Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore

Imaginez une société dystopique, où chaque citoyen est contraint à une série de conduites limitant non seulement ses libertés individuelles, mais collectives. Dans cette société règne la présomption de culpabilité : tout le monde est coupable jusqu’à preuve du contraire. De plus, il est impossible de convaincre de son innocence, car aucune preuve n’est recevable, par contre toute démonstration de l’inverse est routinière. L’État, qui répertorie les méfaits, trace également les actes potentiellement nuisibles de ses citoyens. Un comportement de prudence est renforcé sous peine de sanctions et encouragé sous l’étendard d’un devoir moral. Pour ceci, différents outils de communication sont utilisés pour persuader les citoyens, dont un vocabulaire stigmatisant. Et l’élément qui parachève le tout est la reproduction du même fonctionnement par les États avoisinants.

Vous l’aurez compris, il s’agit d’une description dramatisée de la crise que nous vivons depuis déjà une année. Si différentes urgences sociétales peuvent justifier une mise en suspension du fonctionnement habituel d’une démocratie (dont la guerre et les pandémies font partie), ce type de société serait désigné comme totalitaire en absence de puissantes justifications (les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires disait Carl Sagan). La mise en place des lourdes mesures dans notre société était fondée sur la menace (liée à la létalité) du coronavirus et le maintien de ces conditions se base sur le nombre de personnes contaminées (et potentiellement contaminant). Ces deux justifications méritent d’être revisitées.

Au début de la crise, le taux de létalité utilisé pour le SARS-CoV‑2 correspondait au taux apparent (« case fatality rate » en anglais). En d’autres termes, la mortalité due au COVID-19 était calculée en fonction des personnes mortes rapportée aux malades. Ce taux étant élevé, la peur était utilisée pour justifier un confinement généralisé. Même si je ne suis pas convaincu de l’intérêt des mesures prises à l’époque pour lutter contre l’épidémie avec l’information qui était dès lors disponible (j’en ai détaillé les raisons dans un article antérieur Errare humanum est, perseverare diabolicum(1)), l’effet de surprise et le mimétisme des pays voisins pourraient être utilisés pour défendre les décisions prises. Mais ce taux de létalité apparent ne reflète en réalité que l’état de notre système de soins de santé qui était trop débordé pour soigner les patients. Et les mesures drastiques comme la diminution sévère (voir l’arrêt) des activités commerciales, de la culture, des services, des soins de santé (hors COVID), du sport, des activités sociales, etc. ne peuvent être à mon sens que des solutions à court terme. En effet, les dommages collatéraux comprenant plusieurs catégories de victimes: ceux des impacts sanitaires (manque et report de soins), psychologiques (violences domestiques, saturation des admissions pédopsychiatriques, suicides…), économiques (faillites, pertes d’emploi) etc,… augmentent avec le temps jusqu’à l’atteinte d’un point de basculement, où ces dommages deviennent plus importants que la menace que l’on combat. De ce fait, la menace du coronavirus doit être constamment ré-évaluée et le maintien des lourdes mesures n’est justifiable que sur base d’un taux de létalité qui excède clairement celui des victimes collatérales.

Pour ce faire, il est nécessaire de calculer le taux de létalité, cette fois-ci dit réelle (« infection fatality rate » en anglais). Ce nombre est automatiquement plus bas que le taux apparent, car les victimes de la COVID-19 sont non seulement mises en relation avec les malades, mais également avec les porteurs sains du virus. En effet, une personne peut avoir contractée le virus sans pour autant présenter des symptômes (nommé dès lors asymptomatique). Et c’est la considération de ces asymptomatiques qui est à mon sens le vrai nœud du problème.

Lors de la découverte de porteurs sains (phénomène pourtant banal dans les maladies infectieuses), plutôt que de se rassurer d’un taux de létalité moins élevé qu’initialement calculé, le gouvernement s’est braqué. Il en a conclu que dorénavant toutes personnes, malades ou pas, était une menace potentielle. Un article de presse publié par la RTBF le 13 avril 2020 nous informait que l’endigage du virus est d’autant plus complexe, car les [personnes asymptomatiques] ne savent pas qu’elles sont malades (…) Le spécialiste des maladies infectieuses contribuant à l’article parlait de ces malades qui ignorent l’être (…) combien sont-ils ? Pour l’heure c’est impossible de le savoir(2). Notre société a sauté à pieds joints dans l’expression de Jules Romain : Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore (dans « Knock ou le Triomphe de la médecine »).

C’est ainsi que depuis un an de pandémie déjà, nous sommes toujours dans un fonctionnement en prêt-à-porter : une mesure appliquée à tout le monde. Nous avons accumulé depuis le début de l’épidémie des connaissances considérables et pouvons identifier à présent les profils des personnes vulnérables, l’écrasante majorité étant des personnes âgées et/ou souffrant de comorbidités (telles que l’obésité ou le diabète). Et à la différence à des maladies comme la poliomyélite, la COVID-19 ne touche essentiellement pas les enfants et ne leur laisse pas de séquelles. Les enfants constituent d’ailleurs une fraction considérable des asymptomatiques. Selon le rapport du Centre européen de Prévention et de Contrôle(3), les enfants sont

  • moins fréquemment malades que les adultes et sont rarement touchés sévèrement et
  • moins susceptibles à être contaminés et contaminant à leur tour.

De plus, le personnel éducatif n’est pas plus à risque d’être contaminé que les personnes exerçant une autre occupation et la fermeture des écoles devrait être un dernier recours vu l’impact que cela aurait sur l’éducation, la santé mentale et physique ainsi que sur l’économie et la société plus globalement. De ce fait, la question autour de la fermeture des écoles et de l’imposition potentielle des masques chez les enfants à mon sens ne devrait même pas se poser. En analysant les données sur la COVID-19 et la transmission du virus, on aperçoit que la gravité de la maladie augmente avec l’âge à travers la population(4). Les personnes âgées ayant globalement un système immunitaire moins robuste que les tranches d’âge plus jeunes, elles sont plus vulnérables(5). Ceci expliquerait, selon la même logique, pourquoi les personnes souffrant d’autres maladies sont plus à risque de développer des formes de la COVID-19 plus dangereux.

Mais la question brûlante se pose sur la transmission du virus par les porteurs sains. Si plusieurs études suggèrent que les asymptomatiques ne contribuent qu’à une petite fraction des contaminations(6), allant ainsi à l’encontre de la présomption de contagiosité de n’importe quelle personne (qui est la position actuelle de notre société), la littérature scientifique reste partagée sur le sujet. Plusieurs facteurs expliquent l’absence de consensus, dont par exemple la confusion entre les termes « asymptomatiques » et « présymptomatiques » ainsi que l’incertitude du moment de l’apparition des symptômes chez les patients malades. À la différence des « asymptomatiques » (les porteurs qui ne deviendront jamais malades), les « pré-symptomatiques » sont constitués de porteurs du virus qui sont sains aujourd’hui, mais malades demain (et qui deviendront dès lors des symptomatiques). La contagiosité de ces deux catégories est liée essentiellement à deux facteurs: d’une part la charge virale dégagée par le porteur du virus (c’est-à-dire le nombre de particules virales exhalées) et d’autre part la capacité qu’a toute personne réceptrice à se défendre contre une infection. Ce deuxième facteur ayant déjà été discuté ci-dessus, qu’en est-il de la charge virale? Il y a étonnamment peu de littérature sur la charge virale liée au coronavirus, information pourtant cardinale pour étudier une épidémie et gérer une crise (ceci n’est pas propre à la Belgique, même si cette dernière se veut être un acteur d’envergure mondiale dans la biotechnologie(7)).

Selon les études examinant la dynamique du SARS-CoV‑2, il apparaît que la charge virale serait probablement la plus haute au tout début de l’apparition des symptômes(8). Une logique expliquant la transmission du virus par les différentes catégories de personnes peut ainsi être proposée : la charge virale est dépendante de la capacité de notre corps à combattre le virus. Les asymptomatiques n’ont pas de symptômes, car le virus a été neutralisé par leur système immunitaire. Ils ne peuvent transmettre qu’une charge virale très basse. Les présymptomatiques par contre produiront probablement le plus de particules dès l’apparition des premiers symptômes, avant que le système immunitaire ne puisse prendre le dessus (la mobilisation de la défense immunitaire explique par ailleurs les symptômes). Les symptomatiques ont la charge virale la plus élevée (qui est liée à la gravité de leur état de santé(9)) et par ailleurs sont plus susceptibles de transmettre le virus par la toux ou les éternuements, etc. si tant est que leur charge virale atteigne un certain seuil pour que la contamination s’effectue (qui serait probablement de l’ordre d’un million de particules virales dégagées(10)). Notons que ce seuil reste improuvé, ce qui m’est incompréhensible, sachant que cela fait déjà un an que nous sommes confrontés à ce virus.

Si les porteurs du virus ne présentent une menace de contagion la plus grave que lors de l’apparition des premiers symptômes et que les profils cliniques des personnes vulnérables sont connus, reste-t-il encore une raison d’imposer les lourdes mesures à tout le monde? Notre société justifie ce maintien en se basant sur le quantitatif (le nombre de contaminés) plutôt que le qualitatif (la menace que représentent ces contaminés) et l’un des problèmes qui contribue à cette crise sanitaire est attribuable à l’utilisation de la PCR comme moyen unique de dépistage du SRAS-CoV‑2. Cette technique n’informe pas sur la contagiosité du porteur de virus. La PCR détecte la présence du virus à la manière d’une trace de doigt et n’instruit donc pas plus sur le virus que la trace sur le comportement de son propriétaire. Elle ne devrait être utilisée que pour différencier au sein des malades (donc symptomatiques) ceux qui souffrent de la COVID-19 de ceux qui sont atteints d’une autre maladie respiratoire. En règle générale, notons qu’en science tout test doit être confirmé par une méthode complémentaire au risque d’avoir des données biaisées. Dans le cas de la PCR comme outil de dépistage unique, des épidémies « fantômes » ont déjà été décrites dans le passé(11).

L’inertie de notre gouvernement à changer de stratégie préventive me semble être attribuable à un modèle du tout ou rien. L’État fonctionne suivant une éthique déontologiste, c’est à dire que les règles doivent être respectées par principe et en toutes circonstances (ne jamais voler, parjurer, tuer…). De ce fait, toute objection d’ordre pratique, comme le calcul des victimes collatérales en comparaison aux victimes directes de la COVID-19, est considérée immorale. En effet, le questionnement sur le prix à payer du maintien des mesures sanitaires entre plutôt dans un autre domaine d’éthique nommé conséquentialiste qui consiste à peser les pour et les contre de chaque action. Les dérives du conséquentialisme que pointent les déontologistes portent sur le sacrifice d’une minorité pour le bien être d’une majorité. En regard de la crise sanitaire, les défenseurs des mesures dénoncent une négligence des vulnérables (et surtout de la génération âgée) par les personnes qui ne sont pas à risque au nom de supposés loisirs, ce qui mène à une culpabilisation souvent très perverse et abusive des jeunes. Pourtant, l’appel à une révision des mesures n’a pas pour but un sacrifice quelconque, mais consiste plutôt en l’établissement de précautions basées sur la science et dans le but de protéger spécifiquement la population à risque. D’ailleurs, la stratégie de vaccination choisie par nos dirigeants se base sur l’immunité collective. Mais, une immunité collective est également atteignable par la transmission du virus au sein de la population qui n’est pas vulnérable (dont notamment les enfants), les deux stratégies ne sont ainsi pas mutuellement exclusives.

Il est temps d’établir des précautions faites sur mesure (sans mauvais jeux de mots), plutôt que de persister dans des règles sanitaires en prêt-à-porter. Il est important que nous sortions de la pente glissante qui nous mènera vers la dystopie sanitaire, où les droits du citoyen continueront à être bafoués au nom de l’hygiène. C’est ce que réclament les manifestations du type Still standing for culture ou Trace ton cercle et les collectifs citoyens comme Belgium United for Freedom. Le clivage dans notre société entre les divers pro et anti se creuse tous les jours de plus en plus tendant vers un niveau quasi religieux. En effet, j’ai récemment découvert le terme « coronasünde »,mot allemand désignant un péché-corona. Il décrit chez les personnes qui respectent les mesures sanitaires le pas de côté occasionnel par pression sociale. Espérons que ce clivage cesse de s’approfondir, mais pour cela, il serait nécessaire d’adapter notre modèle à notre compréhension de l’épidémie. Pour moi, cela doit absolument passer par la vision que détient notre société sur les porteurs sains du virus.

J’invite les lecteurs de cet article à réexaminer leur vision de cette crise sociétale (même si les fruits de leurs réflexions les conduiraient aux positions qu’ils détenaient déjà). Que les lecteurs soient en accord ou pas avec ma perception de la crise, une chose peut néanmoins nous unir: la nécessité de réviser le budget octroyé aux soins de santé de ce pays. Faisons en sorte que tout homme malade soit un bien-portant qui s’ignore.

Notes et références

  1. Errare Humanum Est – Perseverare Diabolicum, https://www.kairospresse.be/article/errare-humanum-est-perseverare-diabolicum/
  2. Coronavirus en Belgique : malades asymptomatiques, la grande inconnue ? RTBF https://www.rtbf.be/info/societe/detail_coronavirus-en-belgique-malades-asymptomatiques-la-grande-inconnue?id=10481260
  3. ECDC enfants : COVID-19 in children and the role of school settings in transmission — first update, https://www.ecdc.europa.eu/en/publications-data/children-and-school-settings-covid-19-transmission
  4. Levin AT, Hanage WP, Owusu-Boaitey N, Cochran KB, Walsh SP, Meyerowitz-Katz G. Assessing the age specificity of infection fatality rates for COVID-19: systematic review, meta-analysis, and public policy implications. Eur J Epidemiol. 2020 Dec;35(12):1123–1138. doi: 10.1007/s10654-020–00698‑1. Epub 2020 Dec 8. PMID: 33289900; PMCID: PMC7721859.
  5. Chen Y, Klein SL, Garibaldi BT, Li H, Wu C, Osevala NM, Li T, Margolick JB, Pawelec G, Leng SX. Aging in COVID-19: Vulnerability, immunity and intervention. Ageing Res Rev. 2021 Jan;65:101205. doi: 10.1016/j.arr.2020.101205. Epub 2020 Oct 31. PMID: 33137510; PMCID: PMC7604159.
  6. Deux exemples d’articles concernant le faible de contagiosité des asymptomatiques: Qiu X, Nergiz AI, Maraolo AE, Bogoch II, Low N, Cevik M. Defining the role of asymptomatic and pre-symptomatic SARS-CoV‑2 transmission — a living systematic review [published online ahead of print, 2021 Jan 20]. Clin Microbiol Infect. 2021;S1198-743X(21)00038–0. doi:10.1016/j.cmi.2021.01.011; Cao S, Gan Y, Wang C, Bachmann M, Wei S, Gong J, Huang Y, Wang T, Li L, Lu K, Jiang H, Gong Y, Xu H, Shen X, Tian Q, Lv C, Song F, Yin X, Lu Z. Post-lockdown SARS-CoV‑2 nucleic acid screening in nearly ten million residents of Wuhan, China. Nat Commun. 2020 Nov 20;11(1):5917. doi: 10.1038/s41467-020–19802‑w. PMID: 33219229; PMCID: PMC7679396.
  7. Emploi. Expert en biotechnologie? Partez en Belgique, https://www.courrierinternational.com/article/emploi-expert-en-biotechnologie-partez-en-belgique
  8. Deux exemples d’articles concernant la charge virale des pré- et asymptomatiques: Savvides C, Siegel R. Asymptomatic and presymptomatic transmission of SARS-CoV‑2: A systematic review. Preprint. medRxiv. 2020;2020.06.11.20129072. Published 2020 Jun 17. doi:10.1101/2020.06.11.20129072; Cevik M, Kuppalli K, Kindrachuk J, Peiris M. Virology, transmission, and pathogenesis of SARS-CoV‑2. BMJ. 2020 Oct 23;371:m3862. doi: 10.1136/bmj.m3862. PMID: 33097561.
  9. Fajnzylber J, Regan J, Coxen K, Corry H, Wong C, Rosenthal A, Worrall D, Giguel F, Piechocka-Trocha A, Atyeo C, Fischinger S, Chan A, Flaherty KT, Hall K, Dougan M, Ryan ET, Gillespie E, Chishti R, Li Y, Jilg N, Hanidziar D, Baron RM, Baden L, Tsibris AM, Armstrong KA, Kuritzkes DR, Alter G, Walker BD, Yu X, Li JZ; Massachusetts Consortium for Pathogen Readiness. SARS-CoV‑2 viral load is associated with increased disease severity and mortality. Nat Commun. 2020 Oct 30;11(1):5493. doi: 10.1038/s41467-020–19057‑5. PMID: 33127906; PMCID: PMC7603483.RAG interpreation and reporting of SARS COV‑2 PCR results
  10. Quelques sources concernant la charge virale nécessaire pour la culture du coronavirus, utilisée pour l’extrapolation d’un seuil de contamination: Wölfel R, Corman VM, Guggemos W, Seilmaier M, Zange S, Müller MA, Niemeyer D, Jones TC, Vollmar P, Rothe C, Hoelscher M, Bleicker T, Brünink S, Schneider J, Ehmann R, Zwirglmaier K, Drosten C, Wendtner C. Virological assessment of hospitalized patients with COVID-2019. Nature. 2020 May;581(7809):465–469. doi: 10.1038/s41586-020‑2196‑x. Epub 2020 Apr 1. Erratum in: Nature. 2020 Dec;588(7839):E35. PMID: 32235945; Qiu X, Nergiz AI, Maraolo AE, Bogoch II, Low N, Cevik M. Defining the role of asymptomatic and pre-symptomatic SARS-CoV‑2 transmission — a living systematic review [published online ahead of print, 2021 Jan 20]. Clin Microbiol Infect. 2021;S1198-743X(21)00038–0. doi:10.1016/j.cmi.2021.01.011; La Scola B, Le Bideau M, Andreani J, Hoang VT, Grimaldier C, Colson P, Gautret P, Raoult D. Viral RNA load as determined by cell culture as a management tool for discharge of SARS-CoV‑2 patients from infectious disease wards. Eur J Clin Microbiol Infect Dis. 2020 Jun;39(6):1059–1061. doi: 10.1007/s10096-020–03913‑9. Epub 2020 Apr 27. PMID: 32342252; PMCID: PMC7185831; RAG interpretation and reporting of SARS COV‑2 PCR results (Sciensano) https://covid-19.sciensano.be/sites/default/files/Covid19/20201208_Advice%20RAG%20Interpretation%20and%20reporting%20of%20COVID%20PCR%20results.pdf
  11. Outbreaks of Respiratory Illness Mistakenly Attributed to Pertussis — New Hampshire, Massachusetts, and Tennessee, 2004—2006; https://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/mm5633a1.htm

La course aux milliards du Covid-19 (version longue)

Alors que l’on tente de nous faire croire qu’un futur vaccin serait le Graal, la panacée qui sauvera l’humanité d’une extinction par le Covid-19, les médias qualifient de complotistes ceux qui dévoilent les conflits d’intérêts qui font douter des beaux discours sur la priorité donnée à notre santé. S’interroger sur la décence de profits énormes attendus suite au malheur collectif semble insupportable pour les sphères proches du pouvoir. 

Pourtant, ces liens qui unissent les gouvernements avec les multinationales pharmaceutiques sont au cœur du problème. Il demeure donc plus que jamais essentiel de savoir qui parle et qui décide de notre avenir. Car nous ne pouvons raisonnablement écouter et croire ceux qui œuvrent pour un intérêt privé maquillé en bien commun.

Une vidéo de Kairos (version courte)(1).

EN GUISE DE CONCLUSION : L’ALIBI DE LA SANTÉ

« Personne n’a le droit de posséder ce dont dépend la vie d’autrui — que ce soit d’un point de vue social, moral ou écologique. Et personne n’a le droit de concevoir, d’utiliser ou d’imposer à la société des technologies privées capables de nuire à la santé humaine ou à celle de la planète. »(1)

Murray Bookchin

La domestication des masses est une caractéristique des dissociétés libérales de l’après-guerre. Au XXe siècle, les totalitarismes s’en prenaient aux corps par les déportations, la torture et les assassinats de masse. Il s’agissait d’ailleurs là moins de domestiquer que de briser et terroriser. Dans les démocraties techno-libérales, les détenteurs du pouvoir assoient leur domination en appliquant des recettes douces, « démocratiques », manipulatrices et au bout du compte plus efficaces. C’est ce que le journaliste libéral Walter Lippman appelait la « fabrique du consentement ». Cela n’empêche que ces mêmes États peuvent manier le bâton quand il le faut, comme ce fut le cas avec les gilets jaunes éborgnés ou amputés. Cependant, les autorités risquent toujours un retour de flamme au cas où la victime aurait l’idée de porter plainte. Bref, mieux vaut utiliser les ressorts de la psychologie pour arriver à ses fins et faire advenir un soft power indolore, inodore, invisible, une réalité culturelle mainstream déjà accomplie de l’autre côté de l’Atlantique et en passe de se concrétiser en Europe(2).

Quelles cordes les propagandistes ont-ils jusqu’à présent titillées ? À partir des années 1950, quand l’économie était à la reconstruction et que l’individualisme venait de passer à la vitesse supérieure, la liberté individuelle devint cette vache sacrée que tous les gouvernements occidentaux se targuaient de préserver et même de doper au moyen des possibilités sans cesse croissantes de la consommation. Les rares tribulations sanitaires, comme l’épidémie de grippe asiatique H3N2 de la fin des années 1960, ne la bousculèrent pas fondamentalement. Pas touche à ma bagnole, à ma maison quatre façades et à mes vacances, disait aux quatre vents le petit-bourgeois gentilhomme. À côté de la liberté individuelle, la santé se positionne comme une deuxième corde, capable de phagocyter la première. Le bon sens dit qu’elle est la condition de tout le reste (ce qui n’est pas entièrement faux). En son nom, les transhumanistes avancent leurs pions. Au moyen de la convergence NBIC(3), ils promettent à terme l’éradication de toutes les maladies, la prolongation de la vie, voire la « mort de la mort ». C’est la médecine curative portée à ses extrémités. Parallèlement, ils cherchent à « augmenter » toutes les facultés humaines (physiques et mentales). C’est la médecine méliorative. La pandémie de coronavirus a encore fait bouger les lignes. Cette fois-ci, les experts n’en appellent plus seulement à la préservation de la santé, mais de la vie elle-même. Selon le professeur Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique Covid-19 en France, la priorité absolue est de sauver des vies… quitte apparemment à y sacrifier tout le reste. Ainsi assurait-il au journal de France 2 que même après le déconfinement, il s’abstiendrait d’aller rendre visite à ses petits-enfants. André Comte-Sponville lui répondait indirectement sur France-Inter en indiquant, à la suite de Hannah Arendt, qu’« éviter de contracter le Covid-19 ne peut pas devenir le but de notre existence ». Une société qui n’a plus d’autres préoccupations que la simple survie biologique de ses membres, dont la rationalité ne serait plus consacrée qu’à la préservation de soi, serait une société en déclin(4) à laquelle je ne serais pas fier d’appartenir. Et la liberté ? Et les besoins de l’âme ? Et les relations humaines ? Ça ne compte plus ?

Que vient faire la 5G dans tout cela ? Francis Leboutte a montré dans son article qu’elle est potentiellement source de diverses maladies. Le faire remarquer ou simplement (se) poser des questions est de suite taxé de « complotisme »(5) par les représentants du pouvoir qui montent en épingle l’idée fausse, répandue sur la Toile, que la 5G serait la cause de la pandémie de Covid-19. Nonobstant toutes ces inconnues, et au mépris du timide principe de précaution, nos dirigeants embrigadent la 5G dans l’objectif sanitaire, pour l’imposer plus aisément à l’opinion publique. « Ces infrastructures sont critiques pour sauver des vies en cas d’urgence. Il faut éviter de nouveaux incidents », déclarait Paul van Tigchelt, le patron de l’Ocam au Soir (18 mai 2020), à propos du sabotage d’une antenne GSM liée au déploiement de la 5G dans le Limbourg. La « stratégie du choc » (ou « capitalisme du désastre ») s’installe en Belgique. Allons-nous arriver bientôt à « une société super intégrée, une société du spectacle et du super contrôle au nom de la survie collective et individuelle, de l’écologie et de la santé. Bref, le fascisme écologique et ordinaire(6) » ? Si vous n’êtes pas d’accord avec ce programme, « il convient de s’opposer fermement aux promesses de la santé intégrale, instrument pernicieux de normalisation des conduites et de dépossession de toute forme d’autonomie sur nos existences(7) ». Et donc d’estimer que sauver quelques vies grâce à la 5G en en sacrifiant des millions d’autres silencieusement n’est pas une option valable.

Bernard Legros

Notes et références
  1. Murray Bookchin, Une société à refaire, Écosociété, 1989/1993, p. 275.
  2. La Chine, quant à elle, présente un mélange aussi étrange qu’inquiétant de soft power (crédit social, surveillance électronique) et de réminiscences dictatoriales du XXe siècle (peine de mort, déplacements de populations).
  3. Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et science de la cognition.
  4. S’il vous plaît, ne m’accusez pas d’être un décliniste façon Zemmour ou Baverez !
  5. Un terme qui revient à la mode ces temps-ci.
  6. Jean-Paul Malrieu in Céline Pessis (dir.), Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée, 2014, p. 298.
  7. Renaud Garcia, Le sens des limites. Contre l’abstraction capitaliste, L’Échappée, 2018, p. 234.

LA 5G AU COEUR D’UNE GUERRE FROIDE CHINE-ÉTATS-UNIS ?

L’opposition entre les États-Unis et la Chine, présentée comme une bataille juridique et commerciale, masque en réalité un conflit pour le leadership politique et technologique pilotant la croissance économique. Alors qu’on assiste à une informatisation de tous les domaines de la vie(1), la technologie 5G promet d’accélérer cette emprise numérique dans des proportions démesurées. « Plus que le grand public, elle concerne les usines, les ports, les hôpitaux, les autoroutes… La 5G ambitionne de révolutionner nos vies » dixit le média économique Les Échos. Une technologie déterminante pour l’économie du futur et pour laquelle la propagande bat son plein. De nombreux articles de presse relatent les différentes modalités d’application, les retards de l’Europe, les retombées économiques… Son impact potentiel « pour l’économie » serait, selon la Commission européenne, de 113 à 225 milliards € de bénéfices par an en 2025 ; pour l’Union européenne, plus du tiers concernerait le secteur automobile (avec le nouveau marché des voitures autonomes). « La 5G uniquement en phase de test, l’Europe est à la traîne… en 2020 tout devrait s’accélérer, objectif de la Commission européenne : avoir dans chaque pays européen une ville connectée à la 5G(2) ». Deux types de propagandes s’observent, le TINA (There is no alternative) technologique et la propagande occidentale face à la Chine, nouvel ennemi désigné des États-Unis.

« Huawei pas aussi regardant que nous sur la protection des données » affirme une journaliste dans un reportage d’Arte, qui cible notamment les « portes numériques dérobées » redoutées par le gouvernement états-unien et qui expliqueraient cette guerre commerciale. Pourtant la journaliste le rectifiera plus tard, les premiers à avoir utilisé cette technologie de surveillance sont les États-Unis, comme l’a dénoncé Edward Snowden. Ironie du sort, les informations diffusées dans les médias en Europe véhiculent régulièrement l’idée que les Chinois seraient peu regardants sur la sécurité des données alors que le scandale qui a entraîné la directive européenne RGDP vient des États-Unis.

Les enjeux autour de la 5G, personnalisés par le conflit autour de Huawei sont présentés comme cruciaux, car il en va de la première place dans l’économie du futur, avec son lot de marchandises à produire et à consommer. Une économie en préparation depuis quelques années mais qui n’attend que la 5G pour se déployer, et ainsi « autoriser des usages jusqu’alors limités, voire impossibles : robotisation accrue dans l’industrie, déploiement massif de flottes de voitures autonomes, développement des “villes intelligentes” qui optimiseront leurs réseaux d’énergie, de transport, etc. Sans oublier des produits et services encore inconnus » dixit le journal La Croix(3)… La 5G, loin de se résumer uniquement à une nouvelle génération de réseau téléphonique, implique en réalité un déploiement massif de nouveaux équipements, allant de l’antenne au smartphone du consommateur, de nouveaux gisements immenses en termes de rendements économiques potentiels.

L’ÉMERGENCE DE LA CHINE COMME PUISSANCE NUMÉRIQUE

Si l’ascension économique de la Chine a été fulgurante depuis son ouverture à l’économie mondiale dans les années 1980, son émergence comme puissance technologique de premier ordre est peut-être encore plus impressionnante. Il y a 20 ans, la Chine accusait encore un retard technologique considérable sur les pays dits « développés », et en particulier sur les États-Unis. Internet n’est arrivé dans le pays qu’en 1994 et les premières entreprises numériques chinoises n’ont été créées qu’à la fin de cette décennie.

20 ans plus tard, la Chine est désormais le principal rival des États-Unis dans certains des secteurs technologiques et économiques les plus en pointe, souvent loin devant l’Union européenne(4). Plusieurs raisons expliquent ce succès. Elles commencent à être connues mais on peut les résumer rapidement. D’abord, l’existence d’un gigantesque marché intérieur ayant le mandarin pour langue commune. Ensuite, des mesures protectionnistes qui ont permis à certaines entreprises chinoises (en particulier dans le numérique) de croître à l’abri de la concurrence étrangère. Enfin, une politique industrielle volontariste ayant notamment cherché à remonter les chaînes de valeur mondiales à travers des soutiens ciblés à des secteurs stratégiques, ou encore des transferts de technologies imposés aux entreprises étrangères désireuses d’opérer dans le pays.

LE TOURNANT DES ANNÉES 2010

Ces différents éléments sont présents de longue date, mais ils vont connaître une réorientation et un coup d’accélérateur décisifs dans la foulée de la crise économique de 2008. Celle-ci entraîne en effet une baisse de la demande mondiale, en particulier en provenance des pays occidentaux, qui pousse la Chine à vouloir sortir encore plus rapidement de son rôle « d’atelier du monde » et à se réaffirmer en même temps comme une puissance économique et politique de premier plan. Peu après son arrivée au pouvoir, en 2013, l’actuel président de la République, Xi Jinping, lance ainsi deux plans d’envergure qui vont traduire cette ambition à la fois sur le plan interne et international : Le plan « Made in China 2025 » et les « nouvelles routes de la soie(5) ».

Le premier vise à faire de la Chine un leader mondial dans une dizaine de secteurs industriels stratégiques pour l’économie du futur (technologies de l’information, robotique, aérospatial, etc.), à travers notamment des investissements importants en recherche et développement. Le second est un gigantesque plan d’infrastructures destiné à encore mieux connecter l’économie chinoise avec les différentes zones d’extraction, de production et de consommation mondiales, tout en défendant une mondialisation sino-centrée et plus respectueuse des intérêts des pays en développement. Dans les deux cas, les technologies numériques jouent un rôle clé dans les projets soutenus et les entreprises technologiques chinoises en profitent pour renforcer encore plus leurs capacités d’innovation ainsi que leur puissance économique et commerciale(6).

« L’AFFAIRE HUAWEI » ET LA « GUERRE COMMERCIALE » SINO-AMÉRICAINE

Parmi ces entreprises, on retrouve notamment Huawei, que la plupart d’entre nous connaissent pour ses smartphones (les deuxièmes smartphones les plus vendus dans le monde, devant les iPhone d’Apple et derrière le coréen Samsung), mais qui est aussi et surtout devenu le leader dans les réseaux 5G. En effet, non seulement Huawei est l’entreprise qui déclare le plus de brevets à l’heure actuelle dans ce domaine, mais elle propose également ses produits et services à un meilleur prix que la plupart de ses concurrents. Résultat, elle mène la course au déploiement mondial de la 5G. Or, cette situation est intolérable pour les États-Unis, et ce pour plusieurs raisons.

