Le parler vrai de la pensée sauvage

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Quand, en 1967, j’ai commencé à animer des sessions de formation dans les entreprises, j’ai été intrigué, au fur et à mesure de la succession des groupes, par la répétition d’un même constat. “Intrigué” et “constat” sont d’ailleurs des mots faibles. Ce que j’avais sous les yeux, et que je comprenais mal, suscitait beaucoup plus que ma curiosité : la question que me posaient les stagiaires était aussi la mienne. 

Les groupes étaient des mosaïques de différences. Âge, sexe, formation, milieu social, fonctions, situation hiérarchique, choix politiques et philosophiques, tout contribuait à leur diversité. Pourtant, les différences ne se manifestaient guère. Les tempéraments évitaient de se frotter et il était rare qu’un débat suscite quelque affrontement entre les participants, à moins qu’il ne s’agisse du championnat de football ou de la destination des vacances. J’étais stupéfait de constater qu’un stagiaire avec qui j’avais entamé une conversation intéressante dans le couloir se murait dans un silence épais dès que nous entrions en séance. Quelle image rendrait compte de ce climat? La chape de plomb? La volière plutôt, ou le filet. Des espèces différentes y sont enfermées et chacun des oiseaux captifs se félicite en secret de son plumage et de son ramage pour oublier qu’ils sont tous ensemble à la merci de l’oiseleur, et assez menteurs pour faire semblant de s’en contenter. 

L’apparente passivité des stagiaires m’apprit beaucoup. Leur réserve, leur prudence, leur conformisme m’apparurent infiniment plus intéressants que ce que j’aurais pu leur enseigner. En m’immergeant avec eux dans la question de l’expression, il me semblait que j’allais à l’essentiel: tout à la fois je les interrogeais, j’interrogeais le monde où nous vivions ensemble et je me demandais à moi-même pourquoi je prenais un tel intérêt à tout cela. J’oubliais le professeur que j’avais aimé être, ses livres, ses notes. Ce métier était à découvrir et à inventer, je ne me fierais qu’à mon instinct. Il m’arrivait de douter, mais l’idée d’être un formateur conforme, c’est-à-dire un esclave joueur de flûte, me semblait si haïssable que l’évoquer ranimait à l’instant mon énergie défaillante. 

une SiTuaTion déSeSPérée Qui remPliT d’eSPoir

Pourquoi les stagiaires se taisent-ils ? De quoi ont-ils peur ? Qu’est-ce que ce repli frileux, ce chipotage avec la parole ? Tout le monde, à l’époque, étant plus ou moins teinté de Marx ou de Freud, la réponse était à la portée de toutes les cervelles: l’aliénation, dont on chantait le nom sur l’air des lampions rouges, sans que cela la fît disparaître. On pouvait également, pour laisser dormir les grands ancêtres, se contenter d’explications plus ordinaires. Mettre en cause les structures de l’entreprise, le système de domination qu’elles reproduisent, le climat de compétition et de méfiance qu’elles entretiennent. Déplorer l’emprise constante d’une hiérarchie servile, les menaces explicites ou implicites qu’elle fait planer. Insister sur la nécessité pour les travailleurs de tourner sept fois leur langue dans leur bouche. 

Rien de tout cela n’était inexact. Mais il n’y avait là que des raisons, et l’on n’a jamais vu les raisons guérir les douleurs. Or, ce que j’avais sous les yeux, c’étaient bien des douleurs même si, réputées incurables, on préférait les cacher. Une terrible méfiance de soi, plus encore que des autres. Une blessure profonde de l’être. La parole, expression et célébration de la vie, devenue schématisation et ossification. L’intelligence dégradée en cérébralité. L’impossibilité de penser comme l’on sent, de parler comme l’on pense, d’agir comme l’on parle. Le ver du soupçon qui se glisse dans toutes ces failles. La fausse désinvolture qu’il impose. L’agressivité qu’il cuisine. La hantise de la culpabilité qu’il gratte comme une plaie. Et, forcément, la violence. Et, forcément, la solitude. 

