10 propositions de l’APED pour une école démocratique

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À l’occasion de son dixième anniversaire en 2006, l’Appel pour une école démocratique (APED) a élaboré un programme en dix points destiné à enrayer la catastrophe scolaire belge, qui se caractérise par trois traits. 1. une inégalité record, causée principalement par un sous-financement dans le fondamental; 2. une sélection précoce en filières hiérarchisées ; 3. un système d’enseignement contaminé par le libéralisme, puisque fondé sur le principe de l’offre et de la demande et sur le dogme de la concurrence (entre écoles, entre élèves). Si l’on veut vraiment réduire la fracture scolaire et permettre à chaque jeune de s’approprier les savoirs et les compétences qui donnent force pour comprendre le monde et le transformer afin de le rendre plus juste et plus viable, alors il faudra bien ébranler quelques-unes des «contraintes historiques» de l’École belge, dont certaines proviennent du Pacte scolaire de 1959, par ailleurs timidement remis en cause aujourd’hui (1).

L’École obligatoire devrait être un levier pour comprendre comment l’humanité en est arrivée «là» en ce début de XXIème siècle et comment elle pourrait sortir du tunnel de la croissance insoutenable et du «capitalisme biocidaire» (Michel Weber, 2013). Elle devrait même devenir un sanctuaire contre l’oubli, un conservatoire d’idées philosophiques et de savoirs pratiques qui nous seront un jour très utiles, lorsque la civilisation industrielle s’effondrera pour de bon (2). Enfin, voyons-la, à plus court terme, tant comme un instrument d’émancipation collective que comme un lieu d’individuation, d’éducation et de socialisation. Chaque enfant doit y développer ses talents tout en devenant un être social. Mis à part le très faible pourcentage d’enfants souffrant de handicaps mentaux particuliers, tous les élèves sont certainement capables d’accéder aux savoirs et aux compétences de l’enseignement général et polytechnique de base que l’APED prône, moyennant une réforme progressive de l’École.

Malgré les bonnes intentions du décret «Missions» de 1997, l’école actuelle est loin d’atteindre tous ces objectifs. Non seulement, elle ne forme pas des citoyens aptes à comprendre le monde et à s’y engager, mais, pire, c’est l’idée inverse qui s’y impose: les jeunes devraient, paraît-il, accepter le monde tel qu’il est et apprendre à s’y adapter. Telle est la nouvelle définition, complètement pervertie, de l’autonomie! D’autre part, faut-il accepter l’inégalité toujours plus scandaleuse entre une minorité de nantis et la majorité de la population réduite à survivre (les 99% des Indignés)? Accepter des conditions de travail de plus en plus dérégulées? Accepter le saccage de la nature pour des intérêts financiers à court terme? Tolérer l’intolérable? L’École ne peut être complice d’un tel désastre ! 

Si nous centrons notre attention sur les enfants des milieux populaires, force est de constater que l’inégalité sociale dont ils sont victimes au départ se prolonge et se renforce à l’école. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient raison quand ils écrivirent Les héritiers en 1964. Dès l’enseignement maternel, il en est ainsi, dans chaque classe, entre les classes au sein d’un même établissement, ou encore entre différentes écoles. Dans le secondaire, la ségrégation est structurellement organisée et amplifiée par les filières (générale, technique, professionnelle). Cette injustice est renforcée par le libéralisme de notre système scolaire (son organisation en quasi-marché et la concurrence entre écoles et réseaux). En d’autres termes, ce sont les tares du capitalisme qui se voient appliquées et reproduites par l’école. Il y a aussi ces pratiques pédagogiques qui font la part belle à un rapport au savoir typique des classes sociales et/ou intellectuelles aisées. Et ce n’est pas tout : trop d’enfants d’origine populaire sont orientés vers l’enseignement spécial. On parle de surcroît de jeunes réputés «non scolarisables». Ne jetons pas la pierre aux enseignants: ils sont trop peu nombreux et manquent de temps pour permettre à tous les jeunes de réussir et d’intégrer dans leur vie et leur pratique ce qu’ils ont appris à l’école. De plus, ils doivent continuellement résister aux parents et à la direction pour tenter de maintenir leur autorité dans les classes (cf. l’article consacré à ce thème dans ce dossier). 