Commerciales et sécuritaires d’abord. Pour les Américains, le succès de Huawei est en effet emblématique de la façon dont la Chine serait parvenue à se hisser au sommet de l’économie mondiale grâce à des pratiques économiques et commerciales « déloyales ». Officiellement, la décision américaine de bannir Huawei de ses marchés publics et de toutes transactions avec des entreprises américaines a ainsi été justifiée par les supposées pratiques d’espionnage de la firme, lesquelles mettraient également en péril la sécurité nationale des États-Unis. De la même manière, c’est également la « déloyauté » chinoise qui a été dénoncée pour justifier la guerre commerciale lancée par les États-Unis contre la Chine dans la foulée de l’élection de Donald Trump. Or, si ces arguments sont en partie fondés, ils omettent soigneusement de préciser que les États-Unis ne sont pas en reste en termes de pratiques déloyales et d’espionnage, et que de nombreuses multinationales américaines ont été parmi les principaux gagnants de la stratégie de développement chinoise…

UNE GUERRE D’HÉGÉMONIE

Ces arguments servent ainsi surtout à masquer la raison principale qui explique l’offensive économique des États-Unis contre la Chine en général, et Huawei en particulier : la crainte géopolitique des États-Unis de voir leur statut de superpuissance menacé. La « guerre commerciale » entre les deux pays fait ainsi partie d’une guerre d’hégémonie plus large, dans laquelle les Américains ne cherchent pas tant à mettre fin à des pratiques déloyales qu’à freiner l’ascension d’un rival de plus en plus puissant. Ce n’est pas un hasard si les principales récriminations américaines vis-à-vis de la

Chine portaient sur le plan « Made in China 2025 », ni si c’est justement Huawei qui a fait l’objet de l’offensive la plus virulente. Dans les deux cas, on parle en effet de la maîtrise de technologies décisives pour l’économie et l’armée de demain. La 5G, par exemple, est considérée comme l’infrastructure-clé des futures évolutions numériques, notamment parce qu’elle permet d’échanger des quantités colossales de données à une vitesse jusqu’ici inégalée. Contrairement à une idée répandue, son intérêt réside donc surtout dans ses applications industrielles (commerciales, mais aussi militaires) et assez peu dans ses avantages pour les consommateurs lambda. À tel point qu’un récent document du Conseil de sécurité national américain considérait que si la Chine parvenait à dominer l’industrie des réseaux de télécommunication, « elle deviendrait la grande gagnante tant sur les plans politique et économique que militaire »(7).

UNE « GUERRE FROIDE » QUI EN RAPPELLE UNE AUTRE

Difficile, dans ce contexte, de ne pas faire de parallèles entre les débats actuels entourant la 5G et d’autres, plus anciens, concernant le nucléaire. En effet, dans les deux cas, on retrouve des technologies dont les partisans vantent les promesses illimitées, tout en en minimisant les risques sanitaires et écologiques, mais aussi les enjeux géopolitiques. Les développements du nucléaire ont ainsi été au cœur de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS (à la fois comme cause et comme conséquence) avec des résultats dramatiques pour les populations mondiales. Aujourd’hui, la 5G apparaît comme un des enjeux centraux de la nouvelle guerre froide (numérique) qui oppose désormais les États-Unis et la Chine avec, là encore, des conséquences potentiellement catastrophiques pour le reste de la planète. Au minimum, cette situation devrait pousser un maximum d’acteurs nationaux et internationaux à défendre une logique de « non-alignement numérique(8) » axée notamment sur la mise en place de mécanismes et d’institutions de contrôle démocratique des principales infrastructures du numérique. Dans l’idéal, elle devrait surtout contribuer à interroger la pertinence même de technologies comme la 5G, dont il apparaît de plus en plus, à l’image du nucléaire, que les risques pourraient bien dépasser de loin les avantages…

La concurrence économique exacerbée entre la Chine et les États-Unis entraîne un déferlement technologique stimulé de part et d’autres, actualisé par des tentatives de relance de la croissance et de toutes les nuisances qui y sont associées. La presse généraliste qui participe grandement au TINA technologique semble s’en accommoder. À l’heure de la crise globale, où crise économique, financière, sociale et sanitaire viennent s’ajouter à la crise écologique qui pousse tant de jeunes à manifester dans les rues, les perspectives politiques et médiatiques face à la 5G vont rarement dans un sens de refus d’une technologie présentée comme une solution pour des problématiques écologiques. L’internet des objets, les smarts cities et les voitures « autonomes » sont présentées généralement comme des outils pour répondre à « l’urgence climatique », alors qu’en réalité ces technologies engendrent extractivisme et pollutions démesurées, ainsi que de nombreuses autres nuisances. Sans attendre une évolution des positionnements politiques et médiatiques, au niveau citoyen, d’autres perspectives sont possibles, comme le soulignait Matthieu Amiech(9) dans une interview au site Reporterre. « Un enjeu capital est le refus de la surveillance par drones, smartphones, reconnaissance faciale, qui se met en place dans cette période de confinement décidé par les autorités publiques ».

Robin Delobel et Cédric Leterme (chargé d’étude au GRESEA et au CETRI)

Notes et références
  1. Groupe Oblomoff, Le Monde en pièces, vol. 1, 2012.
  2. https://www.rtbf.be/info/medias/detail_la-belgique-sera-t-elle-prete-pour-la-5g?id=9990997
  3. https://www.lacroix.com/Economie/Monde/Industrie-securite-en-jeux-mondiaux-5G-2019–02-25–1201004994
  4. Lire notamment le dernier rapport de la CNUCED sur « l’économie numérique » qui montre bien comment celle-ci est archi-dominée par les États- Unis et la Chine. (https://unctad.org/fr/PublicationsLibrary/der2019_fr.pdf) ou encore la dernière édition du magazine « Manière de voir » du Monde diplomatique (« Chine – États-Unis, le choc du XXIe siècle » : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/170/) qui revient aussi sur cet aspect, notamment dans le domaine spatial.
  5. Pour plus de détails sur ces plans, le contexte de leur lancement, et la réaction américaine qu’ils ont suscitée, lire le dossier « La rivalité sino-américaine » de Henri Houben paru pour le GRESEA : http://www.gresea.be/Volet-1-La-Chine-ennemi-numero-1-de-Washington.
  6. Sur ce point, lire notamment : Shen, H (2018), « Building a Digital Silk Road ? Situating the internet in China’s Belt and Road Initiative », International Journal of Communication, 12, 2683–2701.
  7. https://www.wired.com/story/proposal-for-federal-wireless-network-shows-fear-of-china/
  8. Sur ce point, lire : https://www.cetri.be/Bras-de-fer-Etats-Unis-Chine-5271 .
  9. Co-éditeur des éditions La Lenteur et co-auteur de La liberté dans le coma (La Lenteur, 2013), voir https://reporterre.net/Le-confinement-amplifie-la-numerisation-du-monde

5G ET ÉCOLOGIE

À l’heure des manifestations pour le climat et les partis de tous bords semblent s’accorder, dans les discours, sur une réduction des émissions de gaz à effet de serre, les décision prises par les politiques indiquent plutôt une course folle vers toujours plus de croissance, notamment technologique. Alors que certains osent faire croire au potentiel écologique de la 5G, elle s’avère en fait un gouffre anti-écologique à travers le déferlement technologique qu’elle entraîne.

DE QUEL IMMATÉRIEL PARLE-T-ON ?

Le numérique n’a rien de virtuel ou d’immatériel. Il nécessite toute une infrastructure contenant entre autres des câbles terrestres et sous-marins en cuivre, des gigantesques data centers, des bornes wifi (la 3G consomme 15 fois plus d’énergie que le wifi, 23 fois plus pour la 4G)… À chaque technologie son lot de désastres environnementaux. L’extraction de quelques dizaines de métaux rares nécessite le recours aux énergies fossiles, le gaspillage d’énormes quantités d’eau, la destruction d’espaces naturels et le déversement de produits chimiques, sans parler des dégâts sanitaires et sociologiques sur les populations locales. Le numérique est en train de devenir le cœur de la catastrophe écologique. « Derrière le numérique, il y a l’extractivisme et le renouveau de l’industrie minière mondiale. En plus des métaux traditionnels, dont l’exploitation est redoublée, il faut extraire de manière massive et exponentielle des matières nouvelles et des terres rares, le lithium, le tungstène, le germanium… Cette fièvre extractive provoque des catastrophes écologiques en chaîne qui se produisent surtout loin des consommateurs du Nord(1) ».

Alors que l’impact environnemental des TIC(2) semble connu dans les milieux écologistes et militants, la propagande du Green by IT, l’utilisation « responsable » du numérique à des fins « écologiques », perdure : l’optimisation par les outils et services numériques seraient facteurs d’efficacité et de sobriété. La transition écologique, vue par les pouvoirs en place (étatiques et industriels) s’avère être une opération de greenwashing, opérant quelques aménagements par-ci par-là, et externalisant toujours plus les coûts écologiques de la technique, rendus invisibles par la délocalisation de la production industrielle (extraction, pollutions, déchets). Ce déferlement technologique se fait au mépris des peuples, de leur santé, des communs.

Au Pérou, le gouvernement met tout en œuvre pour favoriser les multinationales d’extraction de cuivre, alors que la population souffre de pénuries en eau et que le pays est parmi ceux, avec le Mexique et le Chili, qui comptent le plus de conflits miniers. L’essor des TIC explique, selon Apoli Bertrand Kameni(3), « le déclenchement, la fréquence et la poursuite des conflits politiques et armés en Afrique » ces 30 dernières années. L’extraction de tantale, de germanium, de cobalt en République démocratique du Congo, ne sont pas pour rien dans les conflits qui rythment l’ancienne colonie belge.

DES MÉDIAS PLUS QU’ENTHOUSIASTES

En 2020, les technologies numériques représentent plus de 4 % des émissions de gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique. C’est deux fois plus qu’en 2007. Cette pollution provient du fonctionnement d’Internet (transport et stockage des données, fabrication et maintenance de l’infrastructure du réseau) et de la fabrication de nos équipements informatiques. L’extraction des minerais à la base des équipements numériques et des objets connectés détruit un peu plus chaque jour des écosystèmes entiers et les conditions de vie des communautés qui vivent à proximité des sites miniers. Internet, vu comme un bien public par certains responsables politiques, connaît un essor pour des usages pourtant loin d’être essentiels. Alors que le streaming vidéo représente 60 % des flux de données, les promesses de la 5G, loin d’être immatérielles et sans impact donc, nous font entrer dans une ère du tout connecté, concernant véhicules, montres, mobilier urbain, caméras de surveillance, mais aussi bétail (à quand le bétail humain ?). C’est déjà le cas dans certaines entreprises et là aussi le Covid-19 permet certaines applications auxquelles les pires régimes répressifs n’ont même pas songé.

Au-delà du capitalisme qui nous pousse à la consommation, l’idéologie de l’innovation pour l’innovation est promue du matin au soir par les industriels, les médias et la classe politique. Il faut passer au réseau 5G « parce qu’on peut le faire ». Nous ne savons pas pour quoi, mais nous en avons besoin, c’est certain. Pour quels usages et dans quelles finalités, la question semble impossible à prendre en compte. Pour en savoir plus sur les affaires du monde, la lecture des médias économiques s’avère très riche en informations. Les médias vaguement de gauche sont souvent en retard d’une guerre et, en matière de technologies, les industriels ont souvent plusieurs longueurs d’avance. Il suffit de lire, par exemple, cet article de l’Usine digitale : « Covid-19 : Le déploiement de la 5G à la peine en Europe, la Chine et les États-Unis en avance sur leur calendrier. Les spécialistes des télécoms tirent la sonnette d’alarme quant à l’important retard accumulé par les États européens en matière de déploiement de la 5G. Si certains ont décidé de renvoyer l’attribution des fréquences à des jours meilleurs, la Chine et les États-Unis ont poursuivi l’installation des infrastructures au cours de la pandémie de Covid-19. De quoi soutenir la reprise de leurs économies respectives après la crise sanitaire(4) ».

Du côté des médias alternuméristes(5), la confusion domine : « La 5G cristallise beaucoup des craintes liées au numérique. La technologie promet l’hyper-connectivité. Elle est aussi vendue comme un moyen d’absorber la très forte croissance du trafic de données, de mails, de vidéos, etc. Or, beaucoup de voix commencent à s’élever contre cette hausse du trafic et prônent au contraire une sobriété numérique, plus adaptée à la transition écologique(6). » Telle est la conclusion d’un article de média tendance style jeunes branchés écolos. Cette conclusion pourrait se trouver également dans un média généraliste car la fameuse transition écologique, vers laquelle tout le monde se dirigerait main dans la main – industriels, politiques et sages citoyens –, s’avère être l’horizon indépassable, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Pourtant, cette transition qui mélange climat, numérique et écologie s’avère de la part de ses promotteurs tout à fait complémentaire des technologies intrusives et des nuisances qu’elle provoque. « Elle inquiète, mais a‑t-on raison de détester la 5G ? » Le titre de l’article résume à lui seul le contenu du texte. Rendre sérieux les arguments en faveur de la 5G, puis décrédibiliser ceux des opposants et finir par une conclusion qui laisserait entrevoir une critique.

Au-delà des nuisances environnementales multiples – les mouvements « alternatifs » l’oublient souvent –, l’écologie consiste également dans la recherche d’autonomie. Or, ce glissement auquel nous assistons en période de stratégie du choc permis par la crise sanitaire du Covid-19 mène droit vers davantage de répression, de contrôle de populations et de gestion à travers des outils technologiques. Ce dont les capitalistes rêvaient, le Covid-19, l’a rendu possible. Le collectif Écran total et Ecologistas en Accion(7), le relevaient dans un texte commun, cette crise globale pose la question de « la dépendance des peuples envers un système d’approvisionnement industriel qui saccage le monde et affaiblit notre capacité à nous opposer concrètement aux injustices sociales. Il faut comprendre que l’informatisation va à l’encontre de ces nécessaires prises d’autonomie : le système numérique est devenu la clé de voûte de la grande industrie, des bureaucraties étatiques, de tous les processus d’administration de nos vies qui obéissent aux lois du profit et du pouvoir. »

Robin Delobel

5G, ÉLECTROSMOG ET SANTÉ

Les promoteurs de la 5G, qui sont nombreux dans le monde industriel et le monde politique, proclament que si les limites d’exposition aux CEM (champs électromagnétiques) de l’OMS/ ICNIRP(1) sont suivies, il n’y a pas d’effet sanitaire à craindre. Comment ces limites ont-elles été établies ? Il faut remonter aux années 1980 où des expériences ont été menées pour évaluer « l’effet thermique immédiat » des micro-ondes (MO) et des radiofréquences (RF)(2) sur les êtres vivants, celui-là même qui est utilisé dans le four bien connu. C’est l’observation du comportement de rats de laboratoire exposés à ces radiations qui a servi de critère et au calcul de ces limites, qui n’ont donc été conçues que pour nous protéger de l’échauffement et des brûlures provoqués par ces ondes.

Se satisfaire de ces limites, c’est ignorer des décennies de recherche scientifique montrant les effets biologiques et sanitaires des micro-ondes, à des niveaux très inférieurs de ceux auxquels les effets thermiques sont observés. Ce qui, tout compte fait, ne devrait guère surprendre lorsqu’on sait que les milliards de cellules qui constituent le corps humain sont le champ de microcourants d’électrons, de protons (ions hydrogène H+) et d’autres ions, d’une importance vitale pour son bon fonctionnement. Ces courants,  bien  évidemment,  sont  perturbés  par  les champs  électriques  et  magnétiques  des  ondes  qui nous entourent, d’où les effets mis en évidence par des milliers d’études de tous types publiées dans les meilleures revues scientifiques à comités de lecture : études in vitro sur des cellules cultivées en laboratoire, études in vivo sur des animaux de laboratoire, études  cliniques  auprès  de  volontaires  et  études épidémiologiques (voir par exemple le Rapport BioInitiative dont il sera question plus loin). La liste des conséquences  certaines  ou  probables  donne  froid dans  le  dos  :  cancers  et  tumeurs  divers  (cerveau, nerf acoustique, glandes salivaires, sein…), leucémie infantile, maladie d’Alzheimer et autres maladies neurodégénératives, autisme, réduction de la qualité du sperme, cataracte, ouverture de la barrière hématoencéphalique, réduction de la production de mélatonine, troubles du sommeil, dépression, suicide, électrohypersensibilité (EHS), etc.

Mais le pire est sans doute l’impact démontré sur l’ADN et les conséquences irréversibles pour les générations futures avec la perspective d’une humanité diminuée(3). Les compagnies d’assurance ne s’y trompent pas : aucune d’entre elles n’assure le risque lié aux CEM artificiels, pas plus que les fabricants de téléphones cellulaires et autres smartphones, qui recommandent de tenir ces appareils à une certaine distance du corps, se protégeant ainsi des poursuites judiciaires dont ils pourraient être l’objet.

Se satisfaire des limites de l’ICNIRP, c’est ignorer les appels des scientifiques et médecins de tous pays qui se multiplient depuis 20 ans. Un des premiers d’entre eux est l’appel de Freiburg de 2002 signé par plus de 1 000 médecins demandant notamment la « réduction massive des valeurs limites, des puissances d’émission et des charges en ondes radio », un appel d’ailleurs renouvelé en 2012 (www.freiburger-appell-2012.info). Le 15 octobre 2019, 252 spécialistes des CEM provenant de 43 pays différents avaient signé un appel adressé à l’ONU, l’OMS et l’UE, appel initié en 2015. Ces scientifiques, qui tous ont publié des travaux de recherche évalués par des pairs sur les effets biologiques et sanitaires des CEM non ionisants (RF), réclament des limites d’exposition plus strictes et demandent que les impacts biologiques potentiels des technologies de télécommunication 4G et 5G sur les plantes, les animaux et les humains soient réexaminés (www.emfscientist.org).

Les limites recommandées par ces experts en termes de prévention pour les RF sont très largement inférieures à celles de l’ICNIRP, d’un facteur 100 000 environ, et donc aussi à celles actuellement en vigueur à Bruxelles (d’un facteur 2 000). Les auteurs du rapport BioInitiative recommandent une limite de l’ordre de 5μW/m² (mi-crowatt/m² soit 0,04V/m) pour l’exposition « cumulée » des ondes RF à l’extérieur des habitations. Pour la 2G, 3G et 4G, l’Académie européenne de médecine environnementale (EUROPAEM) recommande 100μW/m2 (0,2V/m), mais 10 fois moins durant la période de sommeil et 100 fois moins pour les enfants (1μW/m2, soit 0,02V/m). Ces limites peuvent sembler basses, mais ce l’est moins quand on sait que les valeurs retenues par l’ICNIRP représentent un milliard de milliards de fois le niveau du CEM naturel à ces fréquences ; de plus, les CEM utilisés pour la téléphonie sont modulés et pulsés, ce qui n’existe pas dans la nature et représente une composante importante de leur toxicité.

La nouvelle norme de téléphonie 5G utilise les fréquences des normes précédentes, mais fera un saut dans l’inconnu en utilisant de plus les ondes millimétriques de haute énergie qui, jusqu’à présent, n’ont surtout été utilisées que par l’industrie de l’armement et les satellites de météorologie. Ces ondes étant fortement atténuées par les obstacles matériels (murs, feuilles, pluie…), la 5G nécessitera le placement d’antennes en grand nombre émettant à un niveau de puissance élevé, environ une tous les 100 mètres, multipliant ainsi la probabilité de fortes expositions, une probabilité encore renforcée par la prolifération des objets connectés, jusqu’à 1 million par km² (Internet des objets). Malgré ce que nous dit la science sur les effets biologiques et sanitaires de la 2G et la 3G, négligeant le principe de précaution, l’industrie, l’UE et une partie importante du monde politique poussent à l’installation immédiate et aveugle de la 5G, alors que quasiment aucune recherche biomédicale ne lui a été consacrée.

Les discours entendus lors des auditions de la Commission de l’économie de décembre 2019 au Parlement fédéral belge tenaient majoritairement du déni du risque sanitaire, lequel s’appuyait sur l’avis de l’ICNIRP, y compris dans le chef de Test Achats qui semble avoir oublié que le bien le plus précieux de ses abonnés est leur santé et non pas les objets connectés qu’ils devraient consommer en masse. L’ICNIRP est une institution privée de droit allemand qui fonctionne comme un club fermé, ce qui ne semble pas incommoder l’OMS et toutes les instances qui s’y réfèrent : ses membres décident seuls de qui peut y entrer et seuls y sont admis ceux qui défendent l’idée que s’il n’y a pas d’effets thermiques, il ne peut y avoir de conséquences sanitaires. Elle n’applique aucune règle de transparence ou d’indépendance, puisqu’au contraire la plupart de ses membres sont connus pour leurs liens présents ou passés avec l’industrie des télécoms (voir l’excellente enquête des journalistes d’Investigate Europe : www.investigate-europe.eu/publications/how-much-is-safe/).

À titre d’exemple, mentionnons Bernard Veyret (maintenant retraité) et son profil type de chercheur et scientifique proche de l’industrie, chargé de donner des avis en termes de santé publique : membre de l’ICNIRP, membre de la Société française de radioprotection (SFRP, l’équivalent français de l’ICNIRP), directeur d’un laboratoire d’études sur les CEM en France financé par Bouygues Telecom et membre du Conseil scientifique de Bouygues Telecom. Voir une interview instructive de cet éminent personnage : electrosmog.grappe.be/doc/lobby/ICNIRP/ (10 minutes).

La partie du présent article qui précède avait été soumise aux rédactions de Datanews et du Vif pour publication en réaction à une opinion passablement absconse(4) de Christian Vanhuffel, administrateur de FITCE.be(5) (cette opinion publiée dans Datanews le 27 décembre 2019 se voulait avant tout une ode aux thèses de l’ICNIRP). Après qu’elle ait été acceptée dans un premier temps, suite à de nombreuses tergiversations, j’ai finalement reçu une fin de non-recevoir exprimée en ces termes par Kristof Van Der Stadt (courriel du 28 février 2020 avec copie pour d’autres journalistes : Vincent Genot, Marie Gathon, Pieterjan Vanleemputten, Michel X, Els Bellens et Kevin Vander Auwera) : « Il me faut apporter ici une rectification. Nous avons entre-temps entièrement passé en revue l’opinion et avons finalement décidé de ne pas la publier sous cette forme, parce qu’après mûre réflexion, elle ne répond pas aux normes qualitatives que nous préconisons… Ce que nous nous proposons par conséquent de faire, c’est de résumer votre point de vue et de l’ajouter à l’interview d’un expert en rayonnement que nous publierons un de ces prochains jours ». Inutile de préciser que le résumé en question tenait en deux phrases vides de sens. D’autre part, l’expert en question n’était rien moins que Eric van Rongen, le président de l’ICNIRP, considérant sans doute qu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même(6). Je n’ai jamais obtenu de réponse à ma demande d’explications sur ces « normes qualitatives ».

Ce soutien sans faille au lobby de la 5G et aux normes de l’ICNIRP (avalisées par l’OMS) n’est pas un cas isolé dans les médias belges qui font régulièrement passer l’ICNIRP pour un organisme indépendant, en même temps que l’idée selon laquelle les CEM artificiels ne constituent pas de menace pour notre santé. Deux exemples parmi d’autres : La Libre Belgique du 30 avril publiait un article intitulé « 5G : le “vrai du faux”ou comment sortir de la guerre de tranchées », dans lequel on pouvait lire que « [l’ICNIRP] est un organisme indépendant qui fournit des avis et des conseils scientifiques ». Parmi ceux-ci figurait l’avis selon lequel « les recherches menées jusqu’ici montrent que les radiations émises par la 5G étaient inoffensives pour la santé » et de citer Test Achats qui semble être devenu la référence (sic) en la matière, et qui aurait « réalisé un dossier à la fois clair et complet sur le sujet » (Test Achats/Santé titrait en effet « Réseau 5G – Pas de panique » et arguait que « le sentiment d’angoisse [est] injustifié car il n’y a aucune preuve scientifique convaincante de la nocivité des ondes »). La lecture des dossiers de Test Achats sur la 5G est régulièrement recommandée, y compris par l’IBPT (Institut belge des services postaux et des télécommunications) dans ses réponses à des demandes d’information sur la 5G. Dans « Menaces sur la 5G : des associations évoquent des risques pour la santé », publié par Trends-Tendances le 30 avril, le journaliste Gilles Quoistiaux tient le même discours, mais, pire encore, il y fait un amalgame crapuleux entre l’action citoyenne (celle du collectif stop5G. be), la théorie du complot et les actes de vandalisme sur des antennes de téléphonie mobile.

ONDES ET IMMUNITÉ

Après cet interlude sur l’état des médias belges, abordons maintenant des choses très sérieuses : ce que nous dit la science biomédicale des ondes qui nous entourent, en particulier leurs effets sur le système immunitaire. Le système immunitaire a pour fonction d’identifier et d’éliminer les agents étrangers (virus et autres nuisibles) ainsi que les cellules anormales (cancéreuses, par exemple) avant qu’ils n’affectent notre santé. En bref, c’est un des éléments essentiels de défense de l’organisme contre les agressions qui nous permettent de rester en bonne santé(7).

Il ne devrait échapper à personne que, pour n’importe quel individu, un système immunitaire en bonne forme est indispensable pour réagir au mieux en cas de contamination par l’actuel coronavirus SRAS-CoV‑2(8) ; c’est d’autant plus important dans des pays comme la Belgique et la France où les gouvernements actuels n’ont pas été capables de mettre en place une politique de santé efficace pour limiter la propagation de la pandémie. Collectivement, ce n’est pas non plus un facteur à négliger en termes de propagation de la pandémie et de risque de surcharge ou de saturation du système de santé. D’autre part, un système immunitaire pleinement fonctionnel, du fait de sa capacité de mémoire et d’apprentissage, devrait permettre de mieux résister aux 2e et 3e vagues potentielles d’une pandémie, et ce individuellement et collectivement. Dès lors, il est utile de se poser cette question : dans quelle mesure les facteurs environnementaux, et en particulier celui de la pollution électromagnétique, affectent-ils le système immunitaire ?

La section 8 du Rapport BioInitiative 2012 consacre plus de 70 pages aux effets des CEM sur le système immunitaire sur la base d’une centaine d’études scientifiques sur le sujet(9). Avant de poursuivre, il est utile de présenter plus en détail ce rapport et leurs auteurs. Ce rapport de 1.500 pages, sous-titré « Argumentation pour des normes de protection des rayonnements électromagnétiques de faible intensité fondés sur les effets biologiques », est l’œuvre de 29 scientifiques indépendants de 10 pays, tous experts de la question (21 d’entre eux possèdent un ou plusieurs doctorats et 10, un ou plusieurs titres médicaux) et il dresse un état de la connaissance de l’effet des CEM sur l’homme et les organismes vivants, sur la base de plusieurs milliers d’études scientifiques (EBF et RF)(10). Parmi les auteurs, relevons la présence de Martin Blank, docteur en chimie physique (Université Columbia) et docteur en science des colloïdes (Université de Cambridge), qui a étudié les effets des CEM sur la santé pendant plus de 30 ans. Et encore, Paul Héroux, l’actuel directeur du Programme de santé au travail de la faculté de médecine de l’université McGill à Montréal, détenteur d’une rare triple expertise, en sciences physiques, génie électrique et sciences de la santé(11).

La première partie de la section 8 du Rapport BioInitiative reprend les conclusions d’un article de Olle Johansson(12), professeur au département de neuroscience du Karolinska Institute (Stockholm), qui tire un bilan d’une petite centaine d’études scientifiques sur les effets des CEM sur le système immunitaire. En introduction, il commence par poser une question que beaucoup posent ou se posent : « La biologie est-elle compatible avec les niveaux toujours croissants des CEM ? Ou, pour le dire en termes plus simples : pouvons-nous, en tant qu’êtres humains, survivre à cette pléthore de rayonnements ? Sommes-nous conçus pour une exposition à ces CEM toute notre vie, 24 heures sur 24 ? Sommes-nous immunisés contre ces signaux ou jouons-nous en fait avec l’avenir de notre planète en mettant toutes les formes de vie sur Terre en jeu ? La réponse semble être : non, nous ne sommes pas conçus pour de telles charges d’exposition aux CEM. Nous ne sommes pas immunisés. Nous jouons avec notre avenir ». Il continue sur le système immunitaire : « Très souvent, on dit que la plus grande menace de l’exposition aux CEM est le cancer. Cependant, ce n’est pas le scénario le plus effrayant. (…) Ou, comme l’indique cet article, imaginez que notre système immunitaire, qui tente de faire face aux signaux électromagnétiques toujours plus nombreux, ne puisse finalement plus le faire ! Le système immunitaire est-il conçu pour faire face à des “allergènes” inexistants auparavant mais maintenant présents en masse ? Serait-il possible que notre système immunitaire par extraordinaire dans le processus d’évolution ait cette capacité ? Est-ce que cela est probable, même au minimum ? Bien sûr que non ».

Les études considérées font état de changements immunologiques importants lors de l’exposition à des niveaux de CEM artificiels, souvent à des niveaux faibles ou très faibles (c’est-à-dire non thermiques), tant chez l’homme que l’animal, avec des changements physiologiques mesurables comme :

  • l’altération morphologique des cellules immunitaires ;
  • l’augmentation des mastocytes (l’indication d’une réponse allergique) ;
  • une dégranulation accrue des mastocytes ;
  • une modification de la viabilité des lymphocytes ;
  • une diminution du nombre de cellules NK ;
  • une diminution du nombre de lymphocytes T(13).

Il est donc possible qu’une exposition continue aux CEM puisse entraîner un dysfonctionnement du système immunitaire, des réactions allergiques chroniques, des réactions inflammatoires et finalement une détérioration de la santé. D’autre part, l’implication du système immunitaire est évidente dans diverses altérations biologiques présentes chez les personnes atteintes d’électrohypersensibilité ou hypersensibilité électromagnétique (EHS)(14).

La 2e partie de la section 8 du rapport BioInitiative, page 458, est d’un intérêt particulier, car elle traite d’études menées en 1971 et les années suivantes dans l’ex-URSS, spécialement à l’institut de santé publique de Kiev, des études restées méconnues dans le reste du monde, mais qui ont fait que l’URSS a adopté des normes basées sur les effets biologiques, de sorte que les limites d’intensité des CEM y sont nettement plus basses qu’aux États-Unis et qu’en Europe de l’Ouest. Ceci dit, à la même époque, aux États-Unis et sous l’égide de l’armée principalement, d’autres types d’études avaient été menées qui auraient elles aussi dû mener à des normes plus rigoureuses, mais la pression et les intérêts du complexe militaro-industriel ont fait que seul l’effet thermique a finalement été pris en compte pour « protéger » le public.

La conclusion générale des études menées à Kiev de 1971 à 1975 était qu’une exposition prolongée aux CEM-RF de faible intensité entraîne des réactions autoallergiques. Dans une de ces études, des cobayes, des rats et des lapins exposés 7 heures par jour pendant 30 jours à un CEM de 50μW/cm² à 2,45 GHz avaient présenté une réponse auto-immune maximale 15 jours après la fin de la période d’exposition (pour information, la norme de l’ICNIRP à cette fréquence est de 987μW/cm²). Une autre conclusion importante était l’existence d’une relation de type « dose-effet » en termes d’effets biologiques des CEM-RF sur le système immunitaire, un critère essentiel dans la démonstration de l’effet d’un agent en pharmacologie.

Plus récemment, d’autres études sont venues renforcer le constat de l’effet nocif des CEM sur le système immunitaire, par exemple celle d’El-Gohary et Said publiée en 2016 dans la Revue canadienne de physiologie et pharmacologie(15). Elle portait sur l’effet des CEM émis par un téléphone mobile sur le système immunitaire chez le rat et l’éventuel rôle protecteur de la vitamine D. Après une exposition aux CEM de 1 heure par jour pendant 1 mois, on a observé une diminution significative des niveaux d’immunoglobulines (des protéines dotées d’une fonction d’anticorps), du nombre de leucocytes totaux, de lymphocytes et d’autres cellules immunocompétentes, avec une réduction de l’effet en cas de supplémentation en vitamine D.

Comme pour les autres facettes de l’effet biologique et sanitaire des CEM (les atteintes de l’ADN et du génome humain, le cancer, les maladies neurodégénératives, etc., voir plus haut), l’ICNIRP et l’OMS ignorent volontairement la plupart des études menées sur l’effet des CEM sur le système immunitaire et s’en tiennent à des normes basées sur l’effet thermique, qui ne protègent nullement les populations.

Des nouvelles normes basées sur la biologie, protégeant réellement les humains et les autres espèces vivantes, doivent être établies, ce qui signifie probablement que dans de nombreux contextes, la limite protectrice devra être établie à une intensité de CEM nulle.