Je n’aurais pas continué à exercer ce métier si ces maux m’étaient apparus irrémédiables. Si j’ai persisté dans la voie que j’avais choisie alors que l’idéologie du management(1) en même temps qu’elle s’étendait peu à peu à l’ensemble de la société, colonisait les individus jusque dans l’intimité de leur esprit et de leur sensibilité, c’est qu’au fur et à mesure que je mesurais l’étendue des dégâts passés, présents et à venir, des signes furtifs mais éclatants me montraient que les tribulations de ces travailleurs portaient en elles-mêmes leur guérison, et que l’absurdité où ils se débattaient pouvait être dissipée. «Si je ne désespère pas du temps présent, écrit Marx dans un texte de jeunesse, c’est en raison de sa propre situation désespérée qui me remplit d’espoir.» Voilà à peu près ce que je comprenais parmi les travailleurs. Ils ne dépasseraient pas leur malheur en le niant, ni en feignant de s’en accommoder. Moins encore en écoutant les leçons intéressées des sophistes, bateleurs, vendeurs et autres communicancants qui alimentent l’inspiration chétive des responsables politiques, des patrons, des syndicalistes. Pour vaincre leur souffrance, il faudrait qu’ils lui fassent cracher sa vérité, qu’ils cherchent ce qu’elle leur désigne par la négative, ce qu’elle leur prépare en secret de bonheur désirable. Et accessible. 

Accessible, en effet. Quand le groupe était en confiance, il arrivait qu’un participant aborde un thème inhabituel dans ce cadre professionnel. Ou qu’un autre, en évoquant un sujet relatif à son travail, jette soudain dans son propos une liberté ou une subjectivité que l’on n’attendait pas là. Ainsi cette directrice d’une entreprise de confection qui, à la fin des années 70, fit soudain, devant ses employés, avec infiniment de tact et d’élégance, l’aveu de son homosexualité. Ou ce syndicaliste d’une entreprise de produits chimiques qui bouleversa le groupe en lui faisant part, avec une absolue simplicité, des contradictions qui le torturaient. 

De telles interventions étaient rares. Mais, à ces instants, la facticité avait disparu. Elles étaient comme les éclairs: des zigzags dans la nuit. Quand nous nous essayions maladroitement à les retenir ou à leur faire écho, leur grâce sombrait vite dans la pesanteur des commentaires. N’importe. Elles avaient illuminé l’obscur. Le monde ne pouvait être absurde puisque cet instant-là ne l’avait pas été. De quelque manière, en quelque endroit, le monde devait bien être lumineux puisque cet instant-là l’avait été. Il y avait là, pour reprendre le mot de Thucydide que Guy Debord avait raison d’aimer et de répéter, une acquisition définitive. Bien sûr, le syndicaliste aurait pu être un patron, ou la directrice homosexuelle un employé hétérosexuel. Dans leur propos, c’était le ton qui comptait. La vibration. La note. Le niveau où elle sonnait, son niveau d’être, comme disent les maîtres taoïstes. Personne n’y cherchait la validation d’une opinion ou d’une autre, ni la promotion de tel ou tel mode de vie. Mais chacun y trouvait bien davantage: l’évidence d’une existence singulière qui, par analogie, lui confirmait que la sienne, elle aussi, était singulière, et toutes les autres aussi. Que la vie, par généreuse conséquence, était donc vivable. Et qu’il était bon de la vivre, pervers de ne pas la vivre. 

Je n’ai jamais imaginé avoir provoqué ces instants-là. Je sais bien, par contre, comment j’aurais pu les empêcher d’advenir, par quels mensonges mercantiles, par quels appels névrotiques à la violence: cela, aucune puissance ne m’aurait convaincu de le faire. J’étais là pour partager l’espérance d’une naissance dont je ne savais rien, celle des stagiaires, la mienne, la nôtre, certain que le désespoir, pourvu qu’on l’affronte de face et à mains nues, peut se changer en son contraire. 

« on ViT enSemble SéParéS » 

Maintenant éloigné des sessions de formation, je reconnais dans ce qu’on me raconte sur l’école, l’Université, les entreprises ou les banlieues, les balivernes prétentieuses et sordides dont on étouffait l’intelligence des travailleurs. Ce qui se jouait dans l’unité de lieu d’une salle de formation et dans l’unité de temps de nos trois jours de travail n’était rien d’autre que la préfiguration du combat contre ce qui ravage désormais toute la surface de notre terre humaine. Quel est-il ce mal, maintenant partout répandu, que je touchais de si près? 

Du spectacle universel par l’entremise duquel la marchandise fait sa promotion, Guy Debord dit: «Il réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé.» Il faut prendre cette phrase au pied de la lettre. De même qu’avant la bataille le général dispose ses troupes et ses régiments dans la formation qu’exige la stratégie qu’il a conçue, de même devons-nous nous présenter au monde de l’argent en mettant en avant les facultés, ou les qualités, ou les vices, qui serviront le mieux sa folie. Il nous veut hiérarchisés en nous-mêmes, divisés selon ses intérêts. Il ne veut pas de nous, il veut des morceaux de nous. Ce sont ces morceaux que nous mettons en commun dans les tâches qu’il nous propose, ces morceaux que nous juxtaposons et additionnons. Non pas nous. Des morceaux de nous. « On vit ensemble séparés», écrit Aragon. Deux fois séparés. 