Chez un nombre non négligeable d’enfants, l’échec scolaire ou le redoublement (ou la crainte de l’échec et du redoublement) provoquent une réelle souffrance. La pression de l’évaluation, la pression à la «réussite scolaire» est parfois excessive, jusqu’au sein des familles. Trop d’élèves viennent à l’école avec des pieds de plomb, s’interrogent sur le sens de ce qu’ils viennent y faire, manquent de motivation, trouvent la vie virtuelle sur Internet plus exaltante et arrivent à l’école connectés. La taille moyenne des établissements, en augmentation constante depuis vingt ans, n’arrange rien: les écoles-mammouths deviennent des écoles-casernes. Et les enseignants, particulièrement dans les établissements où se concentrent les difficultés, voient leur métier devenir de plus en plus pénible. Une lourdeur amplifiée par des programmes trop souvent incohérents, illisibles et, paradoxalement, peu ambitieux (surtout dans le qualifiant). Il n’est pas inutile de noter combien la souffrance des élèves participe de celle des professeurs … et inversement. Pour clore ce réquisitoire, soulignons le coût social – et financier – de tous ces jeunes qui décrochent d’un système scolaire aussi catastrophique! Tâchons maintenant d’imaginer la possibilité d’une autre école au travers de ces propositions à prendre en bloc, mais dont le détail de leur mise en œuvre est à peaufiner ou imaginer. 

1. uNe éCole De base CommuNe De 6 à 15 aNs 

Après un enseignement maternel distinct, avec des objectifs clairement définis acquisition de la langue parlée, spatialisation et autonomie -, l’APED propose une seule structure d’enseignement de base commune, de 6 à 15 ans, avec disparition de la rupture entre primaire et secondaire. Concrètement, cette réforme se matérialise par la redistribution des entités scolaires. Dans cette école commune, les enfants passent progressivement d’un instituteur unique à des maîtres spécialisés par branche. De 16 à 18/19 ans, les jeunes fréquentent des lycées préparatoires à l’enseignement supérieur ou des lycées qualifiants. Mais, dans tous les cas, un socle commun de formation générale y est organisé. Enfin, précisons que l’école commune ne signifie évidemment pas la disparition d’un enseignement spécialisé pour les enfants et les jeunes souffrant de handicaps particuliers. 

2. uNe formatioN géNérale et polyteChNique pour tous 

L’APED souhaite que tous atteignent les compétences et savoirs de base (maths, lecture, langues étrangères), que tous acquièrent une culture commune de haut niveau (histoire, géographie, sciences, littérature, arts, philosophie, etc.), que tous soient initiés aux technologies de la production et de la vie quotidienne (Technologies de l’information et de la communication (3), santé, électricité domestique, agriculture, industrie…), que tous reçoivent une éducation physique et une formation sportive. L’APED est attaché enfin à une découverte et à une valorisation de l’acte productif, pas seulement les divers métiers, mais aussi l’activité associative, le jardinage, l’artisanat, etc(4). Bref, autre chose que de consommer les produits de la médiasphère (Internet, télévision, jeux vidéo, smartphones). Cette formation générale et polytechnique pour tous implique bien l’abandon de toute spécialisation professionnelle avant l’âge de 16 ans. 

3. uNe affeCtatioN Des élèves auX établissemeNts 

Pour éviter les écoles «ghettos», autrement dit pour garantir une mixité sociale dans chaque établissement, une école est attribuée à chaque élève dès la première année et pour une durée de dix ans, sauf accident ou déménagement. Cette affectation se fait selon le domicile et le revenu. Ce système nécessite un découpage géographique du territoire en zones socialement mixtes. 

4. uNe fusioN Des réseauX 

Seule la fusion des réseaux permettra d’arriver à la mixité sociale et à l’utilisation rationnelle des infrastructures. C’est le prix à payer si l’on veut réellement réduire l’inégalité sociale et créer une école démocratique. La suppression du caractère confessionnel semble également souhaitable pour éviter la montée des communautarismes religieux. L’école commune sera celle d’un seul réseau, forcément public. 

5. uN eNCaDremeNt suffisaNt pour zéro DéCroChage 

L’idée-clé est qu’un groupe-classe progresse ensemble, surtout dans les premières années de l’école commune. Les enfants sont quinze par classe dans les trois premières années (de six à neuf ans), maximum vingt au-delà de ces années primordiales. L’essentiel du travail se passe dans cette classe, mais il faut imaginer diverses stratégies pour soutenir les élèves qui en ont besoin, dès qu’ils en ont besoin: étude dirigée après les cours, rattrapage collectif et/ou individuel, cours de langue accéléré pour les élèves issus de l’immigration, guidances individualisées, mise à disposition de tous les élèves d’un centre de documentation dans chaque école. 

6. uNe éCole ouverte 

Si nous voulons réconcilier les enfants des milieux populaires avec l’école, celle-ci doit devenir leur principal lieu de vie, où l’on prépare et partage des repas, des jeux, des soirées cinéma ou d’autres activités culturelles, sportives ou techniques. C’est là que s’exerce la citoyenneté : l’instruction et l’éducation sont intimement liées à la vie sociale. On y développe les valeurs de coopération, de solidarité, de créativité, l’amour des sciences, des techniques, des arts, de la philosophie, de l’activité physique, de la nature, etc. L’école commune s’ouvre sur les autres lieux d’éducation: les associations citoyennes et culturelles, les mouvements de jeunesse, les clubs de sport, les festivités locales… L’école peut s’ouvrir aussi à la participation des parents dans des projets. En effet, libérée de la logique concurrentielle liée au quasi-marché scolaire actuel, la relation parents-école n’est plus commerciale, mais citoyenne, bâtie sur une base démocratique autrement intéressante. 