Les études sur les effets biologiques de la 5G et en particulier sur l’utilisation qu’elle ferait des ondes millimétriques sont quasiment inexistantes. Son déploiement est néanmoins affligé d’une certitude, dénié par certains malgré l’évidence : il s’accompagnera d’une croissance incontestable de la pollution électromagnétique, comme le prouve la demande insistante des opérateurs(16) pour augmenter la limite de protection à Bruxelles de 6V/m à 14,5V/m dans un premier temps, et à 41,2V/m ensuite. Si la 5G est déployée, cette croissance de la pollution se poursuivra ensuite par la prolifération des objets connectés qui est un des buts ultimes de la 5G, et par la mise en orbite des 50 000 satellites en projet, dont quelques-uns ont déjà été lancés.

Se pourrait-il que, miraculeusement, la 5G n’ait aucun effet biologique et sanitaire sur les êtres vivants, contrairement aux générations précédentes des normes de téléphonie mobile ? Seuls les lobbyistes acharnés de la 5G répondront par l’affirmative, par cynisme, cupidité ou stupidité.

Francis Leboutte, ingénieur civil, membre fondateur du collectif stop5G.be

Notes et références
  1. L’OMS s’appuie sur les recommandations de l’ICNIRP (Commission internationale sur la protection des radiations non ionisantes). La limite de densité de puissance est de 4,5W/m2 (watt/mètre carré) pour une onde dont la fréquence est de 900 MHz (mégahertz), soit 41V/m (volt/mètre) pour l’intensité de son champ électrique. Les limites d’exposition de l’OMS varient de 2 à 10W/m2 (de 27 à 61V/m) selon la fréquence.
  2. Les micro-ondes (MO) constituent le sous-ensemble des ondes de radiofréquences (RF) dont la fréquence va de 300 MHz (mégahertz) à 300 GHz (gigahertz), les RF allant de 20 kHz à 300 GHz (ce qui, pour les MO, correspond à des longueurs d’onde allant de 1 mètre à 1 millimètre). Elles sont utilisées pour la téléphonie mobile de 700 MHz à 2,6 GHz, le wifi (2,4 et 5 GHz), le four à micro-ondes (2,45 GHz), etc. À côté des CEM-RF, on distingue aussi les champs électromagnétiques d’extrême basse fréquence (EBF) comme ceux générés par le courant électrique domestique (50 Hz). Pour les EBF, le champ électrique (CE) et le champ magnétique (CM) sont souvent considérés indépendamment. La définition de l’intervalle de fréquences dites « extrêmement basses » varie selon le domaine, voire selon les auteurs. Dans le domaine de la santé, il fait le plus souvent référence au courant domestique à 50 ou 60 Hz et, en général, à l’intervalle de 1 à 300 Hz.
  3. Dans les années 1980 déjà, des chercheurs de la FDA (Food and Drug Administration, USA) avaient publié des documents sur l’absorption des MO par l’ADN et l’apparition de tumeurs du cerveau lors d’expériences sur des animaux de laboratoire (Mays Swicord, Jose-Louis Sagripanti). Entre 1994 et 1998, les études des professeurs Lai et Singh à l’Université de Washington ont montré la rupture des brins de l’ADN cellulaire de rats de laboratoire sous l’effet des MO à des niveaux inférieurs aux recommandations de l’ICNIRP. Depuis, d’autres études ont confirmé ces résultats. En 2009, une métaétude de Hugo Ruediger, professeur à l’Université de ue les CEM (RF) peuvent modifier le matériel génétique des cellules exposées.
  4. Article du 27 décembre 2019 : datanews.levif.be/ict/actualite/groen-et- ecolo-sont-selectivement-aveugles-aux-preuves-scientifiques/article-opinion-1233039.html
  5. Extrait de leur site, fitce.be : « FITCE.be is the forum for digital professionals to exchange views and acquire insight in new developments and challenges related to technical, regulatory, societal and economical aspects of ICT & Media technologies and services ».
  6. Article du 2 mars, 5G : Doit-on se faire du souci à propos du rayonnement?, datanews.levif.be/ict/actualite/5g-doit-on-se-faire-du-souci-a-propos-du- rayonnement/article-longread-1258659.html
  7. Voir cette vidéo « Your Immune System under a microscope » de 4 minutes conseillée par Magda Havas, experte de l’impact des CEM sur la santé et professeur à la Trent University : electrosmog.grappe.be/doc/sc/immun/
  8. Covid-19 : abréviation de « coronavirus infectious disease 2019 », la maladie à coronavirus 2019. SARS-CoV‑2 (abréviation de Severe acute respiratory syndrome coronavirus 2 ») ou SRAS-CoV‑2 (en français) est le nom du virus.
  9. La section 8 du rapport, page 458, « Evidence for Effects on the Immune System ». Le rapport complet est disponible sur bioinitiative.org ainsi que sur electrosmog.grappe.be/doc/BIR/. Le collectif stop5G.be vient de finaliser une traduction en français du résumé pour le public du rapport (voir le lien ci-dessus ou le site du collectif, www.stop5G.be).
  10. Voir la note 2.
  11. Lire la préface de Paul Héroux au livre de Martin Blank, Ces ondes qui nous entourent : stop5g.be/fr/#info. Ce livre est une impressionnante mais lisible compilation d’études scientifiques sur les effets des CEM et aussi une enquête sur l’influence de la finance sur le débat scientifique
  12. Disturbance of the immune system by electromagnetic fields — A potentially underlying cause for cellular damage and tissue repair reduction which could lead to disease and impairment. Pathophysiology 16 (2009). Disponible dans electrosmog.grappe.be/doc/sc/immun/
  13. Le mastocyte est un type de globule blanc (leucocyte) et est donc un constituant du système immunitaire, à côté d’autres comme les lymphocytes, les cellules NK (Natural Killer), etc. Au contact d’un allergène, il peut libérer des médiateurs de l’inflammation comme l’histamine (par dégranulation), déclenchant ainsi une réaction allergique.
  14. En Suède, l’EHS est une maladie reconnue comme un handicap fonctionnel ; elle est incluse dans la liste des maladies professionnelles des autres pays nordiques. Les symptômes sont multiples, varient d’un individu à l’autre, de même que leur intensité (les plus atteints étant dans l’incapacité de travailler et obligés de s’isoler dans des endroits reculés ou de vivre confinés dans une habitation blindée contre les CEM) : symptômes dermatologiques (rougeurs, picotements et sensations de brûlure), symptômes neurasthéniques et végétatifs (trouble du sommeil, fatigue, difficulté de concentration, étourdissements, nausées, palpitations cardiaques et troubles digestifs), etc. Selon une étude récente de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire, France), la prévalence de l’EHS est de l’ordre de 5 % (Hypersensibilité électromagnétique ou intolérance environnementale idiopathique attribuée aux champs électromagnétiques, mars 2018).
  15. Effect of electroamagnetic waves from mobile phone on immune status of male rats : possible protective role of vitamin D, nrcresearchpress.com.
  16. Les opérateurs et bien d’autres : le lobby belge des télécoms et nouvelles technologies institué (AGORIA), une partie non négligeable des médias et des partis politiques, l’IBPT (Institut belge des services postaux et des d’intérêt public), Test Achats (une de défense des consommateurs), etc.

NOUVELLES TECHNOLOGIES ET TRANSITION NUMÉRIQUE, L’ILLUSION TECHNOCRATIQUE À LA LUMIÈRE DE LA 5G

PRÉAMBULE

Les multiples signaux que nous envoie la nature ainsi que l’état général de la vie et de la Terre qui l’accueille nous indiquent que nous sommes dans une période qui se caractérise par un risque inédit de disparition de l’espèce humaine. Les preuves sont sous nos yeux : nous vivons la sixième crise d’extinction des espèces et la première causée par l’homme, la précédente s’étant caractérisée par une extinction massive de la vie animale et végétale, notamment les dinosaures, il y a 66 millions d’années.

« Une hausse supérieure [de 2°C de la température moyenne] entraînerait le risque d’un changement climatique catastrophique menant très certainement à des “points de non-retour” irréversibles, causés par des phénomènes tels que la fonte de la calotte glaciaire du Groenland, le rejet du méthane emmagasiné dans le permafrost arctique ou encore le dépérissement de la forêt amazonienne(1)». Toutes les études montrent pourtant que nous dépasserons les 2°C. « Il est fort probable que la hausse sera de l’ordre de 4°C – et il n’est pas exclu qu’elle atteigne 6°C. Une hausse de 4 à 6°C de la température mondiale serait dramatique. Elle mènerait à un changement climatique hors de tout contrôle, capable de faire basculer la planète dans un état radicalement différent. La Terre deviendrait un enfer(2)». « Les chiffres montrent que même une action rapide et durable au niveau mondial ne nous permettra probablement pas d’empêcher la température de la Terre de croître d’au moins 3°C. La fonte des glaces du Groenland aboutira à une augmentation du niveau des mers d’environ 7 mètres, redessinant de façon spectaculaire la géographie de la planète(3)». La barrière de corail ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir, la désertification gagne partout du terrain, chaque jour des centaines d’hectares sont déforestés, des espèces disparaissent à jamais.

Au niveau social, tout est à l’avenant, jamais la misère n’a été aussi répandue : ici, au Nord, dans les foyers qui survivent ou dans nos rues, avec les SDF. Plus loin, dans les pays qui ne nous intéressent que parce qu’ils recèlent de matières premières qui permettent la continuité de nos modes de vie « non négociables ».

LA FUITE EN AVANT ALORS QU’IL Y A URGENCE

Soit, nous connaissons ces chiffres, faits et images médiatiques qui finissent par éroder notre moral. Mais alors que cette connaissance devrait nous enjoindre de tout faire pour ne plus jouer le jeu, coupant nos télés et recréant des agoras partout pour réfléchir au futur, dans un contexte d’état d’urgence écologique, les technocrates nous assurent le « changement dans la continuité », en promettant la transition énergétique et la révolution numérique, censées nous libérer du fardeau du travail et assurer une meilleure communication entre les hommes. Comme l’explique Clive Hamilton, « Les meilleurs climatologues du monde font aujourd’hui monter le signal d’alarme à un niveau sonore assourdissant, car le délai pour agir a pratiquement expiré, et pourtant, tout se passe comme si ce signal était inaudible à l’oreille humaine(4)».

Un des miracles de cette « transition » serait notamment la 5G, une technologie venant après la 4G et qui permettra d’atteindre des débits en terme de télécommunication mobile de plusieurs gigabits de données par seconde. Et comme le vent, la pluie et les marées, il ne sera pas question de la questionner, sauf sous la forme habituelle du spectacle où tout est déjà écrit mais où l’on nous fait croire dans les possibilités d’influer sur la trame du récit : l’option du refus n’étant pas prévue, on fera donc tout pour que vous ayez l’impression de le vouloir. En septembre 2018, Qualcomm, entreprise américaine active dans le domaine de la technologie mobile (chiffre d’affaires 25,3 milliards $(5)), n’affichait-elle pas dans Tout-Bruxelles, sur les supports propriété de l’entreprise JCDecaux, le message suivant : « La 5G va créer de nombreux emplois. Et notre travail, c’est de créer la 5G ». Dès lors, plus besoin de vrais débats contradictoires. Opérateurs téléphoniques, politiciens, médias, comité mis en place par la ministre bruxelloise de l’Environnement, tous sont acquis à la 5G, certains émettant des doutes affectés, d’autres marquant leur assurance, mais tous convaincus de ce qu’il faut atteindre. Notre chaîne nationale, la RTBF, éprise de cette croyance qu’« on n’arrête pas le progrès », illustre sous l’argument de la nécessité l’histoire qui s’écrit seule : « Mais il y a un timing à respecter. La Commission européenne veut que chaque État membre, (et ça vaut aussi pour la Belgique) dispose d’une couverture 5G dans, au moins, une ville pour 2020. Et en 2025, ce sera l’ensemble des zones urbaines qui devront disposer d’une couverture 5G. Y compris les grands axes routiers. On est vraiment dans la dernière ligne droite(6)», avant le mur…

À ce niveau, nous n’avons encore rien dit sur la 5G. Au fait des risques de disparition de notre civilisation, on pourrait se dire qu’elle est sans doute quelque chose de formidable, un antidote, en quelque sorte, qui nous permettra de nous en sortir. Qu’apportera réellement à l’homme cette innovation ? Nous sommes proches du néant : « Avec la 5G, les utilisateurs devraient pouvoir télécharger un film haute définition en moins d’une seconde (tâche qui peut prendre 10 minutes en 4G). Et les ingénieurs sans fil affirment que ces réseaux vont également stimuler le développement d’autres nouvelles technologies, telles que les véhicules autonomes, la réalité virtuelle et l’Internet des objets(7)».

En somme, nous devrions toujours évaluer la nouveauté à l’aune de cette question que posait George Orwell : « Cela me rend-il plus ou moins humain ? ». Si nous pouvons montrer tout ce que cette technologie ôtera à l’homme, il est impossible de dire ce qu’elle lui apportera et en quoi cela le rendra plus humain, c’est-à-dire capable de vivre pleinement en harmonie avec la nature, de se contenter du minimum, de saisir et comprendre ce qu’il vit, de se rapprocher des autres sans chercher à avoir plus. Qu’y a‑t-il d’humain à télécharger un film en moins d’une seconde ?

LA CROISSANCE, ENCORE ET TOUJOURS

L’unique leitmotiv, la croissance, signifie toujours plus de produits issus de l’exploitation de la terre et des hommes du « Sud », venant par avions, camions, supertankers : « L’association entre croissance économique et progrès est si profondément ancrée dans les modes de pensée – qu’ils soient progressistes ou conservateurs, elle est défendue avec tant de vigueur, qu’elle ne peut être fondée que sur un lien empirique banal entre augmentation de la consommation matérielle et augmentation du bonheur d’un pays(8)». Dominique Leroy, ancienne grande patronne de l’opérateur de téléphonie Proximus (entreprise publique classée en bourse, l’État étant actionnaire principal) n’allait-elle pas dans ce sens déjà en 2015, lorsqu’invitée au Parlement pour une « audition sur la future politique de Proximus », elle reviendra avec cette litanie du « retard » :

« L’Europe est actuellement à la traîne par rapport à l’Amérique et à l’Asie en matière de développements technologiques et de niveau des investissements dans les TIC. Cette baisse [de la croissance, en Europe, des revenus provenant de l’activité numérique] est due principalement à la législation trop stricte, qui entrave l’innovation(9)». L’argumentation est toujours identique : on se compare à l’autre et on en déduit qu’il faut aller plus vite(10). Ensuite, on identifie les causes du retard (« des normes trop strictes ») et on fait pression (lobby, propagande médiatique, distributions d’« avantages » divers, mise en place de comités adoubés par les gouvernements). Dans ce processus, la nécessité économique fait loi : « Bien que les niveaux de prix soient importants, il faut investir en permanence au profit de l’économie numérique (…) Ce n’est qu’en investissant et en innovant qu’il est possible de générer une croissance ».

Jamais le bien commun ni l’environnement ne sont ainsi invoqués comme principes supérieurs(11). Et ce n’est que logique, car on ne peut assurer en même temps la croissance économique et le bien commun. L’élément qui domine tout, c’est le principe de croissance, donc de profit : « Le déploiement de la 5G nécessite une densification du réseau, c’est-à-dire que concrètement, des antennes supplémentaires doivent être installées ». Nous ne sommes plus dans le domaine des propositions qui devront être soupesées ultérieurement lors d’un débat démocratique, mais dans celui de l’ordre, où la réalité n’aura qu’à s’adapter :

« L’innovation, surtout l’Internet des objets (Internet of things, IOF), y compris dans le domaine de la mobilité et de la cybersécurité, va radicalement modifier le paysage des télécoms. » Le paysage est pensé, il ne reste plus qu’à trouver les peintres. Il faut toutefois persuader les sujets que les peintres ne s’affairent que pour eux et constamment assurer le spectacle du bien commun en recourant aux professionnels de la communication : « La mission de Proximus est de maintenir les personnes en permanence en contact avec le monde de manière à ce qu’elles puissent vivre mieux et travailler plus intelligemment ».

PRÉPARER LE SUJET

11 septembre 2018 : « Le comité stratégique a officiellement remis mardi au Premier ministre Charles Michel, lors d’une cérémonie en grande pompe, organisée dans le musée rénové de l’Afrique à Tervuren, le Pacte National pour les Investissements Stratégiques (PNIS) (12), un plan qui pèse 150 milliards de projets à l’horizon 2030(13)». Ce plan stratégique s’articule principalement autour des investissements indispensables si la Belgique veut « emprunter le TGV numérique » (sic). À propos du comité stratégique, Charles Michel parlera d’« un panel d’experts apolitiques » qui fera des « propositions concrètes aux différents gouvernements du pays ». Il joue le jeu de l’unité, celui où s’exprimerait d’emblée le bien commun, occultant tous les intérêts patronaux : « Quand on parle de transition énergétique ou de mobilité, on parle aux 11 millions de Belges ». Certes, c’est pour notre bien à tous, mais sous aucun prétexte nous ne pourrions le refuser : « Les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle et l’Internet des objets, vont modifier radicalement toutes les facettes de notre vie et de notre travail, ainsi que l’ensemble de la société. La révolution numérique est à la fois un facteur de disruption et un moteur de croissance pour notre économie(14)». Sur le fait de « mettre ensemble décideurs privés et publics » avec « des budgets des différentes entités du pays, avec l’aval des parlements et du secteur privé », le fils de Louis ne s’expliquera pas cette brutale conversion du privé, subitement oublieux du retour sur investissement, désormais soucieux du seul bien des « 11 millions de Belges ». Conversion pour le moins étonnante…(15)

Cinq secteurs bénéficieront de cet « eldorado » : mobilité, énergie, enseignement, télécoms et santé. Votre bien-être comme mesure de toute chose, le complexe médiatico-politico-patronal fera tout pour vous en convaincre, en commençant par vous présenter tout ce qu’on perdrait si ça n’avait pas lieu : « Sans lui, ce serait une perte de prospérité de l’ordre de 50 milliards € ». Ce sera « au bénéfice de tout le monde, et d’abord, de nos citoyens » (16), répète Charles Michel, si nous ne l’avions pas compris. Ces citoyens, gavés par la propagande médiatique pendant des années, sur le « retard compétitif », « le risque de perdre des milliards et des avantages personnels inédits », seront prêts à accepter cette « innovation », ne percevant plus au moment voulu ce qu’on leur propose – et c’est encore mieux s’ils le demandent – comme ce qu’on leur impose.

On a pourtant du mal à saisir pourquoi, né d’une volonté de bien commun, le comité stratégique n’est composé que du seul milieu patronal : Michel Delbaere qui en est le Président, est CEO de Crop’s (production et vente de légumes, fruits et repas surgelés) et ancien patron du Voka, mais aussi, parmi d’autres multiples fonctions, président de Sioen Industries ; Dominique Leroy, CEO de Proximus ; Marc Raisière, CEO de Belfius ; Michèle Sioen, CEO de Sioen Industries (leader mondial  du  marché  des  textiles  techniques  enduits et des vêtements de protection de haute qualité), ancienne présidente de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), manager néerlandophone de l’année 2017, accessoirement impliquée dans le Luxleak ; le baron Jean Stéphenne, bien implanté dans les milieux universitaires  et  politiques,  comme  ses  autres  acolytes, ancien vice-président et manager général de la multinationale  pharmaceutique  GlaxoSmithKline  Biologicals, mais aussi président du CA de Nanocyl, spin off des universités de Liège et Namur, spécialisée dans les nanotubes de carbone (batteries, voitures, électronique…) ; Pieter Timmermans, administrateur de la FEB. Tous ces individus se connaissent, fréquentent les décideurs politiques auxquels ils transmettent les intérêts patronaux, ceux-ci les transformant en décisions politiques. Ils seront là pour vous convaincre, à l’instar du banquier Marc Raisière, qui nous mettra en garde : « Si nous ne réalisons pas ces investissements, ce sont les générations futures qui en seront les victimes, qui en supporteront les conséquences.»(17)  Tout cela « est véritablement réaliste » pour Dominique Leroy, grisée par les valeurs d’égalité et de justice. Tellement « réaliste », que le rapport du comité d’experts sur la 5G mis en place par la ministre bruxelloise de l’environnement conclura : « Un frein important aux nouvelles installations est l’opposition d’une certaine partie du public. Il est donc nécessaire de continuer d’informer et éduquer le public de façon objective, et de dépassionner le débat autant que possible ». Censés faire un rapport impartial visant normalement la protection de la population, les membres du comité, dont de nombreux scientifiques, recommanderont de « dépassionner le débat », pour réduire « l’opposition d’une certaine partie du public » et faire disparaître « le frein aux nouvelles installations ». La solution est donc de nous éduquer et nous informer. On compte sur eux.

À QUI PROFITE LE CRIME ?

Si l’intérêt public des innovations technologiques n’est jamais vraiment questionné chez ceux qui ont la responsabilité de les mettre en œuvre, c’est que les réponses à ces questions révéleraient que, au-delà des questions de santé, d’égalité ou d’environnement, l’initiative de ces projets émane de minorités qui en partageront seules les bénéfices : capitaines d’industries et patrons d’entreprises publiques, dont les choix économiques sont mis en place par des serviteurs politiques zélés qui en tireront, eux et parfois leurs proches, un jour ou l’autre, un avantage légal ou occulte, mais toujours illégitime et indécent.

À qui profite dès lors le déploiement de technologies comme la 5G ? Au-delà de toutes les considérations techniques qu’on nous vend comme un progrès, le véritable objectif demeure l’appât du gain. Sans celui-ci, il y a de fortes probabilités que personne n’aurait entendu parler de la 5G, aucune recherche scientifique n’aurait été lancée, ni publicités pour « préparer » le sujet. Il est dès lors évident que ceux qui escomptent s’enrichir un peu plus ne prôneront pas le principe de précaution, car ils savent à ce moment que les risques environnementaux, sociaux, sanitaires, rentreraient en contradiction avec l’intérêt supérieur de la finance… Ceux qui en recueilleront les fruits peuvent compter sur l’ensemble de la classe politique, parti Ecolo inclus : « Prenant acte du fait que le culte de la croissance constituait un obstacle immuable à toute action concernant le climat, les écologistes ont vite capitulé et affirment à présent que l’on peut avoir le meilleur de chacun des deux mondes, à savoir tout à la fois une atmosphère saine et une croissance économique solide, et qu’en vérité promouvoir les énergies renouvelables pour remplacer les énergies fossiles pourrait accélérer la croissance économique(18)». Les alliances entre libéraux et écolos aux dernières élections communales belges étayent ce constat. Il n’y a en effet plus une officine écolo sans son responsable en transition énergétique ou son conseiller numérique. Et pour ceux conscients que la transition est une chimère mais qu’elle sert provisoirement à assurer la croissance de leur capital, ils veilleront bien à se protéger des objets qu’ils promeuvent pour les autres, comme les patrons de la Silicon Valley mettent leurs enfants dans des écoles Waldorf sans écrans ni tablettes. Les zélateurs de la 5G vivront ainsi dans des zones décontaminées des ondes. Penser les fondements de toute création rend ainsi lucide et évite dans un premier temps de parler d’environnement, de santé, de biens communs… Il suffit de vérifier si la religion de la croissance primait dès le départ. Si on parvient à le démontrer, la conclusion arrive d’elle-même : le désir de croissance économique dans une société capitaliste où l’enrichissement repose sur un processus d’exploitation ne s’accorde jamais avec le respect de la nature, la justice sociale, le bien commun et l’intérêt de tous. L’esprit de lucre ne profite toujours qu’à une minorité et ne peut se concilier avec le souci de la vie. Ce qui suit illustre les vrais intérêts de la 5G.

LE CRÉDIT DE LA « SCIENCE »

En Belgique, les opérateurs (Proximus, Orange, Telenet) et leurs actionnaires « doivent » pouvoir compter sur le déploiement technologique ; ils ont donc obligatoirement besoin de l’État pour assouplir des « normes trop strictes » et ultérieurement assurer la mise en œuvre des infrastructures nécessaires sur tout le territoire. Mais ceci ne peut se faire, comme on l’a montré, sans feindre le processus démocratique parlementaire ; préparer la population (lui vendre le produit avant qu’il soit là), mais aussi apporter le crédit de la science en recourant aux experts scientifiques. La ministre bruxelloise du Logement, de la Qualité de vie, de l’Environnement et de l’Énergie, Céline Frémault, mettra donc dès 2015 sur pied un comité d’experts « indépendants ».

Mais arrêtons-nous un instant sur les opérateurs télécom, en particulier sur Proximus, entreprise « publique » cotée en bourse. Depuis janvier 2014, Dominique Leroy y était administratrice déléguée et présidente de son comité exécutif. On sait que les grands partis se partagent les postes d’administrateurs dans les plus importantes entreprises publiques : Loterie nationale, SNCB, Proximus, Vivaqua, sans parler des intercommunales (Publifin en offre un parfait exemple). On retrouve ainsi l’ancien député fédéral et homme aux multiples casquettes Stefaan De Clerck chez Proximus. Pourquoi trouverait-il dès lors excessif de toucher 270 000€ d’indemnités parlementaires, lorsqu’il quittera le parlement pour Belgacom(19) ? N’est-ce pas Proximus qui, il y a peu, affichait partout « Faites place à l’illimité » ?

On retrouve encore au CA : Karel De Gucht, Pierre Demuelenaere, Guido J.M. Demuynck, Martin De Prycker, Laurent Levaux, Tanuja Randery, Agnès Touraine, Catherine Vandenborre, Luc Van den Hove, Paul Van de Perre, Martine Durez et Isabelle Santens.

Ceux qui prendront les décisions qui impacteront le social et la nature durablement sont des technophiles liés à des multinationales, des fonds d’investissement, des universités, des banques, des entreprises publiques. Leroy et De Clerck iront présenter leur vision stratégique devant un parterre de parlementaires enthousiastes. Ces administrateurs choisis par le conseil des ministres décideront des orientations de Proximus dans le but principal de ne pas nuire aux actionnaires. Ainsi, c’est le conseil d’administration qui décidera du licenciement de 2 000 salariés, alors que le ministre Charles Michel feindra d’être surpris, ayant pourtant placé ses acolytes dans l’antre de l’opérateur télécom, à l’instar des autres « grands » partis. Il faut en effet, avec le soutien indispensable des médias, simuler l’étonnement pour donner l’impression que tout cela n’est pas mûrement pensé et stratégiquement organisé par une élite politico-financière qui vise les mêmes objectifs. Du spectacle, toujours(20).

En somme, avez-vous perçu dans le panel des administrateurs de Proximus un individu capable d’introduire ne fût-ce qu’une once de doute quant à la pertinence de déployer la 5G en Belgique ? N’y a‑t-il pas un patent conflit d’intérêt, dès lors que Proximus demeure une entreprise publique ? Comment par ailleurs assurer le bien commun et se soucier du principe de précaution dès lors que ces technocrates touchent des émoluments pharamineux, jusqu’à 1,55 millions d’€(21)

LE COMITÉ D’EXPERTS : LE RETOUR DE L’IMPARTIALITÉ ?

Devant cet étalage d’indécence, le recours à l’expertise scientifique allait pouvoir aider à la décision. Mais c’était sans compter que nous avions à nouveau affaire à des convaincus avant l’heure… C’est le 19 juin 2015 que le gouvernement bruxellois, sur proposition du cabinet de la ministre Frémault, approuve donc la composition du comité d’experts des radiations non-ionisantes. Si celui-ci est composé de 9 membres issus de plusieurs domaines (médical, scientifique, économique et technologique) (22), cette diversité occulte la réalité d’un comité globalement acquis à la cause technologique, les uns travaillant dans un secteur qui promeut la 5G, les autres étant directement liés aux opérateurs qui les financent. Ce groupe temporaire, dévolu à la tâche d’évaluer « de manière continue l’impact sur la santé des antennes de GSM », allait devoir non moins que statuer sur les normes de protection de la santé des Bruxellois.

LA COMPOSITION DU COMITÉ

1. TROIS MEMBRES AVEC UNE EXPERTISE SCIENTIFIQUE SUR LES EFFETS DES RADIATIONS NON-IONISANTES SUR LA SANTÉ ET/OU L’ENVIRONNEMENT :

Isabelle Lagroye est française et membre de l’ICNIRP, qui se présente comme une « commission scientifique indépendante pour promouvoir la protection contre les rayonnements non ionisants (RNI) dans l’intérêt de la population et de l’environnement(23)». Belle déclaration d’intention, mais il n’aurait pas été compliqué au parlement et au gouvernement bruxellois de découvrir ses conflits d’intérêts passés. Lagroye finance en effet ses recherches avec l’argent de France Telecom, Alcatel et Bouygues Telecom(24), réalise aussi des études financées par EDF. Elle est également membre de la Société française de radioprotection (SFRP), « dont les membres bienfaiteurs sont entre autres Areva, GDF-Suez, l’IRSN » (25).

Luc Verschaeve qui, sous l’onglet « Indépendance et intégrité scientifique », note sans humour : « Dans la recherche scientifique, il est important de lutter contre la fraude et d’éviter les conflits d’intérêts. C’est d’autant plus important quand la recherche est subventionnée par l’industrie (sic). La meilleure façon de garantir la qualité des recherches et l’intégrité des chercheurs, même sous pression de performance (sic), réside dans le maintien d’une culture de recherche optimale dans laquelle l’observation d’un code éthique strict est primordiale ». Et quoi de plus efficace pour parer à ce risque d’une recherche scientifique biaisée que de se conformer au « code d’éthique de la recherche scientifique en Belgique » et de s’assurer que « les chercheurs qui participent aux activités du BBEMG s’engagent à observer l’honnêteté scientifique complète ». Les lobbies tremblent. Nous voilà donc rassurés sur l’impartialité des recherches de BBEMG, « la collaboration avec Elia ne peut y exercer aucune influence (…), l’accord énonce clairement que les chercheurs bénéficient à tout moment d’une complète liberté scientifique et qu’ils sont totalement responsables des résultats de leurs recherches(26). » Elia, gestionnaire du réseau de transport d’électricité en Belgique, voit assurément ce code d’éthique d’un bon œil, elle qui fait certainement passer la santé et le bien-être de la population avant ses intérêts financiers. Enfin, ce n’est peut-être pas l’avis des riverains de Woluwé-Saint-Lambert qui s’étaient mobilisés contre les dangers d’émissions électromagnétiques mis en place par Elia. Ils reprochaient notamment à la commune d’avoir accepté la tenue d’une réunion d’information où Elia présente M. Verschaeve comme « expert indépendant », alors qu’ils voient en lui « cet énième contestataire d’alerte qui apparaît dans les médias ou les colloques afin de discréditer les alertes sanitaires sur les radiations(27)».

Jacques Van Der Straeten ne semble pas être l’objet de tels conflits d’intérêts. Ce médecin adopte pourtant la position « intermédiaire », typique de l’expert « faux trublion » qui, devant la marche en avant du progrès « inéluctable », préconise la prudence individuelle, propre à nos sociétés libérales : d’un côté laisser-faire total aux multinationales qui produisent les objets nocifs, choix individuel de se protéger ou non (pour autant qu’on puisse le faire) de cette nocivité de l’autre. C’est le modèle du paquet de cigarettes et des photos morbides qui l’accompagnent, de ce double message paradoxal où l’on nous vend du poison tout en nous invitant à s’en protéger, modèle qui exprime le rapport d’un État qui n’a plus prise sur le fonctionnement social, uniquement là pour garantir un contexte propice aux investissements et ajouter quelques touches de régulations palliatives pour conjurer les effets les plus visibles et empêcher un chaos total qui contreviendrait aux intérêts du capital. On laisse faire, donc, après on verra : « Puisque l’usage du GSM est actuellement généralisé, une alternative aux études de type cas-témoins est l’analyse de l’évolution avec le temps de la prévalence des tumeurs cérébrales(28)». C’est ce qui s’appelle « prendre les gens pour des cobayes(29)».

