes en voie rapide d’industrialisation décidèrent enfin d’envoyer massivement les enfants des classes populaires à l’école, ce ne fut donc pas d’abord pour répondre à un besoin de formation technique ou professionnelle. Encore moins par souci de démocratie ou d’émancipation. 

La véritable raison était à chercher dans cette superbe phrase de Victor Hugo: «Ouvrir une école c’est fermer une prison». L’aliénation intellectuelle du prolétariat, la perte brutale des repères culturels pour une population arrachée de la vie rurale et plongée dans la misère urbaine, la désagrégation des lieux traditionnels d’éducation et de socialisation,… tout cela avait fini par provoquer un abrutissement moral des classes populaires. Dans les grandes entités urbaines, où le contrôle social et clérical était moins contraignant qu’à la campagne, où les tentations étaient nombreuses, où, surtout, l’exploitation, la misère et les inégalités sociales criantes tendaient à légitimer tout moyen de grappiller un peu de bonheur, une partie du prolétariat s’enfonça dans le vice, l’alcoolisme, la violence, la criminalité, la prostitution. Ce faisant, la classe ouvrière ne faisait que refléter la brutalité qu’elle subissait au travail et dans ses conditions de vie, mais elle devint aussi une menace pour «l’ordre public». 

A défaut de vouloir s’attaquer aux causes réelles de cette déchéance, à savoir les conditions de vie sordides et l’exploitation éhontée de la classe ouvrière, la bourgeoisie du XIXe siècle envisagea de résoudre le problème par l’éducation. « L’éducation est la meilleure branche de la police sociale», déclarait John Wade en 1835, « parce qu’elle s’attaque aux principaux germes du crime de l’envie et de l’ignorance (…) Lâcher un enfant non éduqué dans la vie ne vaut guère mieux que de lâcher un chien enragé ou une bête sauvage dans la rue »(4). Quant au Belge Edouard Ducpétiaux, il estimait que «le degré d’instruction d’un pays représente toujours d’une manière plus ou moins exacte l’état de sa moralité »(5).

Socialiser et éduquer les enfants du peuple: telle fut, historiquement, la première fonction de la scolarisation de masse. Qu’enseignait-on? De la morale et de la religion, lire et écrire, calculer, le système des poids et mesures. C’est tout. Pas d’histoire, de sciences naturelles ou de géographie. «Lire écrire compter, voilà ce qu’il faut apprendre», déclarait Adolphe Thiers, «quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses.(6) »

L’école est née, non parce que le capitalisme triomphant avait besoin de travailleurs instruits, mais précisément pour la raison contraire: parce qu’il avait besoin d’ouvriers non qualifiés et dociles. 

APPAREIL IDÉOLOGIQUE D’ÉTAT

Aux yeux de beaucoup de progressistes français, Jules Ferry passe encore, de nos jours, pour le brillant fondateur de l’école laïque et républicaine. Mais quelles furent ses motivations ? Ecoutons-le: «Si cet état de choses [l’emprise cléricale sur l’école] se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871(7) ».C’est en effet après avoir vécu la débâcle des troupes françaises en 1870 et après avoir participé à l’écrasement sanglant de la Commune de Paris que Ferry fonda l’école républicaine en vue, disait-il, de «maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation ».

Au même moment, le Roi des Belges, Leopold II, plaidait la cause de l’enseignement obligatoire en ces termes: «L’enseignement donné aux frais de l’État aura pour mission, à tous les degrés, d’inspirer aux jeunes générations l’amour et le respect des principes sur lesquels reposent nos libres institutions. »

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la mission d’éducation de l’école prit ainsi un contenu de plus en plus marqué sur le plan idéologique. L’origine profonde de ces changements doit être cherchée dans de puissantes avancées technologiques. Avant la césure des années 1870–1880, nous étions dans l’époque d’une industrialisation fondée sur la vapeur, le fer et le coton. «Au-delà, c’est l’économie de la chimie, de l’électricité, de l’acier et de l’aluminium, du téléphone et de l’automobile(8) ».

