Contribution extérieure

Audaces de canapé et révolution de salon

Photo de Bermix Studio sur Unsplash

Leurs prédécesseurs étaient installés devant un écran que l’on définissait encore comme « cathodique ». Ils râlaient sur les programmes et houspillaient les gens qui passaient « dans le poste ». La différence, c’est que s’ils avaient l’occasion de rencontrer « les vedettes du petit écran », ils étaient parfois capables de récidiver. Contrairement à l’armée virtuelle du nouveau monde qui s’est galvanisée avec l’Internet et a conforté son courage par les grâces de l’anonymat.

Ils sont légion, ils sont motivés, ils ont des choses à dire et ils le font savoir, sans filtre et sans limite. Du moins, tant qu’ils demeurent dans le confort de leur chez eux, planqués derrière la technologie, avec une prise de risque dont le curseur est bloqué sur zéro. L’univers factice et facile qui leur donne le sentiment d’avoir tous les droits les nomme des « trolls », pour les plus détestables. On pourrait simplement dire que ce ne sont que de pauvres crétins qui n’ont rien d’autre à faire de leur quotidien. Ils sont juste là pour « ennuyer le monde » (contrairement à eux, restons courtois) sur tout et n’importe quoi.

Le terme « troll » pourrait presque leur convenir. Première définition du dictionnaire : « créature difforme et malveillante de la mythologie scandinave, mi-humaine, mi-animale, habitant les montagnes et les forêts ». Presque parce que si l’on s’arrête à cette description, ils n’ont rien de mythologique. Leurs montagnes ne sont le reflet que de leurs sautes d’humeur et des forêts, ils ne s’apparentent qu’à des jeunes pousses qui ne passeront pas la prochaine saison, si celle-ci devait s’avérer un peu trop rude. Leur vraie définition se trouve elle aussi dans le dictionnaire : message posté sur Internet, souvent par provocation, afin de susciter une polémique ou simplement de perturber une discussion ; personne à l’origine de ce message.

Ainsi, ils s’autorisent toutes les invectives, des plus puériles aux plus insultantes, à l’abri dans leur monde numérique. Là où tout est permis, là où ils confondent avatars de jeux vidéo ou illusions vendues par l’idéologie dominante avec la réalité du terrain.

Le regard dans les yeux de l’autre, la dignité, voire le cas échéant, la confrontation physique, leur sont étrangers. « Les réseaux sociaux vous ont tous mis trop à l’aise avec le fait de manquer de respect aux gens, sans vous faire casser la gueule pour cela ». Résumé sans appel et déclaration de Mike Tyson à qui on peut faire confiance pour ce qui relève de la confrontation physique.

Avant d’en arriver là, il est amusant de voir combien ces aficionados de l’agression possible parce que virtuelle, se délitent quand ils sont coincés par ce système qu’ils prétendent combattre alors qu’ils ne font que le nourrir. Il suffit d’utiliser les voies légales pour dévoiler leur inconsistance. Lorsqu’ils se retrouvent dans un commissariat de police ou face à un juge, on constate très vite que leur pantalon n’est plus étanche.

Et si vous les croisez dans la rue ou ailleurs, ils se garderont bien de vous dire en face tout le mal qu’ils pensent de vous. Leurs motifs resteront flous, leurs arguments quasi inexistants et leurs raisons auront plus à voir avec leurs problèmes personnels plutôt qu’avec vous.

Il existe un autre panel de motivés qui, lui, n’est ni méprisable, ni méprisant. Tout juste sa crédulité prête-t-elle parfois à sourire. Les individus identifiés dans ce groupe sont appelés « les nouveaux éveillés ». Pour les plus perspicaces, le sommeil s’est achevé il y a bientôt trois ans. Ils ont quitté le canapé de leur salon mais peu armés, sans réelle conscience du danger, pensant synthétiser en quelques mois ce que d’autres ont établi en plusieurs années ou décennies. Avec des béances considérables dans le C.V. de leurs connaissances. Une naïveté qui leur offre une certaine fougue mais qui met en évidence les faiblesses de leur action et de leur réflexion.

Certains ont senti d’instinct que « quelque chose n’allait pas ». Mais beaucoup n’appréhendent pas la révolution en cours. À l’instar de cette 3ème guerre mondiale qui, quoi que l’on en pense, a bel et bien commencé (mais elle n’est pas comparable au modus operandi des précédentes), la révolution, quelle qu’elle soit, ne les attendra pas. Elle ne les a d’ailleurs pas attendu puisqu’elle avance à son rythme, chamboulant les normes sociétales ou transformant des acquis que l’on décrète « périmés », sans que la majorité ne s’en rende compte. Majorité qui recèle en son sein une autre majorité, celle des « vrais révolutionnaires de salon ». Ils arpentent des soirées chics où l’on se donne le frisson en mimant des audaces elles aussi de salon, s’affichant comme antisystème et prêt à tout, rien que pour séduire la galerie.

Et puis, pour boucler la boucle, ceux du salon au sens propre qui, la dignité en moins, rejoignent leurs « ancêtres cathodiques », vautrés dans leur canapé à pianoter sur leur clavier. Cumulant frustrations et médiocrité sous couvert de pertinence, de cet « avis sur tout » qui valide la fin de la pensée, de l’analyse et du savoir-vivre. Les déplorables « trolls » qui ont encore de beaux jours devant eux.

La question qui balaie ces catégorisations, et qui rappelle à quel point nous perdons du temps, est : avons-nous encore de beaux jours devant nous ? Et surtout, avons-nous réellement saisi les enjeux de la situation où nous pataugeons ?

L’idéal d’un front commun, qui ferait abstraction des ego, des ressentis et des petits univers de chacun, face à un ennemi, également commun, semble toujours plus fragile. La faute à une ambiance générale qui joue sur un mieux artificiel. La « menace » du Covid est passée, le public s’est désintéressé du feuilleton ukrainien et la plupart des foyers sont encore chauffés et éclairés. La masse est de retour à ses petites habitudes et à son petit confort si personnel. Elle sera encore plus surprise et désemparée lors de la prochaine secousse.

De quoi réjouir l’ennemi qui a lui-même encouragé cette voie, à savoir celle de l’individualisme, de la division. Fortifiant un ennemi autrement plus redoutable : la nature humaine. Ce « putain de facteur humain », comme on l’entend parfois. L’ennemi absolu qui est capable de tout, il pourrait nous sauver mais pour l’heure, il signe notre perte. Il alimente les divergences, favorise les conflits et glorifie les mesquineries. Que l’on soit un troll, un nouvel éveillé ou un combattant de longue haleine. Le résultat est similaire, la perte de temps spectaculaire et la révolution cantonnée au salon.

Nicolas d’Asseiva

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