2. DEUX MEMBRES AVEC UNE EXPERTISE SCIENTIFIQUE SUR LES PROPRIÉTÉS DES RADIATIONS NON-IONISANTES :

Yves Rolain, président du comité mis en place par Frémault, est membre de l’IEEE, dont « l’objectif principal est de promouvoir l’excellence et l’innovation technologique au bénéfice de l’humanité ». Le tableau de directeurs donne à lui seul une idée des motivations de ceux qui sont à la tête de l’organisation(30). L’IEEE a organisé en 2019 son 2ème forum sur la 5G, dont l’objectif est de « mener des experts industriels, académiques et de la recherche à échanger leurs visions aussi bien que leurs avancées sur la 5G ». Elle titre : « Soyez partie prenante de la Collaboration Globale Créant la 5G pour le Bénéfice de la Société(31)». La messe est dite, les informations sur la 5G reprises sur le site ressemblant plus à une offre marketing qu’aux résultats d’une « recherche indépendante ». Rolain recevra un prix de l’IEEE en 2004, 2010, 2011, et 2012, rien à voir avec son intégrité…

Véronique Beauvois, ingénieure civile électricien à l’ULiège, fait aussi partie du BBEMG dont le bailleur de fonds est Elia. Elle travaille à l’institut Montefiore, qui est en lien avec un ensemble de sociétés spin-offs et se définit comme « une nouvelle société créée à partir d’un laboratoire de recherche dont l’objectif est de valoriser commercialement un résultat de recherche (une technologie). Pour ce faire, la société spin-off est en principe liée à l’université par le biais d’un contrat de licence qui établit les conditions du transfert de la technologie du laboratoire vers la société(32)». Difficile d’être plus clair.

Parmi celles-ci :

  • L’Association des Ingénieurs de Montefiore (AIM), où l’Université de Liège (ULiège) côtoie des sponsors comme Engie Electrabel, Lampiris, Euresis, Schneider Electric(33), Siemens, Sonaca, Tractebel ;
  • Ampacimon, qui œuvre sur tous les continents pour optimiser le réseau, où l’on retrouve comme partenaires Elia, Alstom, Pôle Mecatech, Cigré, etc. ;
  • Taipro, concepteur de microsystèmes, avec des partenaires comme Technord, Guardis, Biion, Safran ;
  • Blacklight Analytics, qui lie les compétences informatiques aux systèmes énergétiques, travaillant notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Pas besoin de décrire les quatre autres « industries universitaires spin-offs », dès lors qu’on a compris que la recherche sert l’industrie, qui en retour récompense les chercheurs universitaires. Ce vivier d’acteurs universitaires, industriels et politiques qui s’agitent dans le domaine de la haute technologie constitue une garantie indispensable pour nos gouvernements. La santé, comme la nature, n’ont jamais aucune espèce d’importance face aux impératifs économiques.

3. DEUX MEMBRES DISPOSANT D’UNE EXPERTISE SCIENTIFIQUE CONCERNANT LES BESOINS MICROET MACROÉCONOMIQUES ET SOCIAUX EN MATIÈRE DE TÉLÉCOMMUNICATIONS MOBILES :

On est ici dans le domaine supra-social, celui où, après avoir reçu les rapports des experts, les relais politiques, « pour le bien-être de la population », peuvent agir.

Laura Rebreanu, membre de la Chambre de commerce et de l’Union des entreprises de Bruxelles, ne cache pas son enthousiasme pour la technologie comme outil indispensable à la transition énergétique : « Pour limiter le réchauffement climatique à moins de 2°C, la transition vers une société “bas carbone”, limitant les émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre, devra être rapide et globale. Les compteurs intelligents sont indispensables pour y parvenir(34). » Si on avait su, dès 1972 avec le Rapport Meadows que la solution était là, devant nous, dans les compteurs communicants ! « Entreprise résiliente », « stop au gaspi », « durable », « mobilité urbaine », « co-création », la représentante patronale a adopté la novlangue qui assure ce « changement dans la continuité ». Autre particularité de cette approche : il s’agit toujours d’encourager les nouvelles technologies et les bonnes habitudes individuelles, en veillant surtout à ne pas mettre en cause les plus grandes entreprises.

Walter Hecq, professeur à la Solvay Brussels School of Economics and Management, 75 ans, trône depuis des décennies dans toutes les commissions.

4. DEUX MEMBRES DISPOSANT D’UNE EXPERTISE SCIENTIFIQUE CONCERNANT LES TECHNOLOGIES DE COMMUNICATION SANS FIL :

Sophie Pollin a fait son doctorat à l’Institut de Micro-Électronique et Composants. Après Berkeley, elle rejoint le « groupe sans-fil » à l’Imec de Louvain, où elle est depuis 2012 assistante-professeur. Dans son CV disponible sur le site de l’Imec, elle écrit : « L’Internet des objets promet de plus en plus de périphériques à connecter. Nous avons donc besoin de solutions qui s’adaptent parfaitement à la densité de nœuds, qui soient intelligentes, auto-apprenantes, hétérogènes. Le domaine complexe du sans-fil comprend des réseaux en essaim, des réseaux cellulaires LTE ainsi que de futurs réseaux de capteurs mobiles aériens. Beaucoup de défis intéressants et d’opportunités réunis! (35)». Rappelons tout de même que Pollin est censée « évaluer les effets des ondes électromagnétiques », notamment en termes de santé, alors qu’elle est salariée d’une entreprise dont le leitmotiv est : « Le pouvoir de la technologie ne doit pas être sous-estimé. La technologie a le pouvoir d’améliorer des vies. C’est pourquoi nous repoussons les limites de la technologie(36)».

David Erzeel travaille pour l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) qui réglemente ces deux matières et a publié, le 24 mars 2017, un communiqué de presse qui se félicite d’avoir « prolongé de 5 ans les droits d’utilisation de Broadband Belgium dans la bande de fréquences 3,5 GHz (…) pour introduire la technologie mobile 5G en Europe ». Pas étonnant dès lors que « l’IBPT doit promouvoir l’introduction de la 5G en Belgique. Il s’agit en effet de l’intérêt du consommateur et du fonctionnement du marché interne pour les communications électroniques(37)». L’ancien président de l’IBPT, Luc Hindryckx, est devenu lobbyiste à l’ECTA (European Competitive Telecommunications Association), organisme associé à de nombreux opérateurs. Ce n’est pas une exception, les anciens leaders de l’IBPT empruntant fréquemment les revolving doors entre public et privé (Belgacom, France Telecom, Orange, etc.).

Que peut-on dire à ces êtres altruistes qui mettent tout en œuvre pour assurer notre avenir, si ce n’est « merci » ?

LA SCIENCE, FER DE LANCE DU CAPITALISME

La science et ses temples universitaires ont dédié une partie de leurs activités au développement technologique, indispensable aux profits et participant au pillage de la planète. Parmi tous les exemples, Proximus, l’ULB et la VUB ont signé à Pékin en juin 2015 « un accord technologique avec Huawei », qui « fournira l’infrastructure 5G pour le «campus du futur» à Bruxelles(38)». S’il ne semble même pas contradictoire d’associer un opérateur et une multinationale à des universités censément indépendantes, c’est que ces dernières ne le sont plus du tout. En France, exemple parmi d’autres, l’IMS, laboratoire de l’intégration du matériau au système rattaché au CNRS, « s’attache à mettre au point cette puce «miracle» qui doit tenir, à terme, sur une tête d’épingle. Une création qui n’est cependant rendue possible que grâce au partenariat liant un laboratoire de l’IMS au géant des puces électroniques STMicroelectronics(39)». Peu importe qu’il faille « environ 72 litres d’eau pour produire l’une de ces petites puces qui font fonctionner ordinateurs portables, GPS, téléphones, iPads, téléviseurs, appareils photos, micro-ondes et voitures. En 2012, sans doute près de 3 milliards de puces ont été produites. Cela représente près de 200 milliards de litres d’eau. Pour des puces semi-conductrices(40)».

Le vœu de Céline Frémault est donc pieux lorsqu’elle délègue à son comité le soin d’évaluer les ondes électromagnétiques « au regard des évolutions des technologies et des connaissances scientifiques, des impératifs économiques et de santé publique ». C’est une pure aporie que de mettre dans une même phrase les « impératifs économiques » et les questions de santé : il n’y a pas de santé dès lors qu’on introduit la compétitivité et la croissance. Ce n’est donc pas l’évaluation du comité Frémault qui allait venir déterminer le déploiement ou non de la 5G, mais la décision déjà prise par les multinationales de le faire, soutenues par les élites politiques, qui allait déterminer la position d’un panel scientifique avalisant ce qu’il fallait avaliser. Pour faire court, Frémault, comme les autres, est une exécutante. La technocratie dicte donc ses choix aux politiques qui ne peuvent toutefois les accepter sans feindre le processus démocratique au moyen d’un comité d’experts afin de donner l’illusion d’une décision impartiale, experts déjà acquis à la cause.

Dès 2010, en effet, la Commission européenne fixait ses objectifs dans le « Plan numérique 2010 », qui aboutira en 2016 à définir « un plan d’action pour la 5G en Europe », titrant sans vergogne son premier paragraphe « le déploiement rapide de la 5G : une opportunité stratégique pour l’Europe ». On peut aussi y lire que déjà « en 2013(41), la Commission a lancé un partenariat public-privé (PPP-5G) doté de 700 millions € de financement public, dans le but de garantir la disponibilité de la technologie 5G en Europe d’ici à 2020. Cependant, les efforts de recherche ne suffiront pas à eux seuls pour assurer à l’Europe un rôle de premier plan dans le domaine de la 5G. Il faut mener une action plus large pour que la 5G et les services qui en découlent deviennent une réalité, notamment pour l’émergence d’un «marché domestique» européen pour la 5G ». Il était dès lors déjà évident qu’aucun débat public ne pourrait avoir lieu et qu’aucune opposition ne pourrait se faire entendre. Pendant que la presse vante à tort et à travers les « avantages indéniables de la 5G », sans jamais exprimer le moindre doute, les tractations politiques se font donc dans la discrétion. Est-ce surprenant quand on sait que les médias appartiennent à des grands groupes financiers qui ont des intérêts multiples, notamment dans les nouvelles technologies ? D’autres instances pourtant, soulignent le danger. Dans sa résolution 1815 datée de 2011, le Parlement européen énonce au point 6 : « Attendre d’avoir des preuves scientifiques et cliniques solides avant d’intervenir pour prévenir des risques bien connus peut entraîner des coûts sanitaires et économiques très élevés, comme dans le cas de l’amiante, de l’essence au plomb ou du tabac ». Rien n’y fera, la chose étant économiquement trop importante. En situation de crise profonde et de métamorphose du système capitaliste, la seule possibilité d’assurer sa durabilité se retrouve dans la fuite en avant technologique. De ce fait, les discours « verts » et les arguments en termes de progrès social des décideurs (politiciens et patronat confondus) occultent la manne que représente la transition technologique.

COMITÉ FREMAULT : CITER LES RÉSULTATS INQUIÉTANTS POUR MIEUX LES BALAYER

Le rapport du comité Fremault illustre cette réalité, où le doute ne profite qu’aux bénéficiaires de l’« impératif économique », offrant un florilège d’assertions/ contre-assertions, où d’un côté ils citent les résultats « préoccupants » des recherches scientifiques, pour de l’autre mieux les évacuer :

– « Cette décision a été prise par la majorité des experts concernés, sur la base de plusieurs études démontrant un risque accru de gliomes chez les utilisateurs de téléphones mobiles. Il n’y a toutefois aucune certitude et des études récentes tendent à prouver plutôt que le lien entre l’exposition et les gliomes diminue au lieu d’augmenter.

Pour l’heure, il est toutefois trop tôt pour se prononcer définitivement étant donné que de nombreux cancers mettent des années à se déclarer et que l’utilisation du téléphone mobile est encore trop récente à ce stade (sic). Les indices sont encore moins nombreux en ce qui concerne les tumeurs cérébrales ou les autres cancers de la tête et du cou… La seule étude (sic) qui portait sur la téléphonie mobile et les tumeurs cérébrales chez les enfants et les adolescents n’a démontré aucun effet.

Des études portant sur des effets potentiellement génétiques (pouvant avoir un lien indirect avec un cancer) n’ont pas débouché sur des effets évidents. Des effets alarmants ont été rapportés mais uniquement dans le cadre d’études dont la qualité peut être remise en question. Les indications sont également insuffisantes pour d’autres effets potentiels pouvant avoir, dans une certaine mesure, un lien avec le cancer.

Des effets immunologiques ont été constatés, mais à ce jour, la pertinence biologique de ces observations n’est toutefois pas claire.

Étant donné que nous tenons notre téléphone mobile contre la tête, d’aucuns craignent que le rayonnement qui parvient dans le crâne ait des effets nocifs sur le cerveau (pas seulement un cancer). Il y a des indications d’effets sur l’activité cérébrale, le sommeil, l’apprentissage ou la mémoire mais les effets sont limités et pour l’heure, il n’est absolument pas certain qu’ils aient un impact réel sur la santé (…) mais les résultats ne sont pas cohérents et n’ont probablement pas de signification fonctionnelle. C’est aussi le cas chez les enfants, où des résultats douteux ont été enregistrés. Aucune perturbation du mécanisme de thermorégulation n’a été démontrée chez l’adulte ou chez l’enfant. Il convient néanmoins de poursuivre la recherche.

Plusieurs évaluations critiques de ces études arrivent à la même conclusion, à savoir qu’une perturbation de la barrière hémato-encéphalique sous l’action (notamment) de fréquences de téléphonie mobile est possible mais uniquement lorsque l’intensité de l’exposition est élevée et qu’il se produit donc des effets thermiques. On n’observe aucune perturbation de la barrière hémato-encéphalique en cas d’utilisation “normale” (sic) des appareils de communication mobile et donc d’exposition “normale”. Des expériences en laboratoire n’ont révélé aucune affection neurologique telle que la maladie d’Alzheimer, contrairement à ce que certains prétendent. Quelques études sur le sujet démontrent au contraire un effet protecteur (sic).

Des études ont constaté des effets sur la reproduction et le développement. Par contre, aucun effet sérieux n’a pu être observé aux niveaux d’exposition qui nous intéressent. Aucun effet significatif n’a pu non plus être observé chez des souris qui avaient été exposées en permanence au rayonnement de systèmes de communication sans fil et ce, sur quatre générations. Il est invraisemblable qu’il puisse y avoir des effets sur le fœtus de mères exposées pendant la grossesse en raison des niveaux d’exposition extrêmement faibles. Il n’y a aucune indication sérieuse d’effets sur la qualité du sperme.

Certains symptômes non spécifiques, tels que maux de tête, fatigue, vertiges et autres sont parfois attribués à une exposition aux fréquences radios. Il est ainsi fait mention d’»hypersensibilité électromagnétique». Des études antérieures (sic), qui ont été complétées par des études plus récentes, conduisent toutefois à la conclusion qu’il n’y a aucune preuve que l’exposition à des champs électromagnétiques provenant de téléphones mobiles par exemple, ait un lien de cause à effet avec ces symptômes. Au contraire, il y a des indications d’un effet “nocebo” ».

Concluant que, malgré les nombreuses études, « on ne peut répondre clairement par «oui» ou par «non» à la question «L’exposition aux champs électromagnétiques de systèmes de communication sans fil est-elle nocive pour la santé?» », la décision de déployer la 5G semble aller de soi. Ils préparent en outre le futur, anticipant les demandes ultérieures de l’industrie des télécommunications qui à l’évidence iront vers un toujours plus grand « assouplissement des normes » : « Il convient de noter que la limite d’exposition proposée ne signifie pas qu’au-delà de cette limite, des risques réels sont à prévoir. » À l’instar du nucléaire, le risque n’existe pas quand les intérêts économiques priment, même si on évoque des situations qu’on ne connaît pas(42). Pour le comité, « il n’y a en réalité pas de véritable base scientifique à une norme aussi stricte. Le but a d’ailleurs toujours été que le gouvernement tienne compte des valeurs conseillées mais aussi d’autres considérations (p.ex. économiques) (sic), et fixe donc des normes indiquant la limite entre les niveaux d’exposition acceptables et inacceptables (…) Au vu des connaissances scientifiques actuelles, cette norme assouplie ne semble pas inique ».

Le comité, qui devrait statuer sur les risques sanitaires, s’appuie plutôt sur une réalité créée par les industriels et les publicitaires, pour alerter sur l’insuffisance des infrastructures dans l’avenir : « L’utilisation de plus en plus généralisée des smartphones et tablettes contribue à l’augmentation du trafic de données mobiles (« données » au sens large), et donc à l’accroissement de la pression sur les infrastructures existantes qui risquent de plus en plus de se trouver en sous-capacité ». Soulignant que « les trois moteurs de la croissance » sont le trafic des données mobiles, la mise sur le marché de tablettes, laptops, smartphones et des applications de plus en plus variées, le comité conclut que « cette évolution implique des mises à niveau continues des infrastructures existantes et demandent des investissements de la part des opérateurs. La 4G avec des antennes “LTE capables” sont multi-bandes et fonctionnent en multifréquence (…) tire le marché mondial et représente des montants de 4 milliards $ en 2015 (ABI Research, 2015). Elle préfigure l’arrivée de la 5G prévue en 2020 avec les antennes LTE‑B ».

Vous avez dit « comité d’experts », dont nombreux sont issus du monde scientifique ? Au fond, ceux-ci font tout le contraire de ce qu’on attend de scientifiques : ils partent des comportements généralisés (l’utilisation massive des technologies mobiles) pour en conclure qu’ils sont le signe du bien-être de la société(43), généralisant le fait qu’une utilisation massive est d’emblée la preuve d’une innocuité, (l’amiante en offrant, à un autre niveau, un bon contre-exemple). Le comité évoque l’argument habituel où aucune précaution dans le déploiement des nouvelles technologies n’a lieu d’être, car « cela ralentirait fortement le développement de la “ville intelligente”, qui a pour but d’améliorer la qualité de vie des populations citadines tout en contribuant à une utilisation plus efficace des ressources ». La suite est à l’avenant, où l’on explique que « des études économiques montrent que chaque € investi dans les réseaux très haut débit (fixe et mobile) génère 3€ de PIB, et 1,5€ de recettes fiscales et sociales », et qu’il « est dès lors nécessaire de simplifier la législation et de diminuer autant que possible les démarches et exigences administratives ». Pour celui qui n’aurait pas saisi : « La transition numérique souhaitée par le Gouvernement bruxellois ne pourra pas se faire sans un cadre juridique, fiscal et administratif favorable ». Tiens, en tout point correspondant à « la déclaration de politique régionale (20 juillet 2014) », qui a dit vouloir « faire de Bruxelles une capitale du numérique » ?

En fin de rapport, les suggestions du comité sont stupéfiantes. À propos du site internet de l’IBGE, le comité dira : « Pour éviter que ne s’installe un climat de méfiance vis-à-vis de tous les rayonnements, il est important de mener une communication claire. Le comité estime que le site Internet peut jouer un rôle important à cet égard. Le comité estime que le site Internet mérite une plus grande renommée ».

Il ajoute : « La propagation des ondes est une matière abstraite. Les ondes électromagnétiques présentent l’inconvénient de ne pas être observables par nos sens, ce qui rend le grand public réceptif aussi bien à l’information qu’à la désinformation. Les sources d’information liées à la Région sont parfois perçues comme partiales par le public et ne sont donc pas estimées à leur juste valeur. Le comité estime qu’il faut une communication scientifiquement correcte mais vulgarisée, qui sont (sic) impartiale et dont l’impartialité soit également reconnue par le grand public. Suggestion : Prévoyez un canal d’information de vulgarisation, indépendant et honnête, pour cette matière technique ».

Quand on sait d’où ils parlent, c’est pur cynisme.

UN MODÈLE INFAISABLE

« D’après les données dont nous disposons actuellement, la solution de la technologie est tout sauf probable(44)»

Amené à buter un jour ou l’autre sur les limites de la planète, ce modèle demeure infaisable, même si ceux qui veulent sa mise en œuvre pousseront l’extractivisme jusqu’au bout, relançant l’activité minière dans des pays qui l’avaient massivement délaissée, comme la France. La réalité de la finitude des ressources naturelles notamment, comme celle des métaux rares indispensables aux nouvelles technologies, imposent ainsi de rappeler quelques faits.

Dans le mythe de la transition énergétique, tout commence avec la maîtrise des métaux rares, comme auparavant avec le charbon puis le pétrole : « Tels des démiurges, nous en avons multiplié les usages dans deux domaines qui sont des piliers essentiels de la transition énergétique : les technologies que nous avons baptisées «vertes» et le numérique(45)». Si les prémices de la transition énergétique remontent aux années 1980 en Allemagne, c’est en 2015 que se fait la grande coalition de 195 États, lors de la COP21, débouchant sur l’accord de Paris où les États escomptent contrer le changement climatique et contenir le réchauffement en deçà de deux degrés(46) en substituant aux énergies fossiles les énergies vertes. Dans son ouvrage, fruit d’une enquête de six années, Guillaume Pitron imagine un sage, figure imaginaire, qui se rendrait à la tribune de la COP21, tenant ces propos : « Cette transition va mettre à mal des pans entiers de vos économies, les plus stratégiques. Elle précipitera dans la détresse des hordes de licenciés qui, bientôt, provoqueront des troubles sociaux et réprouveront vos acquis démocratiques (…) La transition énergétique et numérique dévastera l’environnement dans des proportions inégalées. En définitive, vos efforts et le tribut demandé à la Terre pour bâtir cette civilisation nouvelle sont si considérables qu’il n’est même pas certain que vous y parveniez », concluant : « votre puissance vous a aveuglés à un tel point que vous ne savez plus l’humilité du marin à la vue de l’océan, ni celle de l’alpiniste au pied de la montagne. Or les éléments auront toujours le dernier mot !(47)». Pitron souligne les questions les plus cruciales, qu’aucune des délégations présentes ne s’est posée : « Comment allons-nous nous procurer ces métaux rares sans lesquels ce traité est vain ? Y aura-t-il des vainqueurs et des vaincus sur le nouvel échiquier des métaux rares, comme il y en eut jadis avec le charbon et le pétrole ? À quel prix pour nos économies, les hommes et l’environnement parviendront-ils à en sécuriser l’approvisionnement(48)».

L’auteur souligne la dépendance nouvelle que nous nous créerons, encore plus dramatique que la précédente : « En voulant nous émanciper des énergies fossiles, en basculant d’un ordre ancien vers un monde nouveau, nous sombrons en réalité dans une nouvelle dépendance, plus forte encore (…) Nous pensions nous affranchir des pénuries, des tensions et des crises créées par notre appétit de pétrole et de charbon ; nous sommes en train de leur substituer un monde nouveau de pénuries, de tensions et de crises inédites(49)».

Par ailleurs se pose la question essentielle du « propre ici » qui repose sur du « sale là-bas » : dans les mines de graphite (ressource minière qui entre dans la fabrication des voitures électriques), « des hommes et des femmes, nez et bouches recouverts de simples masques, travaillent dans une atmosphère saturée de particules noircies et d’émanations acides. C’est l’enfer(50)». « Ce panorama des impacts environnementaux de l’extraction des métaux rares nous astreint, d’un coup, à poser un regard beaucoup plus sceptique sur le processus de fabrication des technologies vertes. Avant même leur mise en service, un panneau solaire, une éolienne, une voiture électrique ou une lampe à basse consommation portent le péché originel de leur déplorable bilan énergétique et environnemental. C’est bien le coût écologique de l’ensemble du cycle de vie des greentech qu’il nous faut mesurer – un coût qui a été précisément calculé(51)».

Sur la question de l’impossibilité de réaliser cette transition sans une consommation massive d’énergies et de matières premières (« des centrales à charbon, à pétrole, à gaz et nucléaires, des champs éoliens, des fermes solaires et des réseaux intelligents – autant d’infrastructures pour lesquelles il nous faudra des métaux rares »), Pitron a tenté à de multiples reprises de contacter Jeremy Rifkin, théoricien de la 3ème révolution industrielle et laudateur de la transition énergétique, sans succès. Et son explication à cette fuite offre une explication générale sur l’aveuglement massif et l’illusion des greentech : la transition énergétique et numérique a été pensée hors-sol. Quelles que soient ses applications, chacune d’elles en effet « procède d’abord beaucoup plus prosaïquement d’un cratère entaillé dans le sol (…) Au fond, nous ne réglons en rien le défi de l’impact de l’activité humaine sur les écosystèmes, nous ne faisons que le déplacer(52)».

ARTICULER LE REFUS DU MONDE QU’ON NOUS PRÉPARE ET LA LUTTE CONTRE LA RICHESSE INDÉCENTE

Placer nos espoirs dans les politiciens, les implorer de « prendre les bonnes décisions », c’est leur laisser le pouvoir d’imposer leurs solutions en usant des instruments médiatiques qu’ils contrôlent et qu’ils utiliseront pour nous faire croire que ces solutions sont le résultat de nos demandes et pour notre seul bien. Ainsi de la transition numérique, téléguidée par les multinationales et leurs serviteurs. La 5G, symbole de cette course en avant, nous promet l’enfer. Ce sont les capitaines d’industries, ceux qui montent leur société boîtes-aux-lettres au Luxembourg, les banquiers et autres agioteurs que l’ex-Premier ministre Charles Michel avait chargés, au nom du gouvernement, de réfléchir à un Pacte national d’investissements stratégiques, dont les commanditaires ne sont autres que les patrons de Belfius, Proximus, Sioens Industries, la Fédération des entreprises de Belgique… qui sont les véritables architectes qui vont « préparer notre pays à la prochaine décennie ». Il leur faudra pour cela « réaliser une série d’investissements urgents au cours des prochaines années. Ces investissements permettront de renforcer l’économie, l’innovation et l’emploi. Nous avons besoin de cette prospérité supplémentaire pour continuer à financer l’enseignement, les soins de santé et la protection sociale. Mettons-nous tous à la tâche pour mener ceci à bien. Construisons ensemble notre avenir. Car l’avenir nous appartient ! ». Certes, il leur appartient à eux seuls, pour l’instant, qui ne cherchent qu’une seule chose : conserver le pouvoir pour relancer la croissance afin d’assurer leurs profits(53). Mais c’est de l’avenir des espèces vivantes et de la nature, pas de celui d’une minorité insatiable, imitée et soutenue à bras le corps par 10 % de la population, dont nous nous soucions. Et pour assurer cet avenir, il faudra inévitablement sortir de l’impératif de la croissance économique et oser des changements radicaux. Nous savons ce qu’il faut refuser et que nous devons renverser. Notre survie est à ce prix.

Alexandre Penasse

Pour poursuivre la réflexion, lire aussi : « Nous sommes en guerre contre la 5G », https://www.kairospresse.be/article/62899/, et tous les articles sur le site, en tapant dans la barre de recherche «5G»

Notes et références
  1. Stephen Emmott, 10 milliards, Fayard, 2014, p.142
  2. Ibidem, p.143.
  3. Clive Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine, Paris, 2013, p. 20.
  4. Clive Hamilton, op. cit, p. 16.
  5. http://www.ieb.be/5G-l-exploitation-sans-travail-c-est-la-sante
  6. https://www.rtbf.be/info/medias/detail_la-belgique-sera-t-elle-prete-pour-la-5g?id=9990997.
  7. https://spectrum.ieee.org/video/telecom/wireless/everything-you-need-to-know-about-5g.
  8. Clive Hamilton, op. cit., p. 49.
  9. http://www.lachambre.be/FLWB/PDF/54/1214/54K1214001.pdf.
  10. Il faut préciser que ce n’est pas vraiment une déduction, la comparaison entre les pays n’est pas la cause de la volonté de faire « mieux », elle n’est qu’un prétexte à la course. Ce n’est donc pas parce qu’ils voient les autres que les États veulent faire mieux, mais parce qu’ils veulent faire mieux qu’ils regardent les autres.
  11. Dans le pacte national pour les investissements stratégiques, véritable feuille de route pour le déploiement tous azimuts des technologies numériques, pas une seule fois le mot « climat » n’est employé dans son sens propre. De même, « L’accord de Paris sur le changement climatique ne mentionne pas une seule fois les mots “métaux”, “minerais” et “matières primaires” », voir Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 23. Cela fait également partie de la novlangue, qui consiste aussi à utiliser les mots dans des sens figurés qui petit à petit prendront un sens propre. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
  12. https://www.premier.be/sites/default/files/articles/Report_FULL-FR_WEB_FINAL.pdf
  13. « Lancement du pacte national pour l’investissement en Belgique », 11/09/2018, www.rtbf.be
  14. https://premier.fgov.be/sites/default/files/articles/Report_FULL-FR_WEB_FINAL.pdf
  15. « Rudy Demotte absent de la présentation du plan d’investissements : «On n’est pas là pour lustrer le travail du fédéral» », 11/09/18, La Première, www.rtbf.be.
  16. « Lancement du pacte national pour l’investissement en Belgique », 11/09/2018, www.rtbf.be.
  17. Idem.
  18. Clive Hamilton, op. cit, pp. 55–56.
  19. « Stefaan De Clerck : «Je ne vois pas pourquoi je devrais renoncer à mes indemnités parlementaires» », 28/09/13, www.lavenir.net
  20. « Dans l’entourage de Charles Michel, il se dit (sic) que ce dernier est particulièrement remonté contre le management de Proximus. Le premier ministre n’a été informé qu’en fin d’après-midi et s’estime mis devant le fait accompli », Le Soir, 09/01/2019.
  21. « Stéphane Richard mérite-t-il son salaire de 1,55 million d’euros ? », 2017, www.capital.fr.
  22. http://celinefremault.be/fr/ondes-electromagnetiques-designation-de-la-composition-du-comite-dexperts
  23. https://www.who.int/peh-emf/project/intorg/fr/
  24. https://reporterre.net/IMG/pdf/ondes-experts-declaration_d_interets.pdf
  25. « Lobby mode d’emploi ? », communiqué de presse de l’association française Robin des Toits – 09/01/2014, https://www.robindestoits.org.
  26. https://www.bbemg.ulg.ac.be/fr/index-bbemg/infos-complementaires/independance-et-integrite-scientifique.html
  27. http://tervueren-montgomery.eu/pdf/2015–12-08-Reunion-information-Forgez-votre-opinion-sur-la-ligne-150000V
  28. https://www.researchgate.net/publication/242784812_GSM_Wifi_etc_danger_pour_notre_sante
  29. Voir l’article de Paul Lannoye in Kairos, novembre-décembre 2018, « Avec la 5G, tous cobayes ? ».
  30. https://www.ieee.org/content/dam/ieee-org/ieee/web/org/about/corporate/2018-bod-bios.pdf, consultée en décembre 2018, cette page n’est désormais plus accessible sans un identifiant et un mot de passe.
  31. http://ieee-wf-5g.org/
  32. http://www.sopartec.com/fr/qu_est-ce-qu_une-entreprise-spin-off-/122/2#.XDtwis1CdVg
  33. Vous vous souvenez, entreprise dont Tanuja Randery, administratrice de Proximus, est présidente pour le Royaume-Uni et l’Irlande… nous n’avons ni la place ni le temps de développer les croisements entre tous les protagonistes de l’affaire et leurs divers liens avec les entreprises, mais il est assuré que cette recherche donnerait un tableau digne d’un empire mafieux.
  34. « Compteurs intelligents : un outil dans la transition vers une société bas carbone », 18/05/2018, www.beci.be.
  35. https://www.esat.kuleuven.be/telemic/People-of-telemic/00041938
  36. https://www.imec-int.com/en/about-us
  37. https://www.ibpt.be/public/pressrelease/fr/135/persbericht_BroadBand%20Belgie_verlenging%20gebruiksrechten_240317_FR.pdf
  38. www.ulb.ac.be/babelbox/ws/getfile.php5?filter=databox6-art-attach-699…pdf
  39. « La puce qui va ringardiser nos smartphones est conçue à Talence », 22/10/2014, https://objectifaquitaine.latribune.fr.
  40. Stephen Emmott, Ibid., p. 75.
  41. Un plan d’action pour la 5G en Europe, cf. https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2016:0588:-FIN:FR:PDF
  42. Voir http://www.kairospresse.be/article/appel-absurde-2-le-forumnucleaire
  43. « Aujourd’hui, plus personne ne nie l’apport de la technologie mobile pour le bien-être de la société et le succès de son développement en est le reflet ». , cf. le panel d’experts…
  44. Stephen Emmott, pp. 167 & 169.
  45. Guillaume Pitron, La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 17.
  46. Pour 2 degrés, c’est déjà trop tard.
  47. Guillaume Pitron, Ibidem, p. 22.
  48. Ibidem, p. 23.
  49. Ibidem, p. 26.
  50. Témoignage anonyme d’une journaliste chinoise, Ibidem, p. 42.
  51. Ibidem, p. 55.
  52. Ibidem, p. 69.
  53. Notons, et ce n’est pas rien, que lors d’une session parlementaire, Ecolo-Groen, MR, CDH, Open-VLD, NVA, PS, se disent enchantés du Pacte, sans même que la composition du comité ne les choque le moins du monde. Audition à la Chambre des représentants de Belgique, du 22 décembre 2017. http://www.lachambre.be/FLWB/PDF/54/2867/54K2867001.pdf

« BRISER LES CERCLES VICIEUX »

Robin Delobel Les discours du président Macron et du G20, prônant l’annulation massive des dettes africaines et le changement de système, sont-ils crédibles ?