Les nouveaux procédés de la sidérurgie et de la chimie nécessitent des installations industrielles gigantesques. La production et la productivité explosent : un haut fourneau Thyssen du début du XXe siècle produit en une trentaine d’heures ce qu’un haut fourneau silésien produisait en une année cent ans plus tôt(9). Le phénomène de concentration est général. De 1866 à 1896, malgré l’extraordinaire croissance de la production, le nombre des établissements métallurgiques en Europe est tombé de 1.786 à seulement 171 unités. Dans la même période, le nombre des établissements textiles a diminué de 75%. Mais alors que le nombre des entreprises diminue, leur production et leurs effectifs gonflent démesurément. Les entreprises métallurgiques françaises du groupe Schneider employaient 2.500 personnes en 1845, 6.000 en 1860, 10.000 en 1870(10).

Voilà qui finit par donner une dangereuse consistance au «spectre» qui, depuis plusieurs décennies, hantait la vieille Europe: une classe ouvrière nombreuse, disciplinée par l’industrie, de mieux en mieux organisée, et qui se dotait d’une idéologie dangereuse pour le pouvoir : le socialisme. La Commune de Paris avait déjà résonné comme un coup de tonnerre. Mais entre 1880 et 1910 les partis socialistes révolutionnaires voient grandir sans arrêt leurs effectifs (et leurs voix, là où ils sont autorisés à se présenter aux suffrages). 

A cette menace interne vint rapidement s’ajouter une menace extérieure : la concentration industrielle des années 1870 à 1914, a fait entrer le capitalisme dans l’ère des grandes puissances impérialistes. A l’aube du XXe siècle, l’économiste allemand Rudolf Hilferding, écrivait: «La nécessité d’une politique expansionniste révolutionne la vision du monde de la bourgeoisie, qui cesse d’être pacifiste et humaniste. Les vieux libre-échangistes croyaient que la liberté du commerce était non seulement le meilleur des systèmes économiques, mais aussi le début d’une ère de paix. Mais le capital financier a abandonné cette croyance depuis longtemps. Il n’a aucune confiance dans l’harmonie des intérêts capitalistes; il ne sait que trop bien que la compétition est devenue une question de lutte de pouvoir politique. L’idéal de paix a perdu de son lustre et en lieu et place de l’idéal humaniste nous voyons l’émergence d’une glorification de la grandeur et du pouvoir de l’Etat »(11).

Il ne suffisait plus, dans ces conditions, que l’école apprenne à lire, à écrire et à respecter les préceptes moraux ou religieux. Désormais, elle devait enseigner l’amour de la patrie et des institutions. L’histoire, la géographie font donc leur entrée dans les programmes. 

En Allemagne, l’empereur Guillaume II, aux prises avec la montée des forces socialistes, décrivait en ces termes comment il voyait les nouvelles missions de l’enseignement obligatoire : « Voilà longtemps que me préoccupe l’idée d’utiliser l’Ecole, dans chacune de ses subdivisions, en vue de contrecarrer la propagation des idées socialistes et communistes. L’Ecole devra en tout premier lieu jeter les bases d’une saine conception des relations publiques et des relations sociales, en instillant la crainte de Dieu et l’amour de la patrie »(12).

En France, le républicain radical Paul Bert, membre de l’Académie des Sciences, célèbre pour ses travaux sur la physiologie de la plongée sous-marine, mais également pour ses thèses racistes, se fend en 1883 d’un manuel pratique portant sur «L’instruction civique à l’école (notions fondamentales)». «Il faut, écrit-il dans l’introduction de cet ouvrage destiné à éclairer les « Hussards noirs » de la République, que l’amour de la France ne soit pas pour (l’enfant) une formule abstraite, imposée à sa mémoire comme un dogme de religion, mais qu’il en comprenne les motifs, qu’il en apprécie la grandeur et les conséquences nécessaires. Car c’est en l’aimant et en raisonnant cet amour qu’il apprendra à se donner tout à elle, et, accomplissant jusqu’au bout son devoir de citoyen, à se dévouer, s’il le faut, soit pour le salut de la Patrie, soit pour la défense des principes dont le triomphe a fait de lui un homme libre et un citoyen. Ainsi sera réellement fondée l’Education nationale». 