Entre nous, d’abord. Mais entre nous parce qu’en nous. Entre nous, à cause de la hiérarchisation des désirs imposée en nous par la logique de l’argent, par le primat du rôle social sur l’existence, de l’acteur sur la personne. Entre nous, à cause de l’appauvrissement en nous de la liberté, sinistrement compensé par l’octroi de jouissances illusoires accordées non pas pour les délices qu’elles sont censées procurer, mais pour les déceptions auxquelles elles conduisent forcément et qui, mieux que tout, parce qu’elles découragent la troupe plus efficacement que tout, assurent sa docilité. Entre nous parce qu’ainsi ce ne sont pas seulement les valeurs de l’esprit, de la créativité, de la liberté qui sont dégradées en nous, mais également les puissances élémentaires du corps, de la sensibilité, du sexe, séparées elles aussi de la vie, plus gravement menacées par la consommation qu’elles ne l’avaient été par la sotte pudibonderie. Entre nous, parce que cette effroyable dévitalisation de nos esprits et de nos corps n’autorise plus guère en nous, comme canal de relations, qu’une cordialité négociatrice modelée sur l’algèbre des échanges commerciaux. Entre nous, parce que ce qui vit vraiment en nous, ces amours et ces amitiés qui ne nous font pas plus défaut qu’à nos ancêtres, ces projets que nous méditons en secret, nos rêves féconds, nos besoins de révolution, nos folies les vraies, celles qu’on n’apprend que de soi-même -, nous perdons le goût d’en faire état dans un monde devenu une lugubre boutique sociale. L’évidence que nous sommes plus grands que ce monde-là nous terrifie; il nous faut, pour justifier à nos yeux notre soumission, nous faire encore plus petits que lui. 

Et pourtant, comme le syndicaliste ou la directrice, il arrive que quelqu’un, ici ou là, transgresse l’ukase de séparation qui est la règle de plomb de la décivilisation occidentale et, devant nous, par des chemins sauvages qu’il semble à la fois découvrir et retrouver au fur et à mesure qu’il les débroussaille, accède vraiment à soi-même. Le parler des gens, à ces instants, est étonnant. Une langue faite d’images anciennes ou ordinaires qui semblent d’une nouveauté absolue, éclatante, presque triomphale. Une éruption, une coulée de lave si intense que le mouvement y suggère l’immobilité. « Change, change, demeure:» dit le poète Jean Mambrino. Tout à la fois la vie et la conscience de la vie. Une musique toujours différente qu’on reconnaît toujours. 

Le parler vrai, c’est quand la pensée sauvage le nourrit. Nécessaire, familière. Et pourtant (mais pourquoi ?) délaissée, abandonnée, snobée. « Une langue d’enfance qui réapparaît soudain», dit Anne Dufourmantelle. Oui. Non pas la langue de l’enfance arrangée dont le rétroviseur de la nostalgie renvoie l’image complaisante. La langue puissante et souple de l’enfance inépuisable, celle qui fore et traverse nos existences jusqu’à nous faire franchir la mort. Marc Richir, quand il cherche quels mots peuvent évoquer «la tonalité, au sens musical du terme, de la passion sauvage du penser », propose « naïveté, générosité, ravissement». 

leS SoliTudeS CombaTiVeS 

Qu’on ne s’y méprenne pas. La pensée sauvage n’est pas un déguisement de l’illusion. Elle ne choisit pas le tout possible de la rêverie contre les disgracieuses contraintes du quotidien. Quand, soudain, dans l’atelier patient et ironique de la session, fleurissaient quelques paroles poussées sur de la pensée sauvage, elles ne nous éloignaient pas de l’entreprise, de ses tâches, de ses exigences, du travail, du climat qu’il installait. Mais tout cela, elles le montraient droitement, sans l’enjoliver, sans tricher. À hauteur d’homme, comme disait Senghor. Produire des biens, les faire connaître, les vendre, ces activités doivent, sous peine de trahison, être soumises au jugement de la conscience, de l’esprit critique, de la liberté. La parole d’un stagiaire, quand elle s’élargissait à son expérience personnelle, témoignait à sa manière de cette nécessité vitale écrasée par les slogans, étranglée par les objectifs, fusillée par les intérêts. Ignorée, aujourd’hui plus encore qu’hier, par le clergé politico-économique. Méprisée par les solennels exégètes qui gonflent sa vanité. Ridiculisée par les bonimenteurs qui courtisent ses frustrations. Travestie par les pique-assiettes de la communication auprès desquels il quémande lamentablement du réconfort. 