Olivier De Schutter Déjà avant la crise pandémique du Covid19, la dette des pays en développement atteignait des niveaux record : pour l’ensemble des 134 pays en développement, la dette publique représentait 193% de leur PIB au total. Or, en raison de la fuite massive des capitaux que les pays en développement ont connue depuis le début de la crise, le poids de la dette de ces pays a encore augmenté, car ces dettes sont libellées dans des devises fortes (le dollar US, l’euro ou le yen), or les fuites de capitaux ont conduit à une dévaluation des monnaies nationales des pays débiteurs. Cela rend encore plus urgente l’annulation des dettes, notamment pour les pays pauvres fortement endettés qui déboursent des montants considérables pour faire face au choc. Dans ce contexte, la suspension des paiements des intérêts de la dette annoncée par le G20 demeure très insuffisante. Cela représente certes un ballon d’oxygène d’environ 25 milliards $, mais cela ne répond ni au problème des créanciers privés, notamment les fameux « fonds vautours » qui refusent de contribuer à cette solidarité, ni au problème de liquidité des pays pauvres. Ce qu’il faudrait, outre l’annulation de la dette, c’est répondre au problème de liquidité par la mise à disposition des pays en développement de droits de tirage spéciaux d’environ 1.000 milliards $, comme l’a préconisé la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement.

Vous parlez de transition vers des systèmes alimentaires durables, sans vouloir jouer avec les mots, ne devrait-on pas parler de rupture avec ce système alimentaire industriel néfaste pour les humains, les animaux et la nature ?

Le système alimentaire dit « industriel » repose à la fois sur des techniques de production formant ce qu’on appelle la « révolution verte » (irrigation, pesticides et engrais de synthèse, mécanisation et semences industrielles dites à haut rendement) et sur des grands acteurs de l’agro-alimentaire qui, à différents maillons de la chaîne (stockage et transport, transformation et distribution), peuvent réaliser des économies d’échelle et obtenir des gains d’efficience par le contrôle de la logistique. Ce système a des impacts considérables qu’il n’est plus possible d’ignorer : ce sont des conséquences environnementales (perte de biodiversité et augmentation des émissions de gaz à effet de serre), mais aussi des conséquences sur la santé publique (l’augmentation du poids des produits alimentaires transformés dans les régimes alimentaires expliquant la montée du surpoids et de l’obésité) et sur la capacité des petits producteurs à survivre dans un contexte très concurrentiel, étendu à l’échelle mondiale depuis le milieu des années 1990. Le moment est venu de suggérer des alternatives crédibles, reposant sur l’agroécologie et la souveraineté alimentaire – c’est-à-dire non pas évidemment sur le fantasme de l’autosuffisance de chaque territoire, mais sur l’idée que les choix en matière de systèmes agro-alimentaires devraient être définis par chaque pays à travers des procédures démocratiques, reposant sur l’idée d’une diversification au sein de chaque territoire – permettant à chaque territoire de produire davantage de ce qu’il consomme, et de consommer davantage de ce qu’il produit.

Nous progressons dans ce sens. Il y a 10 ans, nous étions peu à parler d’agroécologie. Aujourd’hui, les experts sont de plus en plus nombreux à se rallier à cette idée simple : il faut aller vers une agriculture plus diversifiée, faisant un faible usage d’intrants externes, et reposant sur la polyculture-élevage afin de tirer le bénéfice maximum des cycles de la nature. C’est le bon sens : l’agroécologie respecte ces cycles et mise sur la capacité de l’exploitation agricole à identifier les complémentarités entre différentes composantes des systèmes naturels. Cette forme d’agriculture peut être très productive à l’hectare. Le problème, c’est qu’elle est plus intensive en main d’œuvre (car elle est moins facilement mécanisable que les grandes monocultures) et qu’elle intéresse moins les grands acheteurs qui dominent les chaînes alimentaires car ces acheteurs préfèrent l’uniformité et des grands volumes, permettant des économies d’échelle. Il faut donc renforcer le soutien à l’agroécologie, en commençant par corriger les signaux des prix : il n’est pas normal que les services qu’elle rend ne soient pas récompensés, alors qu’on ne demande pas à l’agriculture conventionnelle de refléter dans ses prix les coûts des dégâts environnementaux et sanitaires qu’elle cause à la collectivité.

Comment assurer une transition « à petites touches » en connaissant le laminage aussi gigantesque que sciemment organisé de la petite agriculture qui nourrit encore les trois quarts des humains. La cause principale de la faim n’est-elle pas la financiarisation spéculative du système agricole industriel (accaparements de terre, vol de l’eau, déforestation, hyper mécanisation, semences brevetées, monocultures de grains et d’arbres, défertilisation et érosion des sols, transports transocéaniques, méga entreprises de production de viande et de commerce des grains, distribution hyper centralisée…) ?

Cette transformation des systèmes agro-alimentaires devra notamment bénéficier aux plus petites exploitations agricoles et à l’agriculture dite « familiale ». Celle-ci est mieux outillée pour aller vers des productions diversifiées à l’échelle de la parcelle (par cultures associées et rotations fréquentes de cultures), conformément aux principes de l’agroécologie, et pour produire des cultures vivrières répondant aux besoins nutritionnels de la population locale. Cela suppose que l’on soutienne cette forme d’agriculture, ainsi que les marchés locaux et régionaux, au lieu de placer tous nos espoirs dans l’expansion des marchés d’exportation et dans le développement des chaînes longues d’approvisionnement.

Face aux rapports de force en faveur des multinationales, des créanciers et des politiques néolibérales, quel rôle peut jouer l’ONU dans cette crise concernant l’extrême pauvreté et les pénuries alimentaires ?

L’urgence, c’est de créer de la cohérence dans la gouvernance mondiale. Depuis la Charte de La Havane de 1948, qui ambitionnait de mettre sur pied une « Organisation internationale du commerce » intégrée au système des Nations Unies et mettant le commerce au service du développement et de l’emploi, on a assisté à une sorte de fragmentation organisée de la gouvernance mondiale : commerce, environnement, santé, agriculture, emploi, droits de l’homme… Ces domaines de la coopération internationale ont été largement scindés les uns des autres, traités par des instances différentes suivant des logiques parfois antinomiques. La conséquence, c’est que la croissance économique, stimulée par le commerce et l’investissement international, a été vue comme la condition de tout le reste : il fallait croître d’abord, et ensuite réparer les dommages causés à l’environnement et répartir les fruits de la croissance par des politiques sociales redistributives. Or, on voit aujourd’hui que ce qu’il faut, c’est repenser notre modèle même de croissance, afin que le développement intègre d’emblée des exigences – environnement, santé, justice sociale – jusqu’à présent traitées comme dérivées. Il faut, d’urgence, replacer le bien-être des populations au centre de toutes nos politiques : que cet objectif, et non pas l’augmentation du PIB et la croissance de type extractiviste qui en est la conséquence, devienne notre boussole.

Donner aux États les moyens d’investir dans la mise sur pied de socles de protection sociale est à présent la priorité : 55% de la population mondiale, environ 4 milliards d’humains, n’ont aucune protection sociale quelconque, et ils sont 82% sur le continent africain, le moins avancé dans ce domaine. Or, les stratégies d’évitement de l’impôt et d’évasion fiscale des entreprises multinationales ainsi que le fardeau de la dette empêchent les pays pauvres d’investir dans la protection sociale et beaucoup de pays craignent en outre de relever les salaires car ils voient une main d’œuvre à bon marché comme un atout compétitif dans l’économie mondialisée. Voilà donc des pays dont l’avantage comparatif est que leur population demeure pauvre : cela n’est pas tenable. Dans les pays de l’OCDE eux-mêmes, la concurrence fiscale est vive, et les États craignent de s’endetter davantage en investissant dans les services publics et dans les politiques redistributives. Il faut briser ces cercles vicieux. Cela passe notamment par une coopération fiscale internationale imposant aux entreprises de payer leurs impôts là où elles réalisent leurs profits; par un soutien de la communauté internationale à la mise sur pied de mécanismes de protection sociale dans le sud ; et par la garantie d’un salaire minimum à un niveau décent pour tous les travailleurs, y compris dans le secteur informel au sein duquel travaillent plus de deux tiers des travailleurs dans les pays en développement.

Propos recueillis par Robin Delobel, mai 2020

VIVRE !

Lequel écrivait, dans ses essais, « Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre ». C’est là, semble-t-il, chose aujourd’hui bien problématique. Ce commencement de siècle, où, jusqu’il y a peu, régnaient en maître la frivolité et l’insouciance a vu se développer la négation de ce qui, pendant des siècles, avait été vu et accepté comme étant parfaitement lié à notre humaine condition : notre même inéluctable finitude. Tout ce qui advient dans le vivant est appelé à la disparition. Des insectes ne vivent que quelques jours à peine, on a vu des tortues géantes traverser les siècles. Quant à nous, si, en moyenne, nous mourons aujourd’hui aux environs de nos quatre-vingts ans, le Seigneur de Montaigne se trouvait vieux dans sa cinquantaine alors qu’autour de lui, dans les campagnes et dans Bordeaux, les gens, pour la plupart, ne passaient pas la quarantaine ; quand ils avaient de la chance. Maintenant, l’arrivée inopinée de ce désormais célèbre virus – on en a eu d’autres, par le passé, qui n’ont pas eu droit à autant de sollicitude – a vu revenir la grande question qu’on avait occultée et la panique s’est emparée des multitudes partout sur la planète. Quoi ? Nous allons mourir ? Mais ce n’est pas possible ! Que nous arrive-t-il, Seigneur ? La mort !

Et pourtant. Nous avons toutes et tous perdu des grands-parents, des parents, des frères et des sœurs, des enfants, parfois ; et des amis, qui s’en sont allés terrassés par un cœur défaillant, un cancer – du poumon, du foie, de l’estomac, de la peau, du cerveau l’accident d’automobile, la chute de cheval, que sais-je ; il y a tant et tant de façons de mourir. Et celle-ci, pour inattendue et originale qu’elle soit, fait seulement partie de toutes les autres façons. Et, n’oublions pas les centaines de milliers de nos semblables, hommes, femmes et enfants, lointains, si lointains qu’on en oublie leur existence, qui meurent de faim, de misère et d’abandon. Mourir est une habitude dont nous ne sommes pas près de changer. Que l’on en finisse avec la cigarette ou non, que l’on change de régime alimentaire ou que l’on quitte tel pays pour un autre ; partout, toujours et à jamais, la mort est notre indéfectible et fidèle compagne. Mais toujours, elle est lointaine à l’esprit qui a d’autres choses à faire. Lointaine des occupations de tous les jours, de nos amours, de nos amitiés, de nos enfants, de nos soucis d’argent et autres problèmes mesquins ou importants qu’il nous faut affronter gaillardement, en riant, en chantant ; ou en pleurant. Cependant, l’ami Montaigne nous dit encore et nous prévient : « Rien n’imprime si vivement quelque chose à notre souvenance que le désir de l’oublier ». Et donc, quoi que nous fassions de cette compagne pour nous distraire de sa réalité, qui est là depuis les tout premiers moments de notre conception, rien n’y fait ; jamais elle ne nous abandonnera. Y penser, oui, parfois, par instant, en souriant même, peut-être, pourquoi pas ; mais ne pas penser qu’à elle, ne pas faire en sorte qu’elle ne nuise et n’encombre par trop la vie que nous avons, de toute façon, à mener. Jusqu’à son terme.

Et donc, envers et contre tout, oui ! Vivre ! Revenons-en à Montaigne, « Si la vie n’est que passage, sur ce passage au moins semons des fleurs ». Fleurs, mots, gestes, pensées, rêves de toutes sortes. Nos vies ne peuvent ni ne doivent être seulement ce que d’autres auront voulu qu’elles soient ; travail, famille, patrie et autres injonctions devant lesquels nous nous sommes inclinés depuis trop longtemps. La vie se doit d’être un jeu, une fête, un plaisir, du partage, des échanges, des sourires, du temps long et de la paresse passée à regarder les feuilles des arbres de la forêt danser sous le vent. La vie se doit d’être joyeuse, aimante, amoureuse, même ! Oui, parfaitement ! Amoureuse d’elle-même, se choyant et s’entourant de caresses, de mots tendres, de baisers.

On a vu, sur les réseaux sociaux – ils le sont devenus réellement, pratiquement, ces dernières semaines et c’est une excellente chose – des appels, des textes, des interpellations et des échanges de toutes sortes, par milliers, venant de partout, qui en appelaient à penser à l’après ; à ce qu’il serait beau et bon d’imaginer pour faire en sorte que germent partout des fleurs nouvelles, originales, jamais vues. Dans le même temps, et dans un beau désordre, nombreux furent celles et ceux qui s’adonnèrent à des jeux, des calembours ; là l’humour et la déraison s’en sont donné à cœur joie ; fustigeant tel ou tel responsable quand ce n’était pas la classe politique tout entière qui était la cible des sarcasmes et des caricatures. S’est manifestée, aussi, une colère largement répandue à l’endroit de décisions hasardeuses, de manquement à la parole donnée de la part de décideurs empêtrés dans leurs contradictions quand ce n’était pas leurs mensonges ; une dernière fois, revenons-en à Montaigne qui dit à ces gens « Je me fais plus d’injures en mentant que je n’en fais à celui à qui je mens » et qu’ils en prennent note, car, quand le péril se sera éloigné, la colère qui s’est exprimée dans le monde du virtuel pourrait prendre d’autres formes. La patience des gens a de ces limites qu’il vaut mieux prendre en compte au risque de voir naître partout une exaspération qu’aucune force de coercition ne pourra peut-être contenir.

Jean-Pierre L. Collignon

DETTE ET CRISE SANITAIRE

Mars 2020 éclatement de la crise, quelle crise ? La crise sociale, écologique, économique, de civilisation… qui était déjà bien perceptible ? Ou plutôt la crise sanitaire suite à la pandémie mondiale du coronavirus ? À ces nombreuses crises que l’on ne sait plus comment nommer, comment définir, s’ajoute donc une mise entre parenthèses de l’économie suite à la pandémie du coronavirus, qui engendre une crise économique et une crise de la dette qui couvaient depuis des années.

Dans les débats publics, sur les réseaux dits sociaux, les discussions se multiplient à propos de « l’après-crise ». La plupart des discours laissent imaginer une crise en forme de parenthèse, lors de laquelle on a pu réfléchir à l’après-confinement, se prendre aux mots de Macron qui en appelait à un changement d’imaginaire. Quelques penseurs (le masculin est utilisé expressément) auraient concocté un plan pour un monde meilleur, une transition appliquée à toutes les sauces. Pourtant, comme l’explique Romaric Godin, journaliste à Médiapart, la situation économique et financière depuis la crise mondiale de la décennie précédente était loin d’être améliorée.

« La crise actuelle pourrait bien être plus coriace que prévu. Elle est plus violente que celle de 2008 et, à la différence de cette dernière, l’économie chinoise qui avait supporté l’essentiel de la reprise par des plans de relance très agressifs et écologiquement désastreux (passant par des surproductions de ciment ou d’acier, par exemple) ne semble plus en mesure de jouer ce même rôle. La financiarisation continue par ailleurs à réduire l’impact des politiques sur l’économie réelle en captant une grande partie des bénéfices issus de cette dernière. »(1)

APPELS À L’ANNULATION DES DETTES

Parmi les nombreux éléments imbriqués dans l’économie mondiale, la dette joue un rôle primordial. La forte réduction de l’activité économique pendant plusieurs mois causée par la crise sanitaire du coronavirus a fait réapparaître la question douloureuse de la dette dans les débats publics. Cependant, bien que reposant sur un système très complexe, les décisions quant aux dettes et aux remboursements sont avant tout politiques. Des centaines de collectifs, voire même d’élus, ont appelé ces dernières semaines à l’annulation totale et inconditionnelle des dettes de pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique. En Europe, des débats portant sur la mutualisation des dettes et des médias financiers assurent que les dettes ne posent pas de problème car les taux d’intérêt sont bas (politiques encouragées par les banques centrales européennes et étasunienne).

Le 13 mai, une initiative portée par Bernie Sanders et soutenue par 300 parlementaires du monde entier adressait une lettre au FMI et à la Banque mondiale pour demander une remise totale de la dette des pays de l’Association internationale de développement (AID) par toutes les grandes institutions financières internationales (IFI). Les Nations unies prévoient que la crise du coronavirus pourrait accroître la pauvreté mondiale d’un demi-milliard de personnes, soit 8% de la population mondiale. Le Programme alimentaire mondial (PAM) estime que le nombre de personnes au bord de la famine à cause de la crise économique mondiale pourrait doubler, passant de 135 millions à 265 millions, en raison de la pandémie. 64 pays paient actuellement davantage pour le service de la dette que pour les soins de santé.

MACRON ET SES INTÉRÊTS AFRICAINS

Le président Emmanuel Macron, après avoir enfilé ses habits de chef de guerre lors de son premier discours de crise, changeait de costume lors d’une autre allocution présidentielle pour annoncer une annulation massive des dettes de l’Afrique. Une annonce qui a fait grand bruit, répétée à longueur de journées dans les médias internationaux.

Le 13 avril, Macron annonçait vouloir « annuler massivement la dette » des pays africains. Pourtant, les pays du G20, dont la France, ont tout juste suspendu quelques remboursements. Alors que 200 organisations du monde entier demandent de véritables annulations des dettes pour permettre aux pays du Sud de faire face à la crise, dans le communiqué final des ministres des finances du G20 et des gouverneurs des Banques centrales du 15 avril, il n’y a aucune trace d’une « annulation massive des dettes africaines » proclamée peu de temps avant par le président français. La suspension décidée n’est que partielle et très provisoire. Partielle parce qu’elle ne porte que sur 12,8 milliards € sur un total de 30 milliards € environ des remboursements attendus en 2020. Provisoire parce que cette suspension ne porte que sur les remboursements prévus cette année. Et ceux-ci ne sont pas annulés mais seulement suspendus : ils devront être payés en 2022, échelonnés sur 3 ans et des intérêts plus élevés pourront être demandés.

L’annonce grandiloquente ne consiste donc nullement en une annulation. Elle risque de s’accompagner d’une aggravation du poids de la dette à moyen terme. Par leurs refus d’annuler purement et simplement tout ou partie de la dette des pays pauvres, les institutions financières internationales et les pays riches sont en train de leur concocter un avenir de dettes et de plans d’ajustements structurels aggravés.

POMPIERS PYROMANES

Entre 2010 et 2018, l’endettement public moyen du continent africain est passé de 35% du PIB à 60%. Au point que le nombre d’États en situation de « surendettement » ou risquant fortement de l’être selon le FMI, s’élève désormais à 33, soit deux fois plus qu’en 2018. C’est notamment le cas du Soudan, de la République Démocratique du Congo ou du Cameroun.

Une hausse de l’endettement en grande partie alimentée par la hausse du prix des matières premières et par les offres de prêts de la Chine qui ont entraîné de très nombreux pays du Sud global à s’endetter massivement au cours de la dernière décennie.

Le FMI agit en pompier alors qu’il a alimenté depuis des décennies les braises de l’affaiblissement de tant de pays du Sud à travers les privatisations, dérégulations et primarisation de leur économie (pour obtenir des devises en vue de rembourser des dettes odieuses et coloniales). Il estimait à la mi-mars « qu’étant donné sa nature sanitaire, la crise actuelle devrait être «plus courte» que celle de 2009 ». Ce FMI qui s’alarmait aussi depuis plusieurs années de l’augmentation des dettes et de l’imminence d’une crise financière se montre à présent rassurant, afin de préserver et faire durer ce système bancal. Quand l’institution prétend qu’il est urgent « de protéger les économies les plus faibles qui dépendent de la croissance mondiale »(2), ce ne sera malheureusement pas une protection qui passerait par une annulation des dettes illégitimes et une sauvegarde des économies locales.

Alors que les appels à l’annulation de dettes se multiplient, la confusion règne dans une grande majorité de médias qui brandissent les annulations comme une menace et dans le même temps évoquent les restructurations de dettes comme étant des annulations. Les restructurations servent pourtant la plupart du temps à préserver les intérêts des créanciers. Une démarche de rupture et de suspension unilatérale avec les créanciers permettrait par contre de l’emporter dans le rapport de force.

Robin Delobel

LA 5G ? LE « MAÎTRE ACHAT »

En mars 2020, Test-Achats, organisme qui publie une revue dans laquelle est évaluée la qualité de différents produits de consommation – sans jamais remettre en question cette dernière –, publiait un article sur la 5G intitulé « Dangereuse, la 5G ? »(1). L’interrogation était trompeuse : véritable plaidoyer pour cette technologie, niant les nombreuses études scientifiques alertant sur sa nocivité et les multiples appels demandant un moratoire, Test-Achats réduisit ces doutes à des « rumeurs [qui] ont le chic pour susciter injustement de l’inquiétude ». Les réactions ne se firent pas attendre.

Comme revue dont le fonds de commerce repose largement sur la publication de testings sur des objets high-tech, Test-Achats était mal placé pour émettre un avis impartial. Mais de là à écrire un texte-propagande pour la 5G, qui sera repris par des quotidiens pour appuyer leur position(2) ou dans les réponses de certains ministres à des citoyens inquiets(3), il y a un pas.

Sous son premier titre « Voici pourquoi il n’y a pas d’inquiétude à se faire », Test-Achats avance qu’ « après examen de toutes les recherches scientifiques internationales », il n’y a rien à craindre, développant en quatre points leur argumentation(4), concluant par un paragraphe titré « Toujours pas rassuré(e) ? ». Ainsi, Test-Achats reconnaît tacitement son parti-pris, car des études qui mettent en évidence les dangers de la 5G, il y en a eu, tout comme le risque majeur pour la biodiversité(5) qu’elle représente. Exit aussi l’Appel international contre la 5G. Test-Achats aurait-il quelques intérêts à ne pas dire la vérité. Certains lecteurs l’ont pensé.

Lettre d’un lecteur à Test-Achats

« Nous envisageons de nous désabonner suite à l’article «5G» du Test-santé 156, d’une légèreté inouïe et pour le moins suspect. Avez-vous creusé dans le détail les possibles liens directs, indirects, du passé et du présent, avec le monde des opérateurs, de Mme Dillen et, surtout, de Guy Vandenbosch, auquel elle se réfère avec une surprenante prudence, ainsi que de la KU Leuven en général (lobbying, partenariats privé/public, e.a.)? »

Leur réponse : langue de bois et bla bla bla

Cher abonné, nous prenons bonne note de votre réaction et la comprenons certainement. Veuillez trouver ci-dessous la réponse de nos services de test santé suite aux réactions, publications, opinions suscitées par notre article sur la 5G : « Dans certains dossiers emblématiques et souvent particulièrement complexes, touchant notamment à la santé publique, il est normal qu’il y ait débat. Notre association plonge d’ailleurs depuis 60 ans ses racines dans le débat et la contradiction démocratiques, mais toujours sur base scientifique (particulièrement en matière de santé et d’alimentation mais aussi de sécurité domestique ou de durabilité…). Nous comprenons, jusque dans une certaine mesure, que des opinions divergentes s’expriment et nous reconnaissons ne pas posséder la science infuse en la matière, pas plus que nos détracteurs ne la possèdent. Une position dans une matière aussi délicate n’est pas figée, mais, obéissant à nos principes d’indépendance et d’expertise, il faut aussi éviter de répéter ce que certains voudraient entendre. Il faut la faire évoluer avec cohérence. Bien sûr, la crise sanitaire de cette année 2020 rend les choses encore plus compliquées et l’attitude de l’un ou l’autre opérateur voulant forcer le barrage irrite encore un peu plus dans une partie de l’opinion publique. Nous le comprenons aussi. Contrairement à ce qui est prétendu à partir d’impressions et de faux-semblants, nous n’avons pas choisi le camp de la technologie ou des lobbys puissants que nous affrontons nous-mêmes sur d’autres terrains depuis de nombreuses années. Notre camp est celui de la protection des consommateurs et de leur santé. Contrairement à certains propos, nous nous basons sur des études réalisées au niveau international notamment par les autorités de santé qui ont analysé à charge et à décharge plusieurs milliers de pages de littérature et d’études scientifiques, en évitant le cherry picking (utiliser uniquement les arguments qui soutiennent votre objectif), ce qui est plutôt le fait de nos détracteurs. Nous avons également consulté des experts externes. À noter que cette même démarche est partagée par bon nombre d’organisations de consommateurs dans toute l’Europe. Dans une optique fort manichéenne, ces détracteurs ont pour cible ceux qui ne pensent pas comme eux. Si vous n’êtes pas de notre avis, vous êtes forcément contre nous… L’ennemi étant identifié, leur propre cause est passée sous silence, faisant oublier les fondamentaux : un objectif de santé publique, le rôle des pouvoirs publics dans la fixation des normes, les obligations des opérateurs en termes de transparence et de qualité, la nécessité de faire avancer le débat démocratique,

… Et pourtant, nous ne demandons rien d’autre que la garantie de ces fondamentaux. Alors quel combat pour quelle cause avec quelles armes ? Et l’ennemi sera démasqué. Vous pouvez également consulter notre site web à l’adresse www.testachats.be, où vous trouverez beaucoup d’autres informations. Restant à votre disposition, nous vous prions de croire, à l’assurance de nos sentiments distingués

Pas convaincu, le lecteur renvoie :

Je suis étonné de n’avoir aucune réponse à la question précise que j’avais posée le 4/5/20. Je n’obtiens qu’une réponse-type de nature générale, plutôt convenue et passe-partout, sur la problématique partisans/détracteurs …; décevant. Quelques considérations de ma part:

  • certains de vos détracteurs pratiquent peut-être le cherry picking, mais il s’est clairement avéré, grâce notamment à des lanceurs d’alertes et journalistes à la conscience professionnelle aiguë, que les industries responsables depuis de nombreuses années de terribles dégâts sanitaires et environnementaux et de millions de décès à l’échelle mondiale (tabac, amiante, automobile, chimie, agro-alimentaire industriel de la malbouffe, …) ont fait, font et feront encore longtemps et sans scrupules, plus fort : faire fi du principe de précaution, pratiquer le lobbying massif, instrumentaliser, manipuler, conditionner par les bombardements publicitaires (y compris dans les médias de service public) , stipendier (y compris certains experts, décideurs politiques, …), voire carrément mentir (dieselgate, e.a.); alors, qu’est-ce qui est le mieux : le possible cherry picking avec comme objectifs essentiels l’application du principe de précaution sanitaire et, donc, la protection de la santé, ou les stratégies comme celles-là dans le but principal de créer et d’accumuler le maximum de profits ? Doit-on vraiment croire que les opérateurs partisans acharnés et intéressés de la 5G seraient les seuls à agir de manière vraiment soucieuse de la santé des citoyens ? Ni les universités (sous-financées par les pouvoirs publics, e.a. en matière de recherche, et de plus en plus infiltrées par les opérateurs commerciaux et donc dépendantes de ceux-ci pour leur fonctionnement ) ni des associations comme la vôtre ne sont à l’abri desdits agissements…
  • quant aux fondamentaux démocratiques dont vous parlez – à respecter par vos détracteurs et les industries/opérateurs et commerciaux de toutes natures … – : c’est précisément dans de nombreux régimes officiellement démocratiques, se basant sur ces fondamentaux, que les dégâts dont je parle ci-avant sont depuis bien longtemps causés – alors que certains freins légaux en principe efficaces existent –… , du fait notamment du non-respect de principes démocratiques élémentaires  et  des  règles/normes  légales par les responsables de ces dégâts; et, trop souvent, aucune véritable sanction n’est prise. C’est au cœur de notre démocratie belge qu’un opérateur Télécom peut tranquillement décider de déjà introduire la 5G dans plusieurs communes, au nez et à la barbe des décideurs politiques, alors que les citoyens y sont massivement opposés (87%, sauf erreur de ma part). Une réaction forte et/ou une sanction sera-t-elle prise à l’encontre de cet opérateur ? J’en doute …
  • en Belgique, mais aussi dans nombre d’autres pays démocratiques, la confiance des citoyens dans le monde politique est au plus bas (20% seulement a confiance!) et leur confiance dans les médias traditionnels et les journalistes est en forte baisse. Cela mérite une réflexion en profondeur, e.a. quant aux raisons: une trop grande impuissance/allégeance vis-à-vis des agissements du «monde des affaires» (e.a.), y serait-elle notamment pour quelque chose?

Cordialement. Patrick Buyle

Il n’a obtenu aucune réponse…

AP

Notes et références
  1. https://www.test-achats.be/hightech/telecom/dossier/5g-dangers
  2. Notamment, « 5G : le “vrai du faux” ou comment sortir de la guerre de tranchées », La Libre, jeudi 30 avril.
  3. « À ce sujet, comme il n’est pas toujours facile de distinguer le vrai du faux, nous vous invitons à consulter le dossier de Test-Achats, qui a répertorié quelques fake news circulant pour le moment sur internet : https://www.test-achats.be/ ». Réponse du ministre Alain Maron à un courrier, avril 2020.
  4. En résumé : aucune preuve scientifique ; les avancées technologiques réduisent l’intensité des ondes ; nous collons moins souvent notre smartphone contre notre visage ; les normes sont très sévères en Belgique.
  5. « La 5G, un enterrement de première classe pour la biodiversité », http://grappe-belgique.be/spip.php?article3219

LE CONFINEMENT ET LA DÉCROISSANCE

Dans La peste, Albert Camus fait parler un prêtre, le père Paneloux. Celui-ci évoque la peste comme une « rédemption » , autrement dit une punition de Dieu, mais aussi une occasion d’être meilleur ; puis à la fin de son prêche, il fustige un chroniqueur marseillais parce qu’il pensait que la peste ayant frappé Marseille en 1720, tuant plus de la moitié de la population, c’était l’enfer, et uniquement cela. En fait, l’opposition n’est qu’apparente. Dans les deux cas, nous nous trouvons face à la même vision chrétienne, d’un côté l’occasion d’une rédemption, de l’autre l’enfer, il ne manque que le paradis. Mais pour nous les décroissants, cet épisode du confinement, s’agissait-il de rédemption, comme dans l’Apocalypse selon Saint-Jean, ou bien de l’enfer, ou mieux du Paradis, comme si nous avions presque atteint nos objectifs ? A‑t-il apporté quelque chose de nouveau ?