Les charniers de 14–18 portent devant l’Histoire le témoignage de l’efficacité dramatique qu’eut l’école dans sa nouvelle fonction, celle d’un appareil idéologique d’État.

SÉLECTIONNER ET FORMER L’ÉLITE OUVRIÈRE 

Alors qu’elle avait été, au XIXe siècle, un appareil de socialisation et un appareil idéologique au service de l’Etat, l’école du peuple se transforma progressivement, au cours du siècle suivant, en instrument de sélection et de formation au service direct de l’économie.

Dès avant la première guerre mondiale, les progrès des technologies industrielles, la croissance des administrations publiques et le développement des emplois commerciaux firent renaître une demande de main‑d’œuvre davantage qualifiée. Certes, pour la majorité des travailleurs, une socialisation de base suffisait toujours ; mais un nombre croissant d’entre eux devaient désormais acquérir un savoir-faire spécialisé: mécaniciens, électriciens, dactylos, opérateurs de TSF… 

Cela pourrait surprendre. N’est-on pas justement en plein «fordisme», qui fut sans doute la forme la plus poussée de découpage parcellaire des tâches ouvrières et donc de déqualification ouvrière ? Certes, mais la production n’est pas tout. Dans son Histoire du travail et des travailleurs, Lefranc nous rappelle qu’en 1948, sur 315 000 travailleurs de l’industrie automobile en France, 110 000 seulement sont actifs dans la production, 25 000 fabriquent des accessoires, 30 000 sont carrossiers et 150 000 sont employés dans les entreprises de réparation (dont deux tiers sont des entreprises artisanales)(13). Or, le réparateur automobile ou le travailleur d’une entreprise d’installation électrique doivent maîtriser intellectuellement les technologies sur lesquelles ils travaillent. 

« Dans l’entre-deux-guerres, écrivent Thévenin et Compagnon, l’enseignement technique va connaître un essor remarquable. (…) Le réglage et l’utilisation des machines, le contrôle et la finition des produits, réclament des ouvriers à la fois habiles manuellement et sachant manipuler des instruments de mesure précis, lire des croquis et des gammes d’usinage conçus par les bureaux d’études…»(14)

La demande était telle qu’un retour aux vieilles formes de l’apprentissage traditionnel n’aurait pu suffire. D’ailleurs, les exigences théoriques de ces nouvelles qualifications ne pouvaient se satisfaire d’une formation exclusivement pratique. Le système éducatif s’ouvrit alors à des sections «modernes », techniques ou professionnelles. On y recruta la « crème » des fils et des filles de la classe ouvrière, afin d’en faire les ouvriers spécialisés, les techniciens, les employés et les fonctionnaires que réclamait la société. Ce fut l’ère de la «promotion sociale» par l’école.

Alors qu’elle avait été, au XIXe siècle, un appareil de socialisation et un appareil idéologique au service de l’Etat, l’école du peuple se transforma progressivement, au cours du siècle suivant, en instrument de sélection et de formation au service direct de l’économie

Entre les deux guerres mondiales, l’école devint ainsi un instrument essentiel dans la production des forces de travail qualifiées. Mais également dans leur sélection et leur hiérarchisation, sur une base méritocratique. 

REPRODUIRE LES INÉGALITÉS SOCIALES 

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le capitalisme connaît une période de croissance économique extraordinaire. Elle est bien entendu le résultat des reconstructions d’après-guerre ainsi que du progrès social arraché par une classe ouvrière qui sort politiquement renforcée de ces années de conflit. Mais elle résulte également d’innovations technologiques lourdes et de long terme – électrification des chemins de fer, infrastructures portuaires et aéroportuaires, autoroutes, nucléaire, téléphonie, pétrochimie. L’emploi non qualifié est en recul constant par suite de la mécanisation de l’agriculture et de l’automatisation croissante des tâches répétitives en industrie. Ces emplois perdus sont largement compensés par la dynamique de croissance: on crée des postes d’employés dans l’administration et dans les services, le développement technologique exige des ouvriers toujours plus qualifiés pour la construction navale, l’aéronautique, l’énergie…

Ainsi, en Belgique, l’agriculture perd 52% de ses emplois salariés entre 1953 et 1972. Les charbonnages (-78%) et les carrières (-39%) suivent le même mouvement. Mais ces pertes sont largement compensées par la sidérurgie (+10%), la chimie (+36%), l’électronique et l’électrotechnique (+99%), l’imprimerie (+39%), les banques (+131%), les garages (+130%), les administrations publiques (+39%).