7. retrouver uN équilibre DaNs les pratiques 

Pour ce qui est des pratiques pédagogiques, nous voulons surtout éviter les écueils du dogmatisme (une seule méthode serait privilégiée) et du relativisme (toutes les méthodes se vaudraient). Nous préconisons une large autonomie pédagogique pour les enseignants, à condition que les objectifs d’apprentissage soient strictement définis et contrôlés. Nous observons néanmoins que certaines pratiques «marchent» mieux que d’autres, permettent mieux d’atteindre les objectifs fixés, et/ou sont plus respectueuses du rapport au savoir des enfants d’origine populaire. Les sciences pédagogiques ont à cet égard une grande importance, comme la connaissance des différentes caractéristiques psychologiques des enfants. Il faut également privilégier les pédagogies qui donnent du sens aux apprentissages, celles qui assurent l’accès à la compréhension et pas uniquement à la mémorisation ou au savoir-faire. C’est sans doute en intégrant dans nos pratiques des approches variées que nous améliorerons notre enseignement sans tomber dans le piège des trajectoires individualisées. Il ne s’agit pas d’imposer à toute force ces pratiques, mais bien les valoriser et les diffuser (livres, formations, Internet). Nous n’insisterons jamais assez sur la nécessité d’une formation des enseignants – initiale et continuée – solide et en cohérence avec les quelques principes que nous venons d’énoncer. Mais n’oublions pas non plus que l’enseignement relève de l’art plutôt que de la science. 

8. Des programmes rigoureuX, lisibles et CohéreNts 

Les programmes devront exposer clairement et par le détail les connaissances, les savoir-faire, les attitudes et les niveaux de maîtrise attendus des élèves. Ils devront insister sur les savoirs-clés, ceux qu’il faut réactiver régulièrement. En appui des programmes, les enseignants doivent disposer gratuitement de manuels, référentiels, recueils de documents, matériel audio-visuel, logiciels, listes de sites internet. 

9. uNe évaluatioN CeNtralisée pour mieuX piloter l’éCole

Notre système scolaire manque cruellement de données statistiques. Nous préconisons des épreuves centralisées régulières. Non pour juger les élèves – ces épreuves ne seraient pas certificatives – ou classer les écoles, mais pour évaluer et garantir les niveaux des acquis, les pratiques pédagogiques et le système dans son entièreté. L’analyse de ces données guiderait les établissements et les enseignants. 

10. refiNaNCer l’éCole à hauteur De 7% Du proDuit iNtérieur brut 

Pour financer notre projet, assurer une authentique gratuité de l’école et de ses activités annexes, il faudra que l’État consacre à nouveau 7% de son PIB à l’enseignement (comme à la fin des années 1970). Sans doute plus durant la période de transition de dix ans, mais on pourra en récupérer progressivement une partie sur le coût de l’échec scolaire, des filières, des options et des réseaux, et grâce à une utilisation plus rationnelle des infrastructures. Ce refinancement ne peut se faire que par une révision de la loi de financement des communautés ou via un retour de l’école dans le giron fédéral. Et certainement pas au détriment d’autres besoins de la société (notamment des autres services publics). Une taxation plus adéquate des bénéfices des entreprises et du patrimoine des plus privilégiés d’entre les Belges devrait largement suffire. 

DeuX mises au poiNt 

Les dix points de ce programme constituent un tout indissociable, sans quoi le libéralisme scolaire et ses inégalités reviendraient en force. L’école commune, ses épreuves centralisées et sa pédagogie de la réussite ne peuvent se mettre en place sans les préalables suivants: la fin de la concurrence entre écoles, la révision des programmes, l’injection de moyens et, surtout, la réduction des inégalités de résultats dans les premières années d’enseignement.

Bernard Legros

Membre de l’APED

Notes et références
  1. cf. Le Soir, 11 décembre 2013, pp. 25 & 26.
  2. À ce sujet, cf. trois ouvrages récents : Hugues Stoeckel, La faim du monde. L’humanité au bord d’une famine globale, éd. max milo, 2012 ; christian Araud, Préludes à la transition. Pourquoi changer le monde ?, éd. Sang de la Terre, 2012 ; clive Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine, Les presses de sciences-po, 2013. cf. également le site http://www.testadepibou.com/
  3. Avec, toutefois, toutes les réserves que j’ai émises dans cet article: http://www.skolo.org/spip.php?article1556
  4. ce que matthew B. crawford a illustré dans Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur travail, éd. La découverte, 2009.

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