Le confinement, ce fut premièrement une grande mobilisation sanitaire, mais ce n’est pas nouveau. Après l’accident de Tchernobyl, l’État soviétique avait réussi à mobiliser beaucoup de gens : « 120.000 personnes ont été évacuées de la zone interdite, 600.000 « nettoyeurs » et personnels médicaux ont été dépêchés pour alimenter les secours d’urgence. Le premier mois, 40.000 conscrits de l’Armée rouge ont été appelés. En Ukraine, les docteurs ont examiné 70.000 enfants, et plus de 100.000 adultes durant l’été ayant suivi l’accident. Durant les quelques années qui suivront, ils accompliront plus de 500.000 examens médicaux. Ce traitement sanitaire de masse était sans doute l’un des plus importants jamais réalisés, avant qu’il ne soit largement dépassé, aussi bien en taille qu’en intensité coercitive, par celui mis en place à partir de la fin janvier 2020, face à la pandémie de Covid-19(1). » Il y a toujours eu des épidémies au long de l’histoire : la lèpre, le choléra, la peste, notamment. Cette dernière, en particulier, revenait régulièrement tous les 10 ou 15 ans en Europe. La cessation de son « éternel retour » après celle de Marseille en 1720–1722 correspond à l’émergence de l’idéologie du Progrès et de la médecine moderne. Finalement, le mourant va laisser place au malade – celui que l’on peut guérir , l’Église, à l’hôpital et à l’État. Aujourd’hui, avec le confinement concernant 3 milliards de personnes (une première dans le monde ! ), une nouvelle étape vient d’être franchie : l’épidémie redevient un acteur historique, elle nous rappelle que nous sommes entrés dans « l’ère des risques » et qu’a pris fin « l’ère du Progrès ». Avant l’émergence de la société industrielle, il y a toujours eu des risques, mais ils étaient dus à la concentration des hommes dans un même endroit ou à des causes naturelles. Avec la culture industrielle se sont rajoutés ceux liés à la production des biens. L’économie politique a pu empêcher une prise de conscience des conséquences des pollutions, notamment sur la précarité de la survie de l’humanité, et pas uniquement de celle d’individus. Au-delà d’un débat somme toute secondaire sur un virus qui se serait échappé d’un laboratoire ou d’un marché de

Wuhan, nous savons que, depuis au moins le début du XXIe siècle se multiplient les épidémies dont l’origine sont des zoonoses. Autrement dit, la croissance de la masse des êtres humains augmentée de celle des animaux domestiques se fait de plus en plus au détriment du sauvage, obligeant certains animaux à sortir de la forêt ; il en résulte une proximité et la propagation de virus qui seraient restés dans le monde sauvage si on ne les en avait pas fait sortir. Dès 2003 arriva la première alerte épidémique, la grippe aviaire H5N1 ou SRAS. Le gouvernement français avait réagi en lançant la création de l’EPRUS(2), un organisme créé spécialement pour gérer les urgences sanitaires en stockant des médicaments et des masques, puis en organisant une « réserve sanitaire » de volontaires prêts à intervenir. Il eut été intéressant de voir si ces mesures administratives auraient été suffisantes pour lutter contre le Covid-19, mais malheureusement l’EPRUS a été dissout au nom d’une gestion libérale de la santé et des risques, c’est-à-dire en faisant fi du principe de précaution. Outre le fait que dans une société libérale telle que la nôtre, pour un économiste un stock est avant tout un coût, il est généralement dénié que la société industrielle crée en même temps des biens et de plus en plus de risques…

Cette pandémie fut néanmoins l’occasion pour beaucoup de ressentir à nouveau la présence de la mort, qui fut sans cesse repoussée depuis la Révolution industrielle, d’abord à la périphérie des villes en y déménageant les cimetières, puis dans les hôpitaux. Pourtant la mort n’est plus la conséquence inéluctable des épidémies, et pour certains, dont les transhumanistes, elle serait devenue quasiment une « maladie » dont on pourrait un jour guérir. En tout cas, les hôpitaux ont joué le premier rôle dans cette crise(3). Dans un sens, ce fut à la fois le rappel de l’existence de la mort et du triomphe de son traitement sanitaire. Le problème, c’est que, justement, tout a été fait pour ne pas parler de la finitude de tout, de la perte irréversible de matière dans la production moderne, et surtout de la destruction de l’humanité et de la vie. En quelque sorte, seul l’homme-individu peut mourir, mais l’humanité, la vie ne risquent toujours rien. C’est une certitude qu’aucune autorité n’a essayé d’ébranler. Et pourtant, les partisans de la décroissance ne cessent de mettre en garde contre une possible disparition de l’humanité et de toute vie à cause du productivisme. Le confinement a certainement mis un arrêt – même temporaire – à cette accélération de tout et à la mobilité caractéristique de cette civilisation consumériste dans laquelle nous vivons. En apparence il pourrait s’agir de décroissance : ralentissement, réduction importante des émissions de gaz à effet de serre, de la consommation de pétrole et même d’électricité. Le confinement fut un isolement, certes, mais vécu, au début sans doute, comme un « repos » pour beaucoup de travailleurs stressés. Pourtant, il ne s’agit que de décroissance en demi-teinte, de fausse décroissance, voire de « décroissance capitaliste » comme il existe une « relocalisation capitaliste ».

Devant l’inéluctable récession à venir, le gouvernement français a débloqué des aides s’élevant à plusieurs milliards d’euros, en particulier pour les grandes entreprises cotées au CAC 40, mais ces aides ne sont pas assorties de conditions écologiques. Il a aussi été beaucoup question de « relocalisation », mais dans la version capitaliste, pas dans la nôtre. On ne peut qu’être sceptique quant au type de relocalisation envisagée, c’est-à-dire faite pour réduire les coûts suite à la mise en œuvre de robots moins chers qu’un Indien, par exemple, ou bien pour des raisons de qualité de service. Le pire, c’est lorsqu’on l’évoque pour les médicaments, alors qu’on en avait délocalisé la production en Inde ou en Chine justement parce qu’on voulait éviter de payer les coûts nécessités par la gestion des pollutions, comme dans le cas des antalgiques. Est-ce à dire qu’on s’apprête en haut lieu à éliminer cet obstacle pour relocaliser ?

Pour nous, décroissants, la relocalisation est à la fois le moyen et la fin de la décroissance. Mais étant confinés chez nous, comment pourrions-nous avoir les moyens de l’initier ? De plus, il ne s’agit pas de relocalisation capitaliste, mais d’une relocalisation ouverte et démocratique et mise en œuvre au niveau de biorégions. Son objectif ne serait plus de produire de la valeur, mais de satisfaire des besoins dans un cadre respectueux de la société et de la biosphère, la biorégion. Cette relocalisation ne vise pas à faire revenir des productions sans se poser la question de ce qui est produit et sur la façon de le faire. Aujourd’hui, les moyens techniques et scientifiques sont dirigés vers l’augmentation de la productivité, pas vers la diminution des risques. Autrement dit, on ne se pose la question des risques qu’une fois les produits diffusés dans la société, au lieu de se la poser dès le départ au moment de la production. Dans ce cadre biorégional serait favorisée la coopération entre les unités de production afin d’éviter concurrence, doublons, gaspillage de ressources rares et déchets. Elle s’accompagnerait certainement de rationnement. Mais aujourd’hui ce type de relocalisation(4) est peu évoqué, cela étant une indication supplémentaire que l’on n’a pas (encore ?) tiré de leçons de cette pandémie.

Jean-Luc Pasquinet

Notes et références
  1. Extrait d’une analyse du livre de Kate Brown, Manual for Survival: A Chernobyl Guide to the Future, par Thierry Ribaut. https://lundi.am/chernobyl
  2. Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires.
  3. Avec les mouroirs modernes appelés EHPAD, mais à la différence de la grippe espagnole de 1914–1918, cette épidémie aurait frappé plus les vieilles personnes que les jeunes.
  4. Voir Relocaliser de Jean-Luc Pasquinet, avec une préface de Serge Latouche (Libre et solidaire, 2016). Nous y lancions une réflexion sur la relocalisation ouverte, antiproductiviste et démocratique.

ÉCOLE NUMÉRIQUE : LE COVID-19 N’Y CHANGE (PRESQUE) RIEN

« Nous devrions également accélérer la tendance à l’apprentissage à distance, qui est testé aujourd’hui comme jamais auparavant. »(1)

Éric Schmidt, PDG de Google, dans le Wall Street Journal

Depuis le début de cette « crise », j’ai entendu de nombreuses personnes dans mon entourage affirmer que « les choses allaient enfin changer » et que « le coronavirus rebattait toutes les cartes », entendant par-là que tout un chacun, d’un bord à l’autre du spectre politique, devait suspendre son jugement et ses tentatives d’explications, faire preuve de modestie, s’interdire les « Je l’avais bien dit ! » et s’en remettre à l’avis des experts, comme si ce fichu virus avait aussi le pouvoir d’invalider la réflexion politique. Dans Le Soir (28 avril 2020), Jean-François Kahn renvoyait tout le monde dos à dos, faisant pleuvoir sur les têtes écologistes, décroissantes, libérales, socialistes, marxistes et souverainistes des nuées de mauvais points lâchés de son hélicoptère critique. Il s’agit maintenant de reconnaître que tout le monde a tort, assénait-il comme un Socrate postmoderne. Non, Monsieur Kahn, c’est le contraire. Hormis l’une ou l’autre exception, chacun détient dans son analyse une parcelle de vérité. Et le coronavirus ne change pas grand-chose à tout ce qu’il faudrait (aurait fallu) entreprendre depuis longtemps pour essayer d’atteindre une société déjà moins indécente.

ÉCRANS, ENCORE ET TOUJOURS

Ainsi de la lutte contre l’addiction aux écrans. Celle-ci avait des conséquences funestes avant l’apparition de l’épidémie (notamment chez les jeunes), elle en a eu pendant et en aura après(2). Ce qui change, c’est que l’école numérique et l’environnement numérique de travail (ENT) se voient auréolés d’une nouvelle légitimité dans les médias, le monde politique, chez les électeurs-consommateurs et, semble-t-il, chez une part assez importante des enseignants (hélas !). Sont apparus les cours en direct (live) sur les plateformes numériques, apparemment appréciés par les élèves : « J’ai eu cours aujourd’hui [Ndlr : le 25 mai] à l’école avec les deuxièmes années, et la situation est tellement peu agréable que j’ai peur que certains élèves ne préfèrent rester chez eux et suivre les cours live par Internet(3) » explique Sarah(4), une jeune enseignante dans le secondaire général à Bruxelles. « La technologie nous a dépannés dans cette situation, en effet. Toutefois, j’espère qu’elle ne va pas devenir un besoin à l’avenir. J’espère retourner à l’enseignement classique dès septembre, même si je crois que certaines pratiques vont définitivement changer malgré nous », ajoute-t-elle. Du côté de la presse, des journalistes aux ordres appellent déjà à grand fracas à la « réduction de la fracture numérique » et à la « réinvention de l’école » au travers d’un « environnement numérique performant », notamment pour augmenter l’efficacité des classes inversées(5). Des associations de citoyens, en parfaites idiotes utiles de la « silicolonisation du monde »(6), se démènent pour fournir un ordinateur usagé aux élèves défavorisés qui en sont privés. « En la matière, il y a plus qu’un défi, une obligation de réussite », commande Éric Burgraff dans l’éditorial du Soir (19 mai 2020). Que seraient devenus les pauvres élèves confinés sans cet outil merveilleux, Internet ? Largués dans la grande course capitaliste à l’innovation, devenus potentiellement inemployables, incapables de constituer l’armée de réserve qui relèvera l’économie chancelante de la Belgique après la pandémie… Heureusement, les cours en ligne étaient là ! Pendant le confinement, certains professeurs zélés – que l’on suppose adoubés par leur direction – ne se sont pas gênés d’en user et abuser, rivant à distance leurs élèves aux écrans pour la bonne cause, ne se souciant aucunement des retombées de leurs exigences pédagogiques au sein des familles, à commencer par le sous-équipement informatique de certains ménages(7), mais aussi l’organisation compliquée entre les repas, les loisirs, les petites sorties pour se dérouiller les jambes, les courses, le télétravail… et l’école en ligne. Comme si l’ambiance n’était pas suffisamment anxiogène, ils en ont remis une couche(8) ! Quant aux bénéfices proprement pédagogiques, ils sont loin d’être avérés(9). Le numérique éducatif ne favorise pas l’autonomie. Ses défenseurs confondent souvent l’apprentissage avec l’entraînement intensif (drill) ou la motivation pour l’outil… quand elle existe. Car les élèves ne sont pas spontanément demandeurs de gadgets technologiques, au départ ce sont les dirigeants des communautés éducatives qui les leur imposent. Et puisque l’époque est à se préoccuper avant tout de la santé, rappelons que l’abus d’écran entraîne chez les jeunes perturbations du sommeil, déficit d’attention, myopie, troubles musculo-squelettiques, surpoids et cyberdépendance… toutes choses à ajouter au risque viral !

ÉCOLE ET NOUVEAU BIOPOUVOIR NUMÉRIQUE

Le Covid-19 ne change fondamentalement rien au lourd dossier de la numérisation de l’enseignement, qui était déjà une réalité vécue par les enseignants et les apprenants depuis quelques temps(10). Mais aujourd’hui, pour les opportunistes libéraux technolâtres, c’est le Kairos ! Le ministre Pierre-Yves Jeholet, dans la droite ligne de son très technocratique parti le MR, proclame qu’il faut développer l’école numérique « avec une vision ambitieuse et pragmatique » (Le Soir, 25 mai 2020). Côté société civile, l’association Educit est aux avant-postes (voir le storytelling élogieux que lui consacre Jean-François Munster dans le même numéro du Soir). De l’autre côté de l’Atlantique, cette « stratégie du choc » (cf. Naomi Klein) se met en place à New York sous la forme d’un « Screen New Deal », pour les plus grands intérêts des GAFAM. Si heureusement une fraction des parents voit le piège dans lequel eux et leurs rejetons sont tombés(11), l’autre, au comble de l’aliénation, applaudit les enseignants (ir)responsables et en redemande. Que des enfants n’obtiennent pas cette année leur CEB ou leur CE1D, est-ce que cela va changer la face du monde (contaminé) ? Est-ce que cela bouleversera ou empêchera même quoi que ce soit dans leur développement cognitif à long terme ? À moins que l’objectif soit de maintenir la pression sur eux, indûment bénéficiaires d’un « congé » supplémentaire malvenu. Par contre, deux choses se renforcent. D’abord les inégalités scolaires, déjà criantes avant l’épidémie : matériel informatique manquant ou obsolète dans les ménages défavorisés versus leçons particulières dans les familles aisées ; ensuite, les possibilités de fliquer les professeurs, puisque leurs cours et exercices sont maintenant en ligne et consultables par tout un chacun, y compris les conseils des parents procéduriers qui détecteront tous les vices de forme et dérogations à la lettre des programmes, et ainsi parviendront plus facilement à avoir la peau de certains enseignants non conformes, par exemple ceux qui refusent l’injonction au numérique et risquent ainsi une mise au pilori professionnelle pour raison de désobéissance, incapacité de s’adapter, irresponsabilité, trop grande originalité ou voix politique discordante au sein de l’établissement. « Virale » depuis des années, la propagande anti-prof pourrait cesser si les enseignants se convertissent rapidement et massivement au numérique. Cela n’empêchera pas le pouvoir néolibéral de poursuivre son objectif inavoué de dégraisser leurs effectifs à terme et de rebaptiser les heureux (?) rescapés en « personnes-ressources en e‑learning ». Adieu au statut d’enseignant ! Pourtant, rappelons-le, sans les enseignants rien n’aurait jamais eu lieu : pas de cours, pas d’utilité pour les fonctions d’inspecteurs, de directeurs et de préfets, pour les pouvoirs organisateurs, les associations de parents, l’administration et même le ministère. Nous, professeurs, sommes l’alpha et l’oméga de l’École, il suffirait que nous en (re)prenions conscience(12) pour que les choses se mettent vraiment à changer dans un sens salvateur. Pas celui d’être le propre fossoyeur de son métier en obéissant aux sommations à se numériser ou même en l’acceptant de bonne grâce. Volontaire ou non, sus à la servitude !

Bernard Legros

Notes et références
  1. https://www.theguardian.com/news/2020/may/13/naomi-klein-how-big-tech-plans-to-profit-from-coronavirus-pandemic.
  2. Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Seuil, 2019 et Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique, L’Échappée, 2019.
  3. Conversation privée.
  4. Prénom d’emprunt.
  5. Où les élèves découvrent la matière en amont à la maison, plutôt que de la retravailler en aval sous forme de devoirs.
  6. Cf. Éric Sadin, La silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, L’Echappée, 2016.
  7. Comment « faire » ses devoirs sur un smartphone ?
  8. Rendons grâce toutefois à la clairvoyance de la ministre de l’Éducation en Fédération Wallonie-Bruxelles Caroline Désir (PS) qui a interdit d’aborder de nouvelles matières par l’ENT. Seuls étaient acceptés les exercices et révisions. En France, Jean-Michel Blanquer a fait l’inverse.
  9. Cf. Benoit Galand in Les cahiers du Girsef, « Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation ? », n° 120, mars 2020.
  10. Je renvoie ici à mon article paru in Cédric Biagini, Christophe Cailleaux & François Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique, L’Échappée, 2019, pp. 261–272.
  11. Témoignages de parents glanés sur les réseaux (a)sociaux : « J’ai déjà imprimé 241 feuilles d’exercices pour Zoé » ; « C’est du délire. Malgré mon aide, il y passe quand même toutes ses journées. Ce n’est pas tenable ! » ;
    « Brahim est en 3éme primaire et il doit bosser quatre heures par jour. Ça  crée beaucoup de stress et de tensions » ; « Quand j’ai vu le premier mail de l’institutrice avec la liste de travail demandé, j’ai d’abord cru que c’était une blague. Mon fils est en première primaire, pas en dernière année à l’unif’ ! ». Etc.
  12. Sur ce plan-là comme d’autres, il y a eu régression. Jusqu’à l’aube de ce siècle, les enseignants étaient réactifs, combatifs, syndiqués pour la plupart, et de la spécificité de leur métier, qu’ils sidéraient comme un art plutôt qu’une technique.

QUELLE SANTÉ DEMAIN ? LOGIQUE DE RENTABILITÉ, INDIFFÉRENCE POLITIQUE ET COVID-19…

ENTRETIEN AVEC MOUNA CHOUATEN, INFIRMIÈRE SPÉCIALISÉE, ACTIVE DANS L’ASSOCIATION « LA SANTÉ EN LUTTE(1) »


Alexandre Penasse : Depuis quand l’association existe-t-elle et que fait-elle ? Dans le cadre du Covid-19, qu’est-ce qui est fait particulièrement et que revendiquez-vous ?

Mouna Chouaten : La première assemblée générale de La Santé en lutte s’est tenue en juin 2019. C’est né au départ d’un mouvement de grève qui a eu lieu sur le réseau Iris à Bruxelles. La santé en lutte a comme objectif d’aller chercher la voix du terrain. Nous ne sommes pas du tout associés à des représentations de métiers d’infirmiers, comme la FNIB ou la CN, ni avec les syndicats. Nous sommes des gens de terrain (infirmiers, ouvriers, brancardiers, aide-soignants, kinés, etc.). Nous avions déjà commencé des actions de grève et des manifestations il y a presque un an, mais qui n’ont pas été très médiatisées. On en parlait un peu au journal à la radio, c’était des petits groupes qui manifestaient, mais il n’y a pas eu un large mouvement national qu’on puisse entendre. Depuis, la crise du Covid-19 a exacerbé les difficultés du terrain et elle a également mis à jour le visage assez despotique de nos politiques. On nous a complètement lâchés, on nous a considérés comme de la chair à canon. Tout le système des soins de santé était en colère. Le mouvement, on le suit de très près pour mettre à jour la réalité du terrain tue aux informations. Un exemple concret : nous avons des décès du coronavirus qui sont comptés et relayés dans les médias, et à aucun moment on ne parle du personnel soignant contaminé ou qui est décédé. Nous les recensons pour pouvoir mettre des chiffres, des noms et des visages derrière ce personnel sacrifié. Alors qu’aujourd’hui il n’est pas normal de mourir en tant que soignant du Covid-19.

Paradoxalement, le Covid-19 vous a permis de faire connaître vos combats. Je rappelle quand même, comme vous le dites aussi, que Maggie De Block a reporté un projet de loi de réduction de 48 millions € d’aides aux hôpitaux et, récemment, le 4 mai, il y a eu un projet de loi pour réquisitionner le personnel hospitalier(2). Tout d’un coup, vous êtes les héros, alors que juste avant on supprimait des budgets de la santé, on réduisait le personnel hospitalier. Maintenant que c’est en train de se calmer, on vous réquisitionne. Vous avez été très obéissants en fin de compte, puisqu’on vous a empêchés de prendre des congés jusque fin juin, vous avez accepté beaucoup de contraintes… Quel est votre point de vue sur cette situation et ces incohérences ?

Pour la plupart, accepter ces contraintes était assez normal. On voyait ce qui se passait en Italie, on a fait notre job. Mais à l’heure actuelle, des services Covid sont en train de fermer dans des institutions de soins, les soins intensifs requièrent donc moins de travail parce qu’il y a moins de patients Covid, sachant que ces prises en charge sont quand même assez lourdes. Et aujourd’hui quand on découvre cet arrêté qui nous parle de réquisition… On est en train de déconfiner anormalement : on ne vérifie pas les paramètres, on n’attend pas 2 à 3 semaines entre chaque étape, on déconfine de semaine en semaine, c’est le bordel dans plein d’enseignes où il y a des files… Je suis désolée, mais nous on voit ça et on se dit « Mon Dieu, mais qu’est-ce qui va nous arriver ? ».

Une 2ème vague va nous tomber dessus. Il n’y a eu aucune concertation, aucune discussion et la ministre De Block nous ment quand elle dit qu’elle a récolté l’avis du terrain. Le « terrain », pour elle, ce sont les organisations d’infirmières reconnues comme la FNIB ou la CN. Pourtant, on a demandé à ces dernières si elles avaient été contactées, mais elles ne l’ont jamais été. C’est quelque chose que De Block a décidé seule. Dans une émission télévisée, elle disait qu’elle ne comprenait pas pourquoi le personnel infirmier était à ce point choqué. On nous ment et en plus on nous prend pour des cons. Donc, vous êtes dans l’obligation d’aller travailler et en plus si vous ne pouvez pas, si vous refusez, vous risquez un emprisonnement et une amende. Mais où on est, là ? C’est juste pas possible ! C’est inadmissible. Alors, la reconnaissance des politiques, on n’en a rien à battre ! Ils ne nous ont jamais reconnus, ce n’est pas aujourd’hui qu’ils vont nous reconnaître. Ils nous remercient, mais c’est manipulateur, c’est pour faire belle image devant le public. C’est dire : « Ah on comprend ce que vous vivez, merci, heureusement que vous êtes là », mais ils n’en ont rien à foutre, on n’a encore jamais vu Madame De Block venir voir ce qui se passait dans un hôpital. On n’a pas vu Madame Wilmès venir voir ce qui se passait sur le terrain, ils s’en foutent(3). Eux, ils prennent des décisions globales, et dans leur vision globale je pense que ce qui prime surtout c’est l’économie du pays, le pognon. Mais finalement, les vies humaines et ce qui se joue réellement dans les institutions de soins n’est pas du tout pris en compte.

Dans cet arrêté, on parle de la réquisition, mais aussi du fait de pouvoir déléguer des actes infirmiers à du personnel de soin non qualifié. On est en train de brader la profession au détriment de la sécurité des patients. Et tout ça sans cadre, sans règles, on ne sait pas ce qui peut être déchargé ou pas. Les conséquences ? Si un patient porte plainte contre un soignant non qualifié, on ne sait pas sur qui ça va tomber : sur le soignant non qualifié, l’infirmière ou le médecin qui a mandaté ? Il n’y a rien de clair. Et on ne peut pas prodiguer des soins, sans être qualifié. On sent vraiment là un décalage entre eux et nous.

Il y a vraiment une fracture que vous mettez bien en évidence entre les politiques, les médias aussi et les gens qui sont sur le terrain. On dirait qu’ils sont hors-sol. La Première ministre Wilmès a dit que les masques devaient être soumis à la logique de l’offre et de la demande. Les hôpitaux pour le moment achètent-ils les masques au prix du marché ?

Oui, mais les hôpitaux, c’est la débrouille ! Il y a des businessmen qui ont des relations économiques avec la Chine, qui commerçaient dans l’immobilier ou le textile et qui se sont reconvertis aujourd’hui dans les masques. Et donc les institutions de soins essayent de trouver des masques comme ils peuvent. On a fait appel à la population pour la couture, et ces gens essayent de fourguer ces masques à des institutions à des prix incroyables ! Et ce qui nous fout les boules, c’est que maintenant les supermarchés vendent des masques.  D’où ça sort ?!  Parce que depuis le début de cette épidémie, nous étions à la recherche de masques, victimes de l’incompétence de gestion des politiques. On parle de déconfinement, du fait que le masque est de plus en plus recommandé et obligatoire dans les transports en commun, puis quelques jours après on apprend que ces masques vont être vendus au supermarché, à des prix entre 35 et 70€. Aujourd’hui encore à l’hôpital, on n’a pas assez de masques, certains services travaillent sans masques.

Le marché avant tout… Est-ce que cette situation paradoxale permet une conscientisation politique chez vos collèges, est-ce que vous sentez qu’il y a quelque chose qui prend ? Se rendent-ils compte que faire confiance aux politiques et aux médias de masse, cela ne semble plus possible ?

Oui. Les hôpitaux ne vont pas bien depuis un moment, mais cela restait cloisonné au sein de l’institution hospitalière. On peut parler presque d’un régime de dictature et de harcèlement, vous devez suivre le mouvement avec soumission. La logique de rentabilité met une pression sur le personnel soignant. Donc, cette colère, on l’avait surtout vis-à-vis de nos directions. On n’osait pas trop s’exprimer. Aujourd’hui, le Covid est venu, de manière générale, montrer que le problème ne vient pas forcément des directions des institutions de soins, mais de beaucoup plus haut. Les directions de soins sont elles aussi tenues par les politiques d’adopter ce management taylorien, technocratique, basé sur du budget, sur l’argent et non sur le soin lui-même. Même si on nous fait croire que l’humain est avant tout le reste, ce n’est pas vrai. Et c’est devenu vraiment utile de faire ressortir que c’est suite aux décisions des politiques que nous sommes dans l’embarras.

Quid de la santé à deux vitesses avec des hôpitaux privés et semi-privés, pensons par exemple à l’industrie hospitalière qui vient de se créer à Delta ? Comment mobiliser le personnel des hôpitaux privés par exemple ? Quelle est votre vision par rapport à ça ?

C’est très compliqué. On n’a déjà pas la même manière de travailler. Les hôpitaux privés sont tenus à une pression encore beaucoup plus importante, qui est en train d’arriver dans les hôpitaux publics. Mais pour mobiliser du personnel infirmier, il faudrait qu’ils aient le courage de s’afficher. J’ai eu une discussion avec une amie qui travaille à Delta dans un gros service. J’ai essayé de l’amener dans La Santé en lutte, et elle m’a dit : « Non, écoute, je suis sur Facebook, en anonyme parce que j’ai peur. Je sais que nos directions surveillent Facebook ». Mais pour cela, pas besoin d’aller à Delta. Moi-même, dans un hôpital public à Charleroi, j’étais surveillée sur Facebook et on m’a coupée également de mes collègues de l’hôpital. J’ai dû en partir, étant devenue la « tête à couper ». Je disais haut et fort ce que les autres pensaient et j’ai été convoquée à la direction. Je pense qu’il faut encore plus de caractère dans le privé que dans le public si on veut s’afficher. Ce qui est aussi dommage, c’est qu’à côté de La santé en lutte, il y a d’autres groupes, comme Take Care of Care et Oxygène, qui naissent séparément. L’idéal serait d’avoir un seul et unique mouvement qui puisse reprendre l’ensemble du personnel, pour avoir plus de force. Globalement, les divers groupes reprennent plus ou moins les mêmes revendications, mais pas forcément. Donc, l’idéal serait d’avoir un seul mouvement pour faire bloc.

Au-delà des applaudissements, est-ce que vous pensez que la population vous soutiendra, notamment quand vous parlez de manifestations, est-ce que ce ne serait pas le moment d’appeler à une grande manifestation avec des revendications claires, tout ce qu’on est en train de dire là ? Et, sous question, est-ce que vous ne pensez pas que dans ces applaudissements il y a une certaine confusion qui met les médecins et les infirmiers ensemble ? Il faut quand même savoir que 90% des médecins votent MR, que ce sont eux qui ont appuyé le numerus clausus.

Si j’ai un message à faire passer, c’est d’arrêter de nous applaudir et de venir nous soutenir sur le terrain quand on aura besoin de vous. Je pense que c’est surtout pour eux qu’ils le font, c’est eux qui s’applaudissent. Parce qu’ils sont confinés, qu’il y a un virus en train de circuler vous rappelant qu’à tout moment vous pouvez être malades ou mourir. Est-ce que les applaudissements viennent des tripes ou de la peur que tout cela engendre ? Nous, ce qu’on veut aujourd’hui est une grande manifestation, qui aura lieu probablement en septembre, à vérifier. Mais là où nous sommes assez méfiants et très attentifs, c’est qu’ici on déconfine, mais comment nos chers politiques vont-ils autoriser nos regroupements ? Est-ce qu’ils vont permettre les manifestations, après les bars et les discothèques ? Ou bien ils vont dire « pas de manifestations avant novembre, décembre, janvier ? ». Parce qu’ils le savent que ça bouillonne sur le terrain. Donc ils se disent qu’ils vont faire reculer ces assemblées et autoriser les manifestations le plus tard possible pour refroidir la marmite en espérant que ça retombe. Les magasins seront ouverts, les terrasses avec les copains… Du coup, on sera un peu sortis de cette dynamique dans laquelle on est aujourd’hui. Là, maintenant, nous discutons pour savoir quelle position adopter si ça doit arriver. Je pense qu’on va braver l’interdit.

J’allais vous le demander, il y a quand même une question de désobéissance qui va être posée ?

Plusieurs questions se posent. Est-ce qu’on brave l’interdit pour manifester ? Sera-t-on assez nombreux ? Crée-t-on des mouvements par exemple à Bruxelles dans différents lieux avec distanciation pour ne pas se faire arrêter ? À un moment donné il va falloir se décider. Notre objectif est aussi d’être en accord avec d’autres mouvements d’infirmiers européens, en France, Italie, Espagne, etc. Ce que l’on veut faire concerne la Belgique, mais le problème de l’austérité est dans l’Union européenne. On est donc en contact.

Est-ce que vous avez une stratégie médiatique aussi ? Les médias vont jouer le jeu habituel ? Aujourd’hui vous nous consacrez une interview. Est-ce que vous vous êtes dit « à un moment donné, il ne faut plus jouer dans leur jeu » ?

Aujourd’hui, ceux qui nous donnent la parole, on la prend pour dire qui on est et ce qu’on veut. Mais on n’a pas vraiment de stratégie par rapport à ça. Je pense que ce qui nous fait connaître, ce sont les réseaux sociaux, Facebook surtout, Twitter et Instagram aussi. Après, on attend de voir. Je suis assez surprise qu’il n’y ait jamais un infirmier sur les plateaux de C’est pas tous les jours dimanche sur la RTBF, seulement des politiciens et des médecins. Mais alors s’il faut un infirmier, qu’il ne vienne pas de la FNIB, car celle-ci a un discours plus modéré. Nous sommes juste beaucoup plus réalistes, on reflète vraiment ce que l’on vit ! À la FNIB, il y a beaucoup de personnes issues des directions hospitalières. Un directeur infirmier qui descend dans les services pour dire à son personnel : « Ah oui, mais vous savez, le taux d’occupation est d’autant en chirurgie cardiaque, le taux a diminué d’autant… » On n’en a rien à foutre du taux d’occupation des lits ! Nous on veut savoir si vous avez des choses à nous dire sur la qualité des soins, le taux d’infection, les patients se plaignant des soins, etc. Je ne sais pas si vous savez, mais les institutions hospitalières sont rentrées dans une logique de badges de qualité. Ils ont dépensé des milliers d’euros, voire des millions, pour avoir un p… de badge qu’on va mettre à l’entrée de l’hôpital pour dire : « On est reconnu badge d’or ou badge de platine ». Et tout cela a demandé de l’investissement financier au sein des institutions de soins parce qu’il a fallu réexaminer au niveau du management, du matériel, des efforts du personnel soignant. Le Covid arrive donc à un moment où les soignants ont dû s’investir là-dedans pour faire tous ces changements et protocoles. Et s’il y a une 2éme vague, ce n’est pas fini ! Après ça, on va encore subir en devant rentabiliser toutes les pertes. Les salles techniques, comme un bloc opératoire, cela comporte en général 10 salles et cela peut aller jusqu’à 20 salles. Par salle non occupée, on est à 100.000€ par jour. 100.000€ fois 10 salles ou 20 salles, et on est à des millions d’euros de pertes. On va reprendre sur les chapeaux de roues, avec une pression dingue parce qu’il va falloir rentabiliser, encore beaucoup plus qu’avant, pour pouvoir récupérer tous ces déficits. Mais où est l’État ? Où sont les politiques ? Qu’est-ce qu’on va faire pour nous ? Est-ce qu’on va aider les institutions ? On a débloqué 1 milliard € pour aider les institutions, mais elles vont devoir les rembourser ! C’est nous qui allons trimer. On va encore de nouveau en prendre pour notre grade, et en plus de ça, si à un moment donné on a envie de s’arrêter, on est réquisitionné ! Donc pas d’autre choix, tu marches ou tu crèves quoi, sauf si…

Vous allez trimer, « sauf si », et ce « sauf si », ce serait quoi ?

Sauf si l’État décide de soutenir financièrement les institutions de soins, sans remboursement, évidemment. Afin de compenser les pertes, il va falloir débloquer des millions, si pas des milliards, pour aider les institutions à compenser le manque à gagner.

Pourquoi l’État qui, juste avant la crise du Covid s’appliquait minutieusement à privatiser la santé, à lui enlever des moyens, mais aussi comme vous le dites, à mettre dans les hôpitaux tous des systèmes onéreux de reconnaissance d’identité, de vérifications des données, pourquoi tout d’un coup l’État se ferait-il le garant de l’intérêt du public et des hôpitaux ?