Le succès économique et l’évolution de la structure du marché du travail exigeaient donc d’élever le niveau général de formation des travailleurs. Et il fallait aller vite. Dans l’urgence, ce qui avait été, jadis, l’école secondaire de l’élite, à savoir l’enseignement général des athénées et des lycées, ouvrit ses portes – du moins celles de ses premières années – aux enfants d’extraction populaire. 

L’époque est propice à un généreux discours sur la démocratisation de l’enseignement. Pour Léo Collard, ministre belge de l’Education en 1957, «il s’agit de faire en sorte que l’enfant du peuple, au sortir de la voie unique de l’école primaire, trouve un milieu scolaire tel qu’il puisse y poursuivre sans contrainte et sans embarras d’aucune sorte n’importe quelle section d’études qu’il trouve conforme à ses goûts et à en changer éventuellement sans grande difficulté(15) ». En France, le Plan Langevin-Wallon proclame dès 1946 qu’il faut en finir avec la méritocratie : «l’enseignement doit offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la Nation. » [Plan Langevin-Wallon, 1946]. 

Mais ces rêves ne résisteront pas à la réalité. Certes, on cessera «d’éloigner du peuple les plus doués» en les sélectionnant en fin de primaire. Mais cette sélection, il faudra alors l’effectuer plus tard. C’est-à-dire à l’intérieur même de l’enseignement secondaire. Cela signifiera la mise en place d’une sélection négative, d’une sélection basée sur l’échec scolaire. On n’oriente plus vers l’enseignement qualifiant les «meilleurs éléments» des classes populaires, mais «les moins bons élèves» de l’enseignement général. 

Or, par un miracle pédagogique remarquable, cette sélection continue d’être une sélection basée sur l’origine sociale. La sociologie — Bourdieu, Passeron — découvre soudain que l’école est devenue — au même titre que l’héritage et le mariage — une instance de la reproduction, d’une génération à l’autre, des inégalités sociales. 

COMPÉTENCES DE BASE ET SOUTIEN DES MARCHÉS 

Depuis la fin des années 1980, avec l’entrée du capitalisme mondial dans l’ère de la globalisation et des cycles de crises à répétition, les demandes du monde économique par rapport au système d’enseignement connaissent de nouvelles mutations. L’école est sommée de changer, afin de mieux s’adapter aux attentes des employeurs. 

Trois éléments essentiels marquent cette rupture(16). Premièrement, la mondialisation a induit une compétition entre les États pour attirer les investisseurs, donc pour diminuer la charge fiscale sur les capitaux, les revenus mobiliers, les hauts salaires et les bénéfices des entreprises. Ainsi, les marges de manoeuvre budgétaires de l’Etat diminuent, ce qui soumet les politiques d’enseignement à une forte contrainte d’austérité.

Deuxièmement, le glissement des emplois de l’industrie vers les services ainsi que le développement technologique induisent, dans les économies «avancées», une polarisation du marché du travail. «Les plus fortes créations d’emplois doivent être attendues, d’une part, dans les postes de management et les emplois professionnels et techniques de très haut niveau, mais, d’autre part, également dans les emplois du secteur des services exigeant une qualification moyenne ou faible(17) ».

Enfin, troisièmement, l’instabilité économique ainsi que le rythme effréné de l’innovation technologique, mais surtout le caractère anarchique de l’économie capitaliste, rendent impossible toute politique prévisionnelle en matière de formation et de qualification. 