«Naïveté, générosité, ravissement.» Une pensée naïve, c’est-à-dire innée, naturelle, nouvelle comme l’enfance qui fait les poètes, les amants, les vivants. Incertaine forcément, peu assurée, si étrangère à cet enfer: Si étonnée d’être là, d’oser s’exprimer, d’avoir une voix: Généreuse aussi, sans calcul. Ce qu’elle trouve en elle, elle le transmet, voilà tout, ça vient de tout le monde, ça va à tout le monde. Ces mots qui nous appartiennent en propre, dont nos vies ont formé chaque syllabe, nos souffrances et nos joies, sculpté chaque intonation, ils sont aux autres autant qu’à nous, ils sont à tous. Plus ils sont à nous, plus ils sont aux autres. Plus ils sont aux autres, plus ils sont à nous. Vie. Déferlement de vie. Cascades de vie. 

Aux grands instants des sessions, nous ne délirions pas. La réalité, comme on la nomme, nous rappelait vite au désordre. La réalité? Laquelle? La jambe amputée est-elle plus réelle que le malade sur son lit? Nous n’avions plus peur de cet avorton baptisé réalité; nous pourrions, pour voir ce qu’il vaut, descendre dans les consciences dévastées et soulever les couvercles des âmes, en entraînant dans l’aventure, si elles en avaient le courage, quelques-unes de ces immenses compétences qui la commentent si bien, la réalité, quand elles ont le nez dans leurs fiches. En fait de nez, elles tourneraient vite de l’œil. Pas nous. 

À ces instants, les stagiaires étaient seuls, mais leur solitude n’était pas solitaire. Le souci de la personne, écrivait Duns Scot au xiiie siècle, requiert la solitude des grands fonds. Utile référence: c’est la personne humaine qui est maintenant menacée. Les partis n’y peuvent rien, ni les clubs, ni les équipes, ni les gangs. La personne ne peut être sauvée que par la personne. Ce propos serait aride, trop exigeant? Je ne le crois pas du tout. Un magistrat qui avait eu récemment à juger, dans des circonstances diverses, des gens qui ne se connaissaient pas et qui n’avaient en commun que de s’être dressés, de leur propre initiative, contre une forme ou une autre de l’avilissement mondialisé, résumait ainsi ce que lui avaient inspiré ces audiences: «Un mouvement d’ensemble où chacun serait seul.» C’est bien cela. Au plus creux de nos solitudes combatives, les vivants nous attendent, nous espèrent. 

Jean Sur

Jean Sur. Intellectuel français, écrivain et formateur en entreprise durant trente ans. Il est notamment l’auteur de Les Arabes, l’islam et nous, Paris, Mille et un nuits, 1996 ; 68forever, Paris, Arléa, 1998. Il est également le fondateur du site Résurgences (js.resurgences.pagesperso-orange.fr)


Penser est un acte sauvage 

Entretiens avec Jean Sur 

Dans ces entretiens filmés, Jean sur nous livre la pensée qu’il s’est forgée au cours de sa vie, dont trente années comme formateur en entreprise. Cette analyse, il l’aborde sous l’angle des mots, « la meilleure entrée possible pour comprendre le monde. » Pour lui d’ailleurs « il n’y en a pas d’autres ». Car les mots, propres à notre monde intérieur, sont les soubassements de notre pensée, mais ne sont aussi que le fruit de notre rapport aux autres et de notre inscription sociale. Ils forment donc cette intersection parfaite entre soi et les autres, entre le monde subjectif et objectif. 

Ces mots, qui évoluent de façon normale dans la société, connaissent aussi des périodes où ils changent de façon arbitraire, dont Jean sur identifie les prémices dans le mouvement de mai 68 qui « signe très paradoxalement un élan profond pour la modernité et en même temps la résistance à ce mouvement », épisode par lequel il débute ses entretiens. Jean sur poursuit sur ces mots de l’entreprise, ceux qui petit à petit s’imposant à la sensibilité générale sont devenus les mots de la société, prise sous la logique de la société du management. Ouverture, culture, tolérance, transparence, pensée… Il continue sur ces mots qui se sont intériorisés et sont devenus ceux du conformisme moral, terminant sur la façon dont, progressivement, le langage de la formation a été colonisé. 

Reportage réalisé par chafik allal, co-produit par iteco. Possibilité de le commander sur www.iteco.be ou à floradelaplace@iteco.be


Notes et références
  1. Le management est, selon moi, l’ensemble des moyens
de persuasion, de séduction, de contrainte et de contrôle, constamment renouvelés et souvent contradictoires, par lesquels les responsables s’efforcent de soumettre les citoyens et les travailleurs aux intérêts dont ils sont eux-mêmes les serviteurs.

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