Mais parce qu’on voit quand même aujourd’hui que les hôpitaux et le système des soins sont un pilier de notre société. Et que quand notre système de soins de santé n’est pas bon, rien ne va. Comment on aurait fait, si on n’avait pas été là ?

On est encore dans le Covid et ils mettent en place des lois de réquisition, remettent à plus tard un projet de 48 millions… Pourquoi, tout à coup, s’intéresseraient-ils au bien commun ?

Je ne sais pas, peut-être avec un système comme en France où des médecins ont remis leur démission. Peut-être faire du chantage ou être plus agressifs ? Parce qu’on ne peut pas dire qu’eux soient doux, n’est-ce pas ? Peut-être les tenir par le cou et leur dire : « On a besoin de vous, sinon autant de personnel va remettre sa démission ». Et encore, je ne suis même pas sûre que ça fonctionnerait !

J’ai l’impression qu’on demande sans cesse : « S’il vous plaît, chers politiciens, aidez-nous ». N’y a‑t-il pas une perte de temps et une forme de délégation de pouvoir ? Est-ce qu’il ne faudrait pas, si on veut politiser le corps médical, dire qu’il n’y a plus beaucoup à attendre des « représentants politiques » ?

Vous savez, le personnel médical a eu une prise de conscience. En 2020 en Belgique, des médecins anesthésistes ont été travailler dans les unités Covid, aux soins intensifs, pour pas un balle, ils ne sont pas payés ! Donc ils mettent leur vie en danger, peuvent être contaminés et ne sont pas payés. C’est hallucinant. Personne ne travaille gratuitement. Il y a aussi des médecins, des chirurgiens, comme mon mari (il ne vote pas MR !) qui ont été travailler gratuitement en tente Covid. Comme il n’opère plus, eh bien il ne gagne pas sa vie. Il a demandé le droit passerelle comme tout le monde. Et pourtant tous ces gens ont fait des études, ils sont là pour soigner et sauver des vies… et ils ne sont pas reconnus. Des hôpitaux engagent des infirmières bénévoles, des maisons de repos ont été rachetées et sont maintenant en bourse, privatisées et reprises par des actionnaires, qui demandent des bénévoles pour aller travailler ! Et nous, on veut nous réquisitionner pour aller travailler dans ces maisons de repos, là aussi ?

Donc, des maisons de repos privées, parce qu’elles ont un business, engagent des bénévoles ?

Oui, ces réquisitions sont peut-être des réquisitions pour des maisons de repos publiques, mais c’est aussi à l’avantage du privé. On ne fait pas de distinctions… Quand Maggie De Block dit « C’est quand même pas normal que ce soit l’armée qui aille travailler dans ces maisons de repos là »… Oui, mais ce n’est pas normal non plus d’aller chercher du personnel bénévole ou réquisitionné pour des hôpitaux privés, alors qu’on sait que ceux-ci sont des plaques tournantes financières. C’est juste du business, quoi.

Vous disiez justement au début que la crise du Covid a permis de sortir du contexte propre de l’hôpital et d’aller voir plus haut. Est-ce que cela ne pose pas la question de savoir où va notre argent ? On sait qu’en Belgique des milliards partent dans les paradis fiscaux… Et que c’est de nouveau le moyen de dire « Le peuple va payer, les infirmières vont payer au risque de leur santé, c’est pas grave, on s’en fout. Le capital, le business, les hôpitaux privés, on ne va surtout pas les déranger. » Est-ce que ça percole dans les milieux des travailleurs, des infirmières ?

Entendre la réalité de tous ces paradis fiscaux, de l’exil fiscal, eh bien oui, forcément. Au plus vous êtes une grosse société, au moins vous êtes taxés. Vous êtes plus riches parce que vous donnez moins, en fait. On va toujours aller chercher dans les poches des travailleurs. Rien à voir avec ces milliardaires qui sont au-dessus de nous. Donc on a l’impression que c’est encore sur nous, « les petits », qu’on va frapper. Comme si avoir beaucoup d’argent permettait d’acheter nos politiques. Mais nous, nous n’avons pas les moyens d’acheter les politiques. Nous, on voudrait une politique humaine, proche du peuple, des citoyens, qui est à l’écoute et qui prend de justes décisions pour tous, mais on n’en est vraiment pas là aujourd’hui. Il y a ce petit peuple de petits citoyens, puis les politiques, et au-dessus les multinationales, qui exercent un pouvoir sur le politique. Donc, oui, on revendique, oui on va manifester, oui on veut une politique plus juste, citoyenne, démocratique, mais on sait bien que le problème se situe beaucoup plus haut.

La colère monte, je l’entends, c’est justifié. Revenons sur la question des réquisitions. Pour le personnel hospitalier, la procédure de réquisition existait déjà avant, on pouvait dans des cas de force majeure obliger le personnel hospitalier à intervenir. Comment se fait-il que le gouvernement revienne avec cela ?

Quand il y a eu la grippe H5N1, ils avaient déjà voté ça, mais on ne l’avait pas entendu, et cette grippe n’a pas fait tout ce tollé, provoqué ce confinement, cette médiatisation autour du Covid, qui est quand même beaucoup plus virulent et mortel. Avec les pouvoirs spéciaux, ils en profitent pour faire ce qu’ils veulent, sans jamais nous consulter. D’abord, nous ne l’avons pas appris par les médias, mais par un syndicat, quand c’était en discussion. Ils ne sont jamais venus vers nous, peut-être parce que les politiciens doivent savoir que ça grouille sur le terrain, que des mouvements sont en train de se créer. Vous avez vu qu’on existait. Pourquoi, eux, ne le sauraient-ils pas ? Et donc cette réquisition, c’est aussi une occasion détournée de nous empêcher de manifester ou de faire grève. C’est aller complètement à l’encontre de nos droits les plus fondamentaux. Ils ne nous interdisent pas formellement de manifester ou de faire grève, mais par cette réquisition, ils nous en empêchent.

Propos recueillis par Alexandre Penasse, le 11 mai 2020

Notes et références
  1. Rebaptisée depuis « Forum de la santé »
  2. Depuis, ces arrêtés ont été suspendus. https://lasanteenlutte.org/suspension-des-arretes-royaux-le-pouvoir-recule-continuons-la-lutte
  3. NDLR Le 16 mai, la ministre s’est rendue , pour la première fois, dans des hôpitaux, notamment l’Hopital Saint-Pierre, à Bruxelles, où elle a été accueillie par le personnel de l’hôpital lui faisant une haie « d’honneur » le dos tourné.

LA TRAQUE À L’HOMME* EST OUVERTE

*Que ces dames se rassurent : elles sont aussi visées, mais « La chasse à l’homme » qui a inspiré notre titre est aussi celui d’une vingtaine de films, séries télévisées, bandes dessinées qui racontent toutes la traque d’un humain. Fort heureusement ici le but de la chasse n’est pas la mise à mort (quoique) du fuyard, mais d’empêcher qu’il approche trop ses semblables.

Confronté à la nécessité de contenir la grave épidémie due au Covid-19, il a fallu imaginer des dispositifs limitant la contagion. Comme il fallait s’y attendre, le recours aux technologies, notamment numériques, a fait partie des armes que l’on a proposées. Au-delà du constat des illusions du tout à « l’intelligence artificielle », cela soulève la grave question des rapports entre sécurité et liberté. On a parfois en effet l’impression que ce n’est pas un virus que l’on traque, mais bien les humains qui en sont porteurs.

On pourrait croire qu’une nouvelle compétition s’est ouverte depuis 3 mois : chaque pays est rangé dans un classement qui dénombre les personnes infectées, les décès et précise l’évolution de la courbe des cas (qu’il faut aplatir). Évidemment, ces bons ou mauvais résultats sont attribués à l’efficacité des politiques, donc des dirigeants responsables de la détermination de ces politiques, et plus largement, de la façon dont les sociétés sont organisées. Ces classements sont très douteux, car ils ne tiennent pas compte des facteurs génétiques au sein des populations, de la séquence de diffusion de l’épidémie qui a permis à certains (s’ils étaient lucides) de se préparer et surtout de l’honnêteté de la diffusion des chiffres. Mais les gouvernements de chaque pays mettent tout en œuvre, et souvent des moyens techniques plus que douteux, pour que les éventuels porteurs de virus gardent avec leurs congénères une certaine distance physique (qualifiée de « distanciation sociale », traduction imbécile de l’anglais « social distancing » que l’on devrait traduire par « éloignement sanitaire ». Mais laisser entendre que le « social » est dangereux n’arrange-t-il pas certains ?).

LES OUTILS TECHNOLOGIQUES DE LA TRAQUE

En Europe, le confinement de toute la population a été rendu nécessaire, car, par manque de préparation, par manque de moyens de détection (tests) et par manque de réaction rapide, il n’a pas été possible d’isoler les premiers porteurs du virus. Le confinement fut d’une sévérité différente selon les pays (et selon l’expansion de la maladie), mais quasi partout les mêmes technologies furent utilisées. Les forces de l’ordre, souvent peu nuancées (euphémisme) furent dès lors chargées de repérer et de mettre hors d’état de nuire les délinquants. Voyons quels outils furent utilisés.

Le drone

Pour repérer les « fuyards » qui osaient se promener dans les parcs, les champs ou sur les plages(1), on utilisa le nouveau bijou/ joujou technique dont rêvent tous les grands enfants que sont militaires et policiers : le drone (de l’anglais « faux bourdon »). Non content de repérer les « imprudents », on a équipé les drones de haut-parleurs qui ont enjoint aux délinquants de rentrer chez eux, de se disperser (ou de se rendre ?). Fort heureusement, il ne semble pas qu’ils aient été équipés des mitrailleuses ou des roquettes qui permirent à l’armée américaine d’éliminer tant de « dangereux terroristes » en Afghanistan ou en Irak.

Les caméras « intelligentes » et la reconnaissance faciale

On parle ici des régimes les plus autoritaires, mais la généralisation des millions de caméras qui surveillent tous les lieux publics, couplée à la reconnaissance faciale, permet de punir tous ceux qui auraient commis un délit en l’absence des forces de l’ordre. Il faut évidemment construire la gigantesque base de données où les visages de chacun sont enregistrés pour que cela soit efficace. Et, patatras, voilà que ce qui était jusqu’il y a peu un délit (se promener masqué, surtout pour les femmes musulmanes) est devenu une obligation qui rend caduc tout le système de repérage. Mais peut-être sont-ils en train de développer des systèmes de reconnaissance basés sur une moitié de visage… ?

Le bracelet électronique

Destiné jusqu’à présent aux personnes placées en résidence surveillée, on imagine attacher solidement à la cheville des personnes obligées de se confiner strictement, ce mouchard qui déclenche une alarme au poste de police le plus proche quand le « prisonnier » sort de chez lui. Quand on sait que cette alternative positive à la prison est très peu développée par manque de moyens pour le millier de condamnés qui pourraient profiter de ce système, on se demande comment en équiper des millions de personnes…

Le thermomètre à infrarouge

Vous l’avez vu, à l’entrée de pas mal de lieux publics, on braque sur le front de ceux qui veulent y entrer un pistolet qui vérifie que leur température corporelle ne dépasse pas 37,5°C. À distance, sans contact, cela semble idéal pour repérer les pestiférés (on en trouve des dizaines entre 30€ et 100€ sur Amazon)(2)… C’est oublier un peu vite que la moitié des malades du Covid-19 sont asymptomatiques et que même ceux qui ont des symptômes n’ont pas toujours de fièvre. Mais cela rassure et permet aux usines et bureaux de se remettre à fonctionner, « pour le plus grand bien de l’économie ».

L’alarme au rapprochement

Dernier petit gadget à la mode : puisque nous ne pouvons plus être à moins d’un mètre (ou 1,5m selon le pays) et que nous sommes si distraits, un petit boîtier utilisant la technologie Bluetooth (voir encadré) se met à striduler si vous franchissez ce seuil de distanciation d’avec un autre humain doté du même boîtier. Employée dans des usines ou des musées, cette alarme ne va pas encore jusqu’à distribuer une petite décharge électrique comme le font les colliers que l’on met aux chiens qui ne peuvent pas sortir du jardin de leur maître.

LA FOLIE DES TECHNO-FURIEUX…

C’était inévitable : face au besoin de repérer les chaînes de contamination pour savoir qui est susceptible de transmettre la maladie(3), les marchands de technologies numériques se sont rués sur le marché plus que juteux. Ils ont donc imaginé de doter les smartphones d’applications qui suivraient les mouvements des « branchés » pendant une longue période. Si une personne se révélait porteuse du virus, on saurait alors retracer son parcours les jours précédents et alerter ceux qui sont passés à proximité, si du moins eux aussi ont ce traceur de mouvements.

Appelée tracking numérique, cette méthode a fort logiquement suscité l’indignation de tous ceux qui sont attentifs aux droits humains : ce pistage total et constant de la vie de chacun est l’outil idéal de tout pouvoir totalitaire, le Big Brother algorithmique qui ferait de chacun de nous le mouton pucé que le berger totalitaire pourrait ramener à tout instant dans le troupeau bêlant(4).

Toutes les organisations qui se préoccupent de protection de la vie privée ou des défenses des droits humains se sont vigoureusement élevées contre les technologies qui nient toute possibilité de garder une vie intime qui ne soit livrée au contrôle des autorités. Même les plus naïfs, qui « parce qu’ils n’ont rien à cacher », seraient prêts à accepter beaucoup de perte de liberté pour des raisons de sécurité, ont tremblé devant cet « Œil de Sauron »(5) qui suivrait à chaque instant la vie la plus intime de chacun·e.

Face à ce tollé, les pouvoirs publics ont reculé et n’ont pas été plus loin dans la volonté de développer le « back tracking », la technique, hélas déjà utilisée dans de nombreux pays peu démocratiques, consistant à conserver la trace des déplacements des individus via la géolocalisation de leur smartphone sous prétexte de sécurité sanitaire. Et pourtant, différentes voix s’étaient fait entendre pour défendre cette option et des sociétés du numérique s’étaient proposées pour offrir leurs services pour développer de telles applications totalement indiscrètes.

UN PEU MOINS INTRUSIF

Les adorateurs du high tech ne se sont cependant pas avoués vaincus. Ils se sont repliés sur la proposition d’utiliser le Bluetooth (voir l’encadré ci-dessous, l’origine de ce terme) pour que chacun puisse savoir, à un certain moment, s’il a approché des personnes infectées, mais que ce ne soit, dans un premier temps, révélé à personnes. Ainsi donc, celui qui aurait téléchargé une application idoine sur son smartphone, grâce à la communication à courte distance permise par Bluetooth, détiendrait une liste de tous les autres smartphones dotés de la même application qui seraient passés dans un rayon de 2 à 10 mètres durant les jours et semaines précédentes. Si, parmi ceux-là quelqu’un était testé positif, tous les téléphones dans les « fichiers journal » recevraient une notification qui enjoindrait leur utilisateur à se faire tester rapidement. Pour les partisans de cette technique, elle est « élégante », parce qu’elle ne tient pas à jour vos déplacements : ce qui est enregistré (le journal) ne sont pas les lieux que vous avez fréquentés, mais uniquement quel autre utilisateur de l’application vous avez approché (lorsque deux personnes se côtoient quelque temps, leurs téléphones s’échangent des données anonymes). Par la suite, lorsque quelqu’un apprend qu’il est diagnostiqué positif au Covid-19, son téléphone pourra envoyer la notification du danger potentiel à l’ensemble des personnes fréquentées et enregistrées sur le fichier journal.

Ce genre de traçage numérique continue à être envisagé : en France, StopCovid est étudié par l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) et une demi-douzaine de sociétés collaborent dans ce projet (Capgemini, Dassault Systèmes, Lunabee Studio, Orange, Nodle et Withings) ainsi que trois agences gouvernementales (l’ANSSI, l’INSERM et Santé Publique France).

Pourtant, pour que cette technique ait la moindre utilité, elle exige des prérequis qui ne pourront être réalisés. Il faut qu’au moins 60% des membres d’une société utilisent cette « app ». Or, même dans une société disciplinée et férue de technologie comme Singapour (qu’on prend souvent comme exemple), seuls 20% des citoyens ont téléchargé ce procédé. Alors, chez nous, avec des citoyens individualistes, avec une proportion non négligeable de personnes qui n’ont pas et ne veulent pas de smartphone de la dernière génération supportant cette ultramoderne technologie (chacun devrait activer son Bluetooth en permanence, ce qui sollicite fortement la batterie et décharge en peu de temps tous les smartphones un peu anciens). Exclus donc les vieux, les pauvres, les résistants à l’obligation de suivre les coûteuses innovations qui innovent pour innover. De plus, Bluetooth fonctionne aussi à travers les murs et vous pouvez donc parfaitement être resté confiné chez vous, enfermé dans votre appartement et être alerté parce que votre voisin d’à côté ou du dessus est Covid-positif alors que vous ne lui avez plus parlé depuis 2 mois… et donc prié de vous confiner ou d’aller voir un médecin d’urgence. De même, si vous avez frôlé dans la rue un futur infecté, vous seriez donc suspect de contamination alors que vous n’avez entrevu que son dos.

Puisque cela semble impossible, on ne vous dit pas les angoisses et la paranoïa que cela générerait. On aurait donc la réalisation et la généralisation de l’horreur que craignait Norbert Ben Saïd, il y 40 ans déjà dans La lumière médicale(6), quand il prévoyait que la multiplication des technologies d’auto-surveillance et d’auto-diagnostic créerait une société d’hypocondriaques de masse.

RETOUR À L’HUMAIN

Le tracking électronique a été utilisé dans des pays où il a été mis en place au tout début de l’épidémie, quand les personnes infectées étaient peu nombreuses, qu’on avait les moyens de les tester immédiatement et de les mettre en quarantaine en cas de test positif. Mais rien de tel chez nous et les épidémiologistes sont bien conscients que la technologie n’apporte rien, si ce n’est une promesse vaine destinée à rassurer une population de plus en plus en colère devant l’impréparation, les ratés multiples, les mensonges à géométrie variable, les manques cruels de médicaments, de masques, de tests de détection du virus.

On a compris, il faudra des humains pour gérer le déconfinement et empêcher un rebond. Les technophiles angoissés pourront faire joujou avec leurs algorithmes (stupidité artificielle), mais les actes salvateurs seront le fait d’humains. Le suivi des nouveaux foyers et la détection des contacts seront réalisés par des êtres de chair et de sang. Ils parleront, échangeront, expliqueront, conseilleront celles et ceux qui seront les prochaines personnes touchées par le Covid-19. La seule technologie nécessaire sera un téléphone et, comme on le constate depuis des mois dans nos hôpitaux, ceux qui sauvent ne sont pas des programmes informatiques, mais des hommes et surtout des femmes animé·e·s par des cœurs.

Alain Adriaens

Notes et références
  1. On se demandera toujours quel danger de contagion il y a à se promener seul ou en couple « de la même bulle » dans la nature. Les virus se cacheraient-ils dans les buissons ou derrière les arbres ?
  2. Il est même des modèles de grand luxe ou il suffit de se présenter devant un grand écran avec caméra thermique pour que votre température soit mesurée.
    Là, cela coûte beaucoup, beaucoup plus cher et est surtout utilisé par les entreprises qui veulent « relancer la machine ».
  3. La méthode préventive, la plus efficace et qui n’oblige pas à mettre tout le monde en quarantaine (rebaptisée du néologisme quatorzaine vu la durée de la période infectieuse) est de repérer très vite les malades et de voir avec qui ils ont été en contact depuis le moment où ils pouvaient transmettre le virus.
  4. Signalons quand même aux peu conscients porteurs de smartphones allumés en permanence, que les opérateurs téléphoniques, en voyant avec quelles antennes relais de mobilophonie votre GSM a été connecté, peuvent savoir a posteriori où vous étiez tel jour à telle heure. La police utilise d’ailleurs cette information enregistrée pour savoir si un suspect était présent ou pas sur le lieu d’un délit. Selon le caractère démocratique ou pas du régime, un juge doit autoriser cette fouille dans votre passé.
  5. Chez Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux, l’Œil de Sauron au sommet de sa tour, balayant le monde entier est l’image puissante et intimidante de la surveillance centralisée au service des forces du mal. On retrouve là la même idée de l’œil de Dieu qui a suivi Caïn jusque dans sa tombe…
  6. Besaïd Norbet, La lumière médicale. Les illusions de la prévention, Seuil, 1981.

MAIN BASSE SUR LA VILLE

Schaerbeek, samedi 25 avril. Des bulldozers et des pelleteuses viennent troubler le silence et la quiétude de la friche Josaphat, creusant une tranchée de 140m de long sur 7m de large en plein milieu d’un site naturel. Pour le président de la Région Rudy Vervoort, il s’agit de « travaux mineurs de nivellement » qui auraient simplement suscité l’émoi d’une poignée de riverains et qui ne nécessitaient pas de permis d’urbanisme. Pour continuer sur le registre de l’émotion, le ministre de la Région déplore le manque de communication autour de ces travaux qui ont « généré des réactions de grande sensibilité » de la part de certains acteurs qui n’auraient pas pu « garder leur calme et leur sang-froid»(1). Alors quoi ? Un événement sans gravité, dramatisé par les naturalistes ? Si insignifiants soient-ils, d’après Rudy Vervoort, ces travaux de nivellement ont attiré l’attention des journalistes et le Ministre-président de la Région était loin de se douter que cette tranchée nous apparaîtrait comme un bout de fil dépassant d’un sac de nœuds, un bout de ficelle sur lequel commencer à tirer pour démêler le reste…

Creusée juste à l’emplacement de la future voirie d’accès au site, cette cicatrice, c’est la SAU, Société d’Aménagement Urbain, qui en est la responsable. Propriétaire du terrain depuis 2005 après l’avoir racheté en 2006 à la SNCB, la SAU attend le feu vert de la Région pour enclencher un nouveau PAD (Plan d’Aménagement Directeur). Fleurissant aux 4 coins de la ville, les PAD sont des outils d’aménagement urbain à valeur réglementaire qui permettent de déroger à certaines règles afin d’accélérer les projets de construction. En clair, les PAD sont une aubaine pour les promoteurs immobiliers qui se débarrassent ainsi des mesures contraignantes entravant la réalisation des projets (comme la hauteur des bâtiments qui peuvent largement dépasser ce qui est prévu dans le PRAS(2)). Actuellement, il en existe une dizaine en Région Bruxelles-Capitale. La récente multiplication des PAD depuis la réforme du CoBAT(3)4 en 2017 est révélatrice d’un système qui repose sur une collusion informelle entre l’administration publique et le secteur de la promotion immobilière. À ce titre, la friche Josaphat est un cas d’école pour mieux cerner les enjeux que recouvre l’aménagement urbain à Bruxelles, un secteur qui s’organise en un vaste et complexe réseau de sociétés publiques ou parapubliques, reliées entre elles par des personnages clés, souvent étroitement liés au monde de la politique. Ouvrir le dossier Josaphat, c’est un peu comme ouvrir la boîte de Pandore de l’urbanisme bruxellois.

UN MANQUE DE TRANSPARENCE

Ce qui caractérise en premier les PAD, c’est d’abord le manque de transparence qui entoure le projet. En effet, dans le cas de la friche Josaphat, les procédures sont très opaques et le flou est volontairement entretenu sur le financement du projet : on ne sait absolument rien de l’économie du projet, et les tentatives pour essayer de lever le voile sont restées lettre morte, au prétexte de ne pas « compromettre les procédures de dialogue compétitif », comme s’est vu répondre un ancien membre d’IEB lorsqu’il a voulu se renseigner auprès de Marie Vanhamme, chargée du projet Josaphat à la SAU. Impossible de savoir par exemple comment vont se mettre en place les cessions de terrain entre le public et le privé, étant donné que le projet prévoit 55% de logements privés (et seulement 45% de publics) sur un terrain qui appartient à la Région ! Pourtant, ce sont des questions qui ont été posées lors de l’enquête publique, mais qui n’ont reçu aucune réponse satisfaisante… Cette opacité empêche d’avoir une vision claire et précise du montage financier du projet et constitue une réelle atteinte au contrôle des citoyens sur l’aménagement du territoire bruxellois.

UN PROJET ANTI-DÉMOCRATIQUE

L’enquête publique a été elle-même pointée du doigt à plusieurs reprises, notamment par des membres d’Inter-environnement Bruxelles qui dénoncent un déficit démocratique dans la procédure de consultation citoyenne, notamment à cause de la complexité des documents qui ont servi de base à l’enquête publique. En effet, un dossier de près d’un millier de pages a été transmis aux habitants du quartier qui doivent en prendre connaissance sur un temps très court puisque l’enquête publique n’a duré que 2 mois entre le 3 octobre et le 2 décembre 2019. D’autre part, ce dossier comporte plusieurs volets, dont un stratégique et un réglementaire : or la plupart des mesures sensibles, comme la protection de la biodiversité, figurent dans le dossier stratégique, et non dans le dossier réglementaire, ce qui veut dire qu’elles ne sont pas contraignantes et peuvent être outrepassées. La distinction entre ces deux volets du dossier n’est pas toujours évidente à réaliser pour les néophytes que sont (majoritairement) les habitants du quartier. Cette distinction est pourtant très importante, car il apparaît clairement que le volet réglementaire est beaucoup plus court (seulement 14 pages) dans le but de laisser une marge de manœuvre aux promoteurs immobiliers, ce qui, en définitive, n’accorde que peu de garanties aux habitants en termes de qualité de vie et de protection de la biodiversité.

Mais ce n’est pas tout : en plus d’être complexes et difficilement abordables, les documents d’expertise environnementale mis à disposition des citoyens lors de l’enquête publique sont également d’une qualité médiocre et présentent des données biaisées ou incomplètes. C’est notamment le cas du Rapport d’Incidence Environnementale (RIE) et de son résumé « non-technique » (RNT) qui, en dépit de son appellation rassurante, ne permet pas de se faire une idée précise des implications environnementales du projet Josaphat. Comble de l’hypocrisie : ces documents prétendent même que le projet pourrait avoir un impact positif sur la biodiversité de la friche en promettant de « la conserver et de la faire évoluer »(4) grâce à une meilleure « connectivité » des espaces verts, ce qui est une aberration selon les naturalistes pour qui le projet entraînera nécessairement un appauvrissement de la biodiversité dans la friche.

Contrairement à ce que prévoit le projet, il y a donc une véritable lacune dans la démarche pseudo-démocratique du PAD Josaphat puisque les citoyens ne disposent que d’une information incomplète et orientée ne leur permettant pas d’émettre un jugement critique et éclairé sur le projet. L’annonce de la réalisation d’une enquête publique est symptomatique d’un usage purement communicationnel de la participation citoyenne, où la transparence et la clarté ne sont pas de mise.

COLLUSION PUBLIQUE-PRIVÉE

L’autre point problématique de ce projet, c’est l’implication d’acteurs aux profils et aux intérêts ambigus, entretenant une frontière floue entre gestion publique du dossier et intérêts privés. C’est notamment le cas d’Henri Dineur, ex-directeur de cabinet de Charles Picqué à la Région en 2006, reconverti dans l’aménagement urbain. L’homme fait aujourd’hui partie du Conseil d’administration de la SAU. Nous précisons ici que notre objectif n’est pas de formuler des accusations ad personam, mais simplement de pointer du doigt ce qu’il y a de problématique à ce qu’un homme ayant exercé un mandat à la Région se retrouve administrateur d’une société anonyme publique-privée, dont les activités d’aménagement dépendent justement d’une décision de la Région. Le mandat d’administrateur à la SAU est d’autant plus stratégique que la SAU tient également un rôle d’évaluation dans la procédure de dialogue compétitif qui met en concurrence différents acteurs privés ou parapublics pour l’octroi d’un marché public comme celui de la friche Josaphat. Or, le passé sulfureux d’Henri Dineur peut légitimement conduire à s’interroger sur le principe de neutralité qui devrait normalement chapeauter cette procédure de dialogue compétitif. Un retour en arrière s’impose pour ne pas perdre nos lecteurs/trices.

HENRI DINEUR : PORTRAIT D’UN HOMME AU PASSÉ SULFUREUX

2006. Dineur est le dir’cab’ de Piqué. « Ce juriste de formation cultive le don d’ubiquité, explique le journaliste Gwenaël Brëes.(5) De 2000 à 2006, il sera le principal échevin de Saint-Gilles en charge de nombreuses compétences communales qu’il trouvera le temps de cumuler avec ses fonctions au sein du PS, ses nouvelles responsabilités régionales, ainsi qu’avec différents postes d’administrateur dans des sociétés publiques ou parapubliques ! Dineur est défini par certains de ses proches comme “un tueur”, un négociateur sans complexes, sans scrupules et sans états d’âme, qui fait passer au forceps les projets de son patron ». Après son revers électoral – qui lui fait perdre son siège de conseiller communal – Dineur démissionne de son poste à la Région en pleine législature et rejoint la direction du CA du Palais des Congrès s.a. dans le cadre du Plan de Développement International(6) en 2007. Il pilote parallèlement le réaménagement du plateau du Heysel, au sein d’EXCS, une société anonyme financée par les pouvoirs publics, mais qui échappe à tout contrôle démocratique. En 2008, la société est rebaptisée NEO scrl. Son objectif est de se servir d’une structure entrepreneuriale privée pour se défaire des contraintes de la prise de décision démocratique. C’est devenu une pratique courante en RBC via des sociétés anonymes de droit public et des organismes d’intérêt public (OIP). Neuf ans plus tard, la Cour des comptes(7) épingle NEO pour des frais injustifiés : deux cartes de crédit avaient été mises à disposition de Dineur ; lesquelles lui ont permis de payer plus de 10.000€ en frais de voyage et de représentation (entre 2014 et 2015). On reproche également à Dineur un non-respect de la législation sur les marchés publics. Dineur se justifiera en disant « j’étais mandataire public sans le savoir »(8).

Derrière l’outil du PAD, se pose donc la question des accointances entre le pouvoir adjudicateur (en charge de la gestion d’un marché public) et le monde de la promotion immobilière. Ainsi, dans le cas de la Friche Josaphat qui nous intéresse ici, le problème n’est donc pas simplement la présence d’Henri Dineur au Conseil d’Administration de la SAU, mais plutôt la potentielle activation de tout un réseau de copinages parmi une pluralité d’acteurs publics et privés, via des échanges informels. Même s’il n’y a pas de conflit d’intérêts avéré impliquant la personne d’Henri Dineur dans le cadre du PAD Josaphat, c’est l’existence d’un tel réseau qui est problématique, et qui devrait suffire à questionner l’éthique de ce projet.

LE COMPLEXE DU NATURALISTE-BÉTONNEUR

À propos d’éthique, le meilleur reste à venir. Vous l’avez compris, Henri Dineur est un homme qui a plusieurs cordes à son arc. Depuis 2017, il est également administrateur délégué d’AVES-Natagora. Non, vous n’avez pas mal lu. Nous pouvons l’écrire une seconde fois pour vous ôter le bénéfice du doute : Henri Dineur est administrateur délégué d’AVES-Natagora depuis 2017, où il a remplacé Emmanuel Sérusiaux à la tête de la plus grande association de naturalistes de Belgique francophone. Mais face à l’incohérence de cette position du « naturaliste-bétonneur » pointée par ses contradicteurs, Dineur a trouvé la parade en se faisant le chantre de la densification urbaine comme moyen d’éviter d’empiéter sur la campagne pour y préserver la biodiversité ; une théorie qu’il soutient publiquement dans l’éditorial de la revue publiée par Natagora où il écrit : « Concentrons dans les villes, restaurons la biodiversité dans les campagnes »(9). En quoi cet argument est-il grotesque ? D’abord parce qu’il semble absurde, lorsqu’on veut protéger la nature en général, de prétendre qu’il faut sacrifier la biodiversité urbaine pour préserver celle des campagnes ; mais surtout parce qu’il existe des milliers de logements à l’abandon sur le territoire bruxellois, qui n’attendent que d’être restaurés pour servir à nouveau. Inutile donc, d’en construire de nouveaux et de continuer à empiéter sur les derniers espaces naturels qui subsistent en ville.