Dans ce contexte, la majorité des employeurs sont moins demandeurs de qualifications précises et pointues que d’une vague «employabilité», que doivent garantir les «compétences de bases» et la flexibilité des travailleurs. L’OCDE et son enquête PISA servent précisément à pousser les systèmes éducatifs sur cette voie (voir l’article page 10). Nous comprenons mieux aussi, dans ce cadre, l’engouement officiel pour la conception éducative(18) fondée sur l’ «approche par les compétences». 

Cette mise en adéquation de l’enseignement avec les attentes des employeurs constitue l’une des formes de la «marchandisation» de l’école, à savoir sa mise au service des marchés. Ce mouvement englobe de multiples aspects : la privatisation marchande de l’enseignement, l’investissement privé dans des activités de soutien scolaire, la mise en concurrence des établissements, leur gestion managériale sur le mode de l’entreprise privée, la conquête de l’école par les annonceurs publicitaires et autres spécialistes du marketing, etc… 

Nico Hirtt
Enseignant, essayiste, responsable du service d’étude de l’Appel pour une école démocratique 

Notes et références
  1.  Rioux, J‑P, La Révolution Industrielle, Paris: Ed. du Seuil, 1971.
  2. Marx, K., Discours prononcé lors de la commémoration de l’anniversaire de l’organe chartiste People’s
Paper, 19 avril 1856, in Werke, 12.
  3. More, Charles. Understanding the Industrial Revolution. Routledge, 2000.
  4. Wade, John. History of the Middle and Working Classes,Wilson, 1835, p. 496.
  5. Ducpétiaux, E., Des progrès et de l’état actuel de la réforme pénitentiaire et des institutions préventives aux Etats-
Unis, en France, en Suisse en Angleterre et en Belgique (Bruxelles: Hauman, Cattoir et cie, 1837), Tome 3, p. 82.
  6. Terral, H., Les Savoirs Du Maître, Éditions L’Harmattan, 1998
  7. Cité Foucambert, J., L’École de Jules Ferry, Paris, 1986.
  8. Broder, A., L’économie française au XIXe siècle, Editions Ophrys, 1993.
  9. Hilferding, R., Das Finanzkapital; Eine Studie Über Die Jüngste Entwicklung Des Kapitalismus, Frankfurt: Europäische Verlagsanstalt, 1968.
  10. Dupeux, G., 1976, French society, 1789–1970, Taylor & Francis.
  11. Brewer, A, Marxist Theories of Imperialism. Routledge, 1990.
  12. Erlaß Kaiser Wilhelms II. vom 1.5.1889, in « Verhandlungen über Fragen des höheren Unterrichts », Berlin, 4.–17. Dezember 1890. Im Auftrage des Ministers der geistlichen, Unterrichts- und Medizinal- Angelegenheiten, Berlin 1891, S. 3–5.
  13. Lefranc, G., 1957, Histoire du travail et des travailleurs, Paris: Flammarion.
  14. Compagnon, B. & Thévenin, A., 1995, L’école et la société française, Éditions Complexe.
  15. Collard L., Un programme d’éducation nationale démocratique, cité par Van Haecht A., L’enseignement rénové, de l’origine
à l’éclipse, Éditions de l’ULB, Bruxelles, 1985, p. 172.
  16. Pour une analyse globale de la marchandisation de l’enseignement, on lira notamment Nico Hirtt, Les nouveaux maîtres de l’école, Éditions Aden, Bruxelles 2005. Pour une critique de la conquête commerciale de l’école, on lira Nico Hirtt et Bernard Legros,
    L’école et la peste publicitaire, éditions Aden, Bruxelles, 2007.
  17. Sels, L. et al., 2006, Inzetten op competentieontwikkeling. Discussietekst gericht op de ontwikkeling van een Competentieagenda
  18. Nous disons «conception éducative» et non «pédagogie» parce que la plupart des défenseurs de l’approche par compétences (APC) eux-mêmes se défendent d’être les porte-paroles d’une pédagogie. Et en effet, l’APC ne dit nullement comment il convient d’enseigner mais apporte une réponse à la question «que faut-il enseigner?».

Espace membre