COMME UN CHEVEU SUR LA SOUPE

Mais avant de critiquer le fond de cette posture (défendable puisque Dineur n’est d’ailleurs pas le seul à la défendre dans le milieu des naturalistes), cet argument appelle d’abord une critique de forme : que viennent faire de tels propos dans l’édito d’une revue naturaliste ? Cette référence à la densification urbaine tombe comme un cheveu sur la soupe dans une revue dédiée à un public qui s’intéresse à la nature, et pas à des spécialistes de l’urbanisme. Promouvoir la densification des villes comme outil contre l’artificialisation des sols qui cause la destruction de la biodiversité dans les campagnes… Voilà qui a quelque chose d’irrémédiablement grotesque et qui témoigne d’une totale confusion des rôles(10). En d’autres termes, le problème n’est pas tant de défendre un tel argument en soi, mais plutôt de savoir qu’il peut indirectement servir les intérêts de celui qui le profère. Autrement dit, quand Dineur rédige son édito pour Natagora, quel rôle endosse-t-il ? Qui parle ? Est-ce que c’est le passionné de nature, le promoteur immobilier, ou l’administrateur de la SAU ? Sans doute un peu des trois, mais quand on sait que le site observations.be qui répertorie toutes les observations et qui fait figure de référence parmi les naturalistes, est géré par l’association Natagora, il est évident que Dineur en retire un certain pouvoir politique pouvant potentiellement servir ses intérêts.

QUELS CONTRE-POUVOIRS ?

Tout l’enjeu est donc d’être capable d’évaluer les conséquences de cette multiplicité de casquettes qu’il peut prendre ou ôter à l’envi, en fonction du sujet abordé. Dans le cas du dossier Josaphat, il se défend de toute accusation de conflit d’intérêts en prétendant ne pas prendre part au débat sur la friche Josaphat, à la SAU comme à Natagora : « Pour la bonne forme, je signale que lorsque ce type de dossier est traité à la SAU, je m’abstiens de participer. Quant à Natagora, j’ai moi-même fait changer nos statuts qui étaient peu clairs à ce propos, et je ne participe évidemment pas aux débats non plus. » se justifie-t-il après avoir été interpellé par un naturaliste sur un forum public.(11) À l’entendre, sa bonne foi serait suffisante pour écarter tout soupçon de conflit d’intérêt. Or, en s’intéressant de plus près aux modifications des statuts enregistrées depuis que Dineur est administrateur de Natagora, aucune trace d’un tel changement n’est perceptible. Certains articles concernant la gestion du patrimoine immobilier de Natagora ont effectivement subi des modifications, en revanche l’article sur le conflit d’intérêts est resté identique et lorsque nous avons voulu en savoir plus sur les mécanismes de contre-pouvoir au sein du CA de Natagora, nous nous sommes entendu répondre que « s’il y a soupçon de conflit d’intérêts, la personne est invitée à sortir de la pièce au moment de l’évocation du dossier ». Rien de gravé dans le marbre donc. Autrement dit, si Dineur avait vraiment voulu faire modifier les statuts en profondeur sur la question des conflits d’intérêts, il avait les moyens de le faire. Son lobbying anti-conflit d’intérêts aurait donc pu se manifester de manière plus radicale. Par conséquent, s’il met la même énergie à défendre la friche Josaphat en tant que président de Natagora, que celle qu’il a investie pour empêcher tout conflit d’intérêts au sein de l’association en tant que membre du CA… les promoteurs immobiliers peuvent dormir sur leurs deux oreilles !

JOUER LA MONTRE : UN OUTIL DE CENSURE INDIRECTE

Cette posture, qui relève d’un attentisme caractérisé, est révélatrice du rôle que pourrait jouer (ou plutôt ne pas jouer) Henri Dineur en tant que président de Natagora dans le dossier Josaphat : si personne ne le soupçonne de mettre des bâtons dans les roues de l’association, en l’empêchant par exemple de déposer un potentiel recours contre le PAD Josaphat, il serait cependant plus difficile de croire qu’il soit à l’initiative d’une telle action en justice. Il n’est donc pas question d’une censure directe de la part de Dineur, mais plutôt d’une inertie volontaire, non sans incidence dans le dossier qui nous intéresse. Coutumier de ce genre de procédure, Dineur sait quelque chose que les autres ignorent : le temps est le meilleur allié pour venir à bout de n’importe quel activisme aux relents un peu trop démocratiques (et assez téméraire pour intenter un recours en justice). Dans le secteur de l’aménagement urbain, jouer la montre est une stratégie classique qui a déjà fait ses preuves comme nous le verrons dans un autre volet de ce dossier.

En outre, s’il ne s’oppose pas ouvertement à l’activisme juridique contre le PAD Josaphat au sein de Natagora, son mandat de président et d’administrateur de l’association lui confère un certain pouvoir sur le fonctionnement de l’organisation.  Ses prises de position au CA, les points qu’il décide de mettre à l’ordre du jour, son poids dans les délibérations, le vote du budget de l’association… tous ces instruments de gouvernance peuvent avoir des conséquences matérielles sur l’organisation et se traduire en termes de ressources humaines par exemple, ce qui se répercute ensuite directement sur les activités de l’association. Or, il ne faut pas négliger le personnel et le temps nécessaires pour déposer un recours parallèlement à la poursuite des activités « ordinaires » de l’association. En ayant le pouvoir d’influencer de telles décisions d’ordre organisationnel, Dineur se met luimême dans une position délicate, et comme le résume bien un membre de l’ASBL : « Le problème c’est que Dineur a le statut de président… Je n’aimerais vraiment pas être à sa place. »

DES RELATIONS COMPLEXES

Mais si le cas de Dineur pose question, il serait cependant injuste de jeter le discrédit sur l’association. Au contraire, le trouble causé par l’édito de son président a fait surgir de nombreux questionnements en interne : les employés ne partagent pas tous la position de leur président au sujet de la densification urbaine. « Jusqu’à présent, on ne s’était jamais vraiment positionnés sur la protection de la nature en ville, et le dossier Josaphat nous a permis de commencer une réflexion collective »(12). Suite à cela, un groupe de travail s’est constitué sans Henri Dineur pour tâcher d’élaborer un positionnement collectif sur la question de la protection de la biodiversité en milieu urbain. La vérité, c’est que Natagora n’est pas suffisamment armée pour s’opposer frontalement à son administrateur délégué. Il y a quelques années, Natagora a connu des difficultés financières qui l’ont probablement poussée à établir des rapports de dépendance ou du moins, qui ont suscité un sentiment de redevabilité envers son président. Aujourd’hui le CA de l’association le soutient sur toutes ses positions et a voté pour lui à l’unanimité (20 membres, 20 votes à main levée…), ce qui lui confère une forte légitimité. Il ne faut donc pas sous-estimer la complexité de la situation dans laquelle se trouve Natagora vis-à-vis de son administrateur délégué. Cependant, une chose est sûre : Dineur n’est pas dépourvu de flair et place méthodiquement ses pions sur l’échiquier. Ses positionnements sont toujours stratégiques. Comme le résume bien Gwenaël Breës, il possède un don d’ubiquité et il se pourrait bien qu’il ait un coup d’avance dans le dossier Josaphat…

UN RAPPORT UTILITAIRE À LA NATURE

Pour l’instant, la Commission Régionale de Développement a émis un avis négatif(13) sur le projet d’aménagement de la friche, ce qui est encourageant du point de vue des naturalistes, la friche Josaphat étant l’un des derniers sites de la sorte en RBC, « un lieu unique, la dernière grande friche de Bruxelles » explique le naturaliste Benoît de Boeck. Sa principale caractéristique, qui fait notamment la richesse de sa biodiversité, est d’être un espace ouvert avec plusieurs milieux différents comme les mares, les haies et les talus, ce qui permet la coexistence d’espèces qui affectionnent ce type d’espace ouvert, comme les oiseaux migrateurs ou les abeilles sauvages(14). En permettant la construction de tours et de bâtiments en hauteur, le PAD risque de réduire drastiquement cette ouverture et les espaces verts prévus dans le projet ne permettront pas de conserver la biodiversité présente sur la friche. Tout au plus, le projet permettra-t-il de retrouver une biodiversité « banale » constituée de pigeons, d’écureuils et de moineaux, qui viendront remplacer les libellules, les gobe-mouches et les hérons cendrés… Comme l’explique un naturaliste : « La biodiversité des parcs n’est pas de la biodiversité. Les pelouses sont des déserts écologiques par rapport à la végétation de la friche. ». En s’inscrivant pourtant dans un objectif de « durabilité », le PAD Josaphat montre que le rapport de l’homme à la nature est purement utilitaire : on plante des arbres pour « dépolluer », on construit des parcs pour s’aérer… Autrement dit, la nature n’est pas préservée pour ce qu’elle est, mais au nom du bénéfice que l’homme en retire, ce qui explique qu’elle n’est pas prioritaire par rapport aux intérêts économiques d’une poignée de promoteurs immobiliers. Peu rentable, la biodiversité de la friche ne pèse pas lourd dans la balance face à la promesse d’une nature aseptisée, faite de parcs et de toitures végétalisées, pourvu que certains puissent en tirer profit. Alors, peut-on vraiment parler de nouveau paradigme, comme le prétend Dineur dans son édito de Natagora ? Ou bien les récents travaux sur la friche Josaphat ne sont-ils que la démonstration d’un éternel retour du même, sacrifiant sans remords la nature aux appétits insatiables/retors des promoteurs immobiliers ? Et de quels autres sacrifices les PAD sont-ils le nom ? À suivre dans le prochain épisode…

Scandola Branquet

Notes et références
  1. Commission Territoriale de Développement, 11 mai 2020, réponse de Rudy Vervoort à l’interpellation des représentant.e.s de partis sur la question des travaux de la friche Josaphat : https://youtu.be/FFvZGj6uHAc?t=2796 ou p.12 : http://weblex.irisnet.be/data/crb/biq/2019–20/00096/images.pdf.
  2. PRAS : Plan Régional d’Affectation des Sols. C’est le règlement ordinaire, la règle du jeu de base de l’urbanisme en RBC. Par rapport au PRAS, les PAD ont une valeur dérogatoire.
  3. Code Bruxellois de l’Aménagement du Territoire.
  4. Perspectives Brussels, Résumé Non-Technique (fourni par ARIES consultants), « incidences du plan sur la faune et la flore », p.55, disponible en ligne : https://perspective.brussels/sites/default/files/documents/rie_josaphat_02_rnt_fr.pdf
  5. Voir Gwenaël Breës, Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 2009.
  6. Le PDI est un programme d’urbanisme présenté par Charles Picqué et visant à faire renforcer l’identité de Bruxelles comme capitale de la Belgique sur la scène européenne et internationale à travers de grands projets comme la construction d’un palais des congrès : https://www.ieb.be/Le-Plan-International-de
  7. 22ème Cahier de la Cour des comptes, Session ordinaire 2017–2018, adressé au Parlement de la RBC, p. 178 (disponible en ligne)
  8. La Meuse, 12 décembre 2017, « Henri Dineur (Neo) : «J’étais mandataire public sans le savoir» »
  9. Magazine de Natagora n°96 mars-avril 2020, édito : Vers un Nouveau Paradigme ?, Henri Dineur
  10. Voir Ezelstad/La cité des ânes, Densifier la ville pour sauver les campagnes ?, 15 mai 2020
  11. https://groups.google.com/forum/?hl=fr#!searchin/aves-contact/dineur%7Csort:date/aves-contact/HzxuS8-59OE/DQjawCeACwAJ
  12. Propos recueillis auprès d’un membre de Natagora, qui désire rester anonyme.
  13. Avis de la Commission régionale de développement, 30 avril 2020, PAD Josaphat : http://www.crd-goc.be/wp/wp-content/uploads/20043_1988AD_PAD_JOSAPHAT_20200430.pdf.
  14. Podcast Par Ouï-dire, RTBF, Il faut sauver la friche Josaphat, 29 novembre 2019, disponible en ligne : https://www.rtbf.be/auvio/detail_par-ouidire?id=2571768.

INDÉCENCE MAXIMALE

Déjà en temps ordinaire, la publicité flirte constamment avec le mauvais goût et l’incorrection. Mais, depuis 2 mois, ses pratiques deviennent franchement indécentes. L’incapacité des médias dominants à changer leurs pratiques a provoqué un décalage choquant entre les informations anxiogènes débitées en continu et les inserts publicitaires totalement hors de propos. Sur les médias radio, par exemple, on nous dit que ce qui arrive est « du jamais vu », que nous vivons une crise « hors du commun », nous sommes bombardés de nouvelles effrayantes… et puis, soudain, les infos s’arrêtent et on nous vante les mérites de produits que nous ne pourrons acheter puisque nous sommes confinés, que les commerces sont fermés et que, pour beaucoup, nous sommes conscients que nous allons devoir nous serrer la ceinture suite aux difficultés financières que la crise sociale va provoquer.

Plus encore que d’habitude, on peut juger du ressenti des journalistes et commentateurs selon la manière dont ils introduisent ces parenthèses déplacées : ce sont des pauses (dans le flot de négativité ?) ou, plus conforme à la réalité, de la publicité, de la pub, pour des consommations qu’il faudrait maintenir actives pour faciliter la « relance d’après » qui est l’objectif déjà annoncé par les productivistes que rien ne semble pouvoir détourner de leur seule obsession, la croissance.

SIGNAUX POSITIFS ET SIGNAUX NÉGATIFS

Ne soyons pas de mauvais compte. Les panneaux publicitaires de rue ont cessé de nous pousser à des achats impossibles et inutiles. En trois langues (« #jesuischezmoi », « #flatten the curve », « #blijfinuwkot »), ils nous répètent les bons conseils que l’on nous serine partout et tout le temps. Certaines communes vont plus loin et donnent parfois des infos sur comment se faire aider socialement ou comment aider à la survie des petits commerces locaux (qui, hélas, vont périr par centaines alors que les supermarchés et surtout l’e‑commerce ont des profits en hausse qui les font exulter).

Enfin donc, les sucettes, colonnes Morris et autres planimètres auront été un peu utiles quelque temps, avant leur démontage devenu impérieux dans la période de vaches maigres qui attend la majorité de la population dans les temps qui viennent (à moins qu’on ne veuille augmenter encore les frustrations consuméristes). On pourrait garder quelques-uns de ces dispositifs pour les infos culturelles et pour les plans de ville, ceux qui n’entravent pas trop la circulation des piétons qui vont devenir plus nombreux quand on aura mené des politiques de dissuasion de la circulation automobile dont les mois de confinement ont prouvé qu’on pouvait largement se passer. Les villes les plus écolos ont ainsi débuté partiellement de telles politiques de libération de l’espace.

Mais la bête consumériste n’est pas morte et déjà les publicités essaient de surfer sur les nouvelles réalités. Avec souvent des plaisanteries plus qu’oiseuses, ils tentent de communiquer avec les confinés, les assurent de leur solidarité en achetant des pleines pages dans les grands quotidiens. On suppose qu’ils profitent ainsi des tarifs favorables que l’on accorde aux publicités qui sont en phase avec l’actualité, dans la logique commerciale du donnant-donnant et du support réciproque entre pub et rédactionnel.

Et, évidemment, puisque nous arborons toutes et tous une nouvelle pièce d’habillement qui « se voit comme le nez au milieu du visage », il fallait se douter que la pub allait se ruer dessus et y graver ses messages. Des hommes-sandwiches et des femmes-tartines vont donc marcher vers vous, masquant leur sourire, mais arborant leur marque favorite…

ÉCOLOGIE CRITIQUE DE LA PUB

L’absence de tout scrupule du monde de la publicité et ses effets nocifs ne sont pas neufs et la lecture d’un brillant dossier, déjà ancien, démontre la véracité de son premier chapitre titré « La publicité nuit gravement à la santé de l’environnement ».

Depuis 1992 (28 ans !) la revue Écologie & Politique(1) a accueilli dans ses pages quasi tous ceux qui, en francophonie (et aussi beaucoup venus d’ailleurs), ont pris conscience du changement de cap radical qu’imposait à nos sociétés le dépassement des limites naturelles(2). En décembre 2009, le n°39, titré Écologie critique de la pub(3), coordonné par Michael Löwy et Estienne Rodary, démontrait comment la publicité est un moteur essentiel de la destruction écologique de la planète. Il est désolant de constater que, 10 ans plus tard, leurs constats sans appel restent confrontés à la même frénésie publicitaire.

Sous la houlette de Löwy, ce sociologue, philosophe marxiste et écosocialiste, on devait s’attendre à une analyse en profondeur du mirage publicitaire. Et on n’est pas déçu : du « fétichisme de la marchandise » de Marx à Jean Baudrillard (« Il y a aujourd’hui autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine. ») en passant par Orwell ou Nietzsche (« On aura beau énoncer sa sagesse à son de cloche, les marchands sur la place en couvriront le son du tintement de leurs gros sous. »), on réalise que tous les penseurs d’envergure ont dénoncé les horreurs de la réification du monde sous régime capitaliste, rendue possible par la publicité.

Dans un chapitre intitulé « ennui de voiture » Matthew Paterson montre combien l’omniprésence de la bagnole est une construction culturelle, dans laquelle la publicité joue un rôle central. D’une manière, espérons-le, un peu prémonitoire, il juge que la présence croissante des pubs pour autos est un bon signe, car « c’est au moment où les idéologies hégémoniques sont en danger qu’elles doivent reconstituer leur pouvoir où cela est possible ».

D’autres chapitres montrent comment Sao Paulo est parvenue à se débarrasser des publicités qui envahissaient l’espace urbain et qui, littéralement, cachaient la ville. Par contre, à Mexico la publicité immobilière est parvenue à faire disparaître toute nature. On découvre aussi comment la banalisation scientifique des magazines éducatifs pour la jeunesse énonce un discours mensonger qui a pour effet que « la cause écologique s’est transformée en vernis destiné à renforcer l’action économique à grand renfort de publicité ».

Löwy et Rodary, rendent hommage à Thorstein Veblen qui, il y a plus d’un siècle, invitait à « débarrasser les individus de la culture de la consommation ostentatoire » et s’interrogent : « Comment libérer le public de la culture de la “mode” qui impose l’obsolescence rapide de produits de plus en plus éphémères, sans s’attaquer au bourrage de crâne – à moins que ce ne soit le lavage de cerveau – publicitaire ? » Ils nous incitent donc à « passer à l’action » et tiennent des propos que l’on croirait écrits pour cette période où une pandémie nous incite à nous poser la question du type de société dans laquelle nous voulons vivre. Leur conclusion est en phase totale avec les idées des décroissants les plus politiques : « Plutôt que de proposer aux individus de “réduire leur train de vie” ou de “diminuer leur consommation” – une approche abstraite et purement quantitative –, il faudrait créer les conditions pour qu’ils puissent peu à peu redécouvrir leurs vrais besoins et changer qualitativement leur mode de consommation, par exemple en choisissant la culture, l’éducation, la santé ou le logement, plutôt que l’achat de nouveaux gadgets, de nouvelles marchandises à utilité décroissante. La suppression du harcèlement publicitaire en est une condition nécessaire ».

Alain Adriaens

Notes et références
  1. http://www.ecologie-et-politique.info.
  2. L’auteur de ces lignes a eu l’honneur de publier, dans le n° 8 — automne 1993, l’article « Les Lois des hommes et de la nature » avec François Ost, alors doyen des Facultés universitaires Saint-Louis et aujourd’hui président de la Fondation pour les générations futures.
  3. En accès libre sur Cairn Info : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2010–1.htm

EMPOISONNEMENTS ÉCO-RESPONSABLES

GRÂCE AU « RÉFÉRENTIEL DU VIVRE ENSEMBLE(1) »

Des organismes wallons centrés sur l’agriculture ou l’environnement ont développé un document sur l’usage des pesticides, à l’attention des agriculteurs et riverains (le « Référentiel du vivre ensemble »). L’objectif : promouvoir de « bonnes pratiques », à travers la concertation. Mais ce document rappelle plutôt la communication qui nous vend les guerres déguisées en interventions humanitaires. C’est l’occasion de réfléchir aux intoxications raisonnées et aux bombardements chirurgicaux, aux poisons sanitaires et aux dévastations libératrices.

Parmi les porteurs de l’initiative : plusieurs syndicats, l’Institut Eco-Conseil, ou encore PROTECT’eau. Les pratiques promues par cette publication : éviter les débordements des épandages, recourir à un meilleur matériel, respecter une certaine distance à l’égard des habitations, etc.

Ces démarches auraient leur justification comme mesures transitoires, dans le cadre d’une sortie complète et très rapide de l’agriculture chimico-industrielle. Mais le document ne parle nulle part d’une telle sortie. Au contraire, il reste pleinement dans la phraséologie manipulatrice habituelle : les pesticides sont qualifiés de « phytosanitaires » (comme s’ils promouvaient la santé de qui que ce soit) ; les produits de l’agriculture industrielle, si elle respecte les lois existantes, sont qualifiés de « sains et sûrs » (p.3 du référentiel) ; le traitement que l’agrochimie fait subir à la nature (et, ainsi, à la santé humaine – notamment celle des agriculteurs), ce traitement est qualifié de « raisonné » – quand il est question, simplement, d’éviter une partie des épandages (p.8), etc.

LE CHOIX DU MOURIR ENSEMBLE ?

Comment peut-on encore manifester un tel aveuglement ? Les ravages des pesticides sont connus et archiconnus. Comme constaté et prouvé par les spécialistes et pleinement admis par les médias les plus centristes : 80% des insectes ont disparu en 30 ans (Le Monde, 28/10/17(2)) ; un tiers des oiseaux des campagnes ont disparu en 17 ans (CNRS, 20/03/18(3)) ; le rôle central des pesticides, dans ces destructions, est évident et reconnu (voir p. ex. la méta-analyse de 73 études, publiée en 2019 dans la revue Biological Conservation(4)); les très graves effets de ces produits sur la santé humaine sont de plus en plus manifestes (voir p. ex. le rapport de l’ONU sur le droit à l’alimentation du 24/01/2017(5)), etc.

Le référentiel ne parle nulle part d’une sortie de l’agriculture industrielle.
Il reste dans la phraséologie manipulatrice habituelle.

Arrêtons-nous un instant sur la disparition des insectes. Il est évident qu’il s’agit d’une des plus grandes catastrophes de l’histoire. Ces animaux sont d’une importance fondamentale pour les écosystèmes(6), et donc pour la plus grande partie de l’agriculture(7) (pollinisation, évitement de l’eutrophisation des eaux(8), survie de l’ensemble des autres espèces vivantes…). Nos santés et nos vies sont donc en jeu, au plus haut point. Que faut-il encore pour qu’on se réveille ? Pour qu’on arrête enfin le massacre ?

Les processus du référentiel en question ne contribueraient qu’à faire illusion, à faire croire qu’on fait le nécessaire pour que l’agriculture industrielle et l’agrochimie deviennent durables (ce qui est chose impossible). Alors que le cœur du problème et du désastre se maintiendrait : l’empoisonnement généralisé de notre milieu de vie. Simplement, sa vitesse serait un peu ralentie.

Dans ce domaine, les ressources, le temps et l’énergie devraient donc être investis dans tout autre chose : le travail pour un retour global à l’agriculture paysanne ou agroécologique, dont les capacités et potentiels exceptionnels ont été prouvés à de multiples reprises(9).

DES GUERRES DURABLES ?

Il est particulièrement triste et grave qu’un organisme comme l’Institut Eco-Conseil se soit associé à cette manipulation. Utilisées avec discernement, les valeurs et méthodes de cet organisme peuvent avoir du sens (concertation, processus « multi-acteurs », prise en compte des conceptions de chacun, etc.). Mais elles peuvent facilement déraper vers les mauvais compromis (je suis sûr, cependant, que certains membres de cet institut doivent déplorer fortement ce dérapage, parmi les formateurs en tout cas).

Les auteurs de ce référentiel devraient réfléchir, p. ex., à la propagande autour des guerres néocoloniales (Irak, Vietnam, etc.). De même qu’on parle ici de traitements « raisonnés », on parle là de « frappes chirurgicales » ; de même qu’on fait croire ici que l’usage des pesticides serait compatible avec la protection de l’eau, avec des aliments « sains et sûrs », on vend là le mensonge gigantesque de la guerre « zéro victime » ; de même qu’on parle ici de santé (« phytosanitaire »), on parle là de libération et de démocratisation des pays agressés. Alors qu’en fait, il ne s’agit ici que de la vente des poisons agrochimiques, et là, de géostratégie et de commerce des armes.

Peut-être que les rapaces néocoloniaux feront un jour appel à l’Institut Eco-Conseil ? Leurs opérations passeraient mieux, si on parlait de guerres éco-responsables, de bombardements intégrés (pas à moins de 100 mètres des hôpitaux et écoles…), etc. Des concertations multi-acteurs pourraient être organisées, entre habitants des pays cibles et militaires qui les attaquent, sous-traitants mercenaires spécialisés dans la torture, ONG…

Quelques moyens d’agir dans un sens différent : signer et diffuser la pétition « Nous voulons des coquelicots – Belgique »(10), pour une interdiction immédiate de tous les pesticides de synthèse ; et pour se donner tous les outils pour réfuter la propagande, lire le tout récent et concis « En finir avec les pesticides »(11), de Paul Lannoye et Maria Denil (voir la recension dans ces pages). À conseiller notamment aux auteurs du Référentiel du « vivre » ensemble.

Daniel Zink, éco-conseiller et membre de Grappe asbl

Notes et références
  1. https://filagri.be/actualites/utilisation-de-produits-phytopharmaceutiques-referentiel-du-vivre-ensemble. Merci à Paul Lannoye, qui a attiré mon attention sur le référentiel.
  2. « Insectes, l’hécatombe invisible », lemonde.fr, 2017.
  3. « Où sont passés les oiseaux des champs ? », lejournal.cnrs.fr, 2018.
  4. « Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers », sciencedirect.com, 2019. Voir aussi « Les pesticides, principale cause de la disparition des oiseaux en France », franceculture.fr, 2019.
  5. https://undocs.org/fr/A/HRC/34/48.
  6. « La disparition des insectes, un phénomène dévastateur pour les écosystèmes », lemonde.fr.
  7. « Les insectes sont indispensables à l’agriculture par leur rôle de pollinisateurs », lemonde.fr, 2019.
  8. « Et si on éradiquait tous les moustiques ? », lemonde.fr, 2016.
  9. Voir p. ex. Perez-Vittoria, S., Manifeste pour un XXe siècle paysan, Actes Sud, 2015, ou encore Le Naire, O., Dufumier, M., L’Agroécologie peut nous sauver, Actes Sud, 2019.
  10. http://grappebelgique.be/spip.php?page=sondage.
  11. Lannoye, P., Denil, M., En finir avec les pesticides, La boîte à Pandore, 2020.

LES FAKE NEWS NE SONT PAS L’APANAGE DES RÉSEAUX SOCIAUX

Le texte qui suit a été proposé pour publication à La Libre Belgique, qui l’a refusé, pour des raisons d’équilibre éditorial (1). Il a ensuite été proposé au Soir qui n’a pas pris la peine de répondre. Je profite donc de l’accueil qui m’est accordé régulièrement par Kairos pour le faire connaître. J’ai la faiblesse de croire qu’il est intéressant et … dérangeant.

Il est de bon ton de tourner en dérision les informations fantaisistes ou sans fondement qui pullulent sur les réseaux sociaux. Il est légitime de s’en indigner lorsque de fausses nouvelles (il est plus moderne de dire fake news) sont répandues dans le but de tromper ou de manipuler l’opinion publique.

Cela dit, il peut être tentant de qualifier de fake news (voire de propos conspirationnistes) des déclarations ou propos basés sur des faits vérifiables ou des études crédibles qui ont le tort de contredire le discours dominant. Certains journalistes ne résistent pas toujours à la tentation de recourir à l’amalgame pour discréditer une thèse controversée ou politiquement incorrecte.

En cette période de début de déconfinement physique, il serait regrettable de voir s’installer insidieusement un autre confinement, celui de la pensée dont les conséquences seraient dramatiques pour notre fonctionnement démocratique. Il ne s’agit pas ici d’hypothèses théoriques, mais de constats qu’il est facile de vérifier. Depuis de longs mois, la presse quasi unanime relaie généreusement les discours et prévisions enthousiastes sur l’avènement de la 5G émanant de l’industrie des télécommunications.

Les prises de positions critiques, de plus en plus nombreuses et largement étayées, émanant d’associations citoyennes, mais aussi de scientifiques préoccupés par l’impact potentiel de la 5G sur l’environnement, la santé et les équilibres planétaires, sont à peine évoquées. Pire, lorsqu’elles le sont, c’est pour les soumettre d’emblée à l’avis généralement aussi péremptoire que méprisant des porte-parole de la bien-pensance industrielle.

Un pas de plus a été franchi récemment avec une déclaration du CEO de Proximus, Guillaume Boutin, affirmant pour prouver l’innocuité du déploiement de la 5G ce qui suit : « On recense 30.000 études sur l’impact du rayonnement électromagnétique lié à la téléphonie mobile. Aucune d’entre elles n’indique qu’il y aurait un risque pour la santé ». (Interview du 3 avril dernier dans La Libre Belgique). Le président du Conseil d’administration de Proximus, l’ancien ministre Stefaan De Clerck, a pris à son compte ce propos lors de l’assemblée générale du groupe (voir L’Écho du 16 avril 2020). Or cette affirmation est une contre-vérité grossière. Soit MM. Boutin et De Clerck affabulent par ignorance, soit ils mentent de la manière la plus cynique.

En tout état de cause, il s’agit là de fake news visant à tromper l’opinion publique. Émanant de personnalités responsables d’une entreprise de service public, c’est inacceptable. Que MM. Boutin et De Clerck disent que la littérature scientifique ne permet pas d’affirmer la nocivité des rayonnements électromagnétiques liés à la téléphonie mobile, pourrait encore se comprendre. C’est tout à fait faux, mais il est vrai que des scientifiques proches des milieux industriels continuent à le proclamer sur base d’études épidémiologiques qu’ils jugent non concluantes. Ils auraient au moins quelques références sur lesquelles s’appuyer, alors que leur déclaration ne repose sur rien.

C’est d’autant plus grave que cette même déclaration a manifestement inspiré le ministre Philippe De Backer. Dans sa réponse à une question parlementaire récente (mercredi 6 mai 2020), il dit : « Les aspects sanitaires des radio-fréquences et en particulier celles utilisées dans la téléphonie mobile font l’objet de différentes études scientifiques. Depuis plus de 30 ans, de multiples études sont réalisées. L’évolution de ces études est suivie en permanence. Sur la base de ces études, aucun lien n’a été démontré entre l’émission d’ondes et un quelconque danger sur la santé, à condition que ces émissions restent dans les limites recommandées par l’Organisation mondiale de la santé. »

Le ministre se révèle ainsi le porte-voix fidèle de l’industrie des télécommunications. Il devrait prendre connaissance des très nombreuses publications scientifiques qui contredisent ses propos. Il devrait aussi prendre connaissance du rapport du Conseil supérieur de la santé du 19 mai 2019 lequel, à propos de l’exposition aux radiations non ionisantes, reconnaît qu’il a été démontré que les rayonnements de micro-ondes agissent via activation des canaux calciques dépendant du voltage, induisant des effets biologiques à des niveaux non thermiques (c’est-à-dire en dessous des valeurs limites recommandées par l’OMS lesquelles ne reconnaissent que les effets thermiques).

En cas d’exposition régulière ou, pire encore, permanente, ces effets biologiques sont susceptibles d’entraîner des conséquences graves pour la santé, particulièrement pour les enfants et les embryons.

De nombreux risques de dommages à la santé sont identifiés :

  • lésions de l’ADN cellulaire ;
  • stress cellulaire ;
  • altération de l’expression des gènes ;
  • troubles neurologiques, y compris dépression et autisme ;
  • troubles cardiaques, incluant tachycardie, arythmie et arrêt cardiaque ;
  • perturbation du sommeil ;
  • infertilité et altération de la qualité du sperme ;
  • cancers.

Par ailleurs, le ministre feint d’ignorer que la 5G mettra en œuvre des gammes de fréquences inédites (3.5 et 26GHz) pour lesquelles les études d’impact biologique sont rares.

Lorsqu’on déplore la perte de confiance de la population envers les responsables politiques, il y a lieu de s’interroger d’abord sur l’attitude de ces mêmes responsables. La confiance doit avant tout se mériter. C’est vrai aussi pour les médias. Le technologisme ambiant a fait basculer beaucoup de journalistes de l’esprit critique à la croyance. C’est particulièrement interpellant lorsqu’on est confrontés à des enjeux de société aussi déterminants que celui de la généralisation de la 5G.

Paul Lannoye
Docteur en Sciences physiques, Président du Grappe.

Notes et références
  1. « Monsieur, Nous vous remercions pour l’envoi de votre texte que nous transmettons à notre journaliste qui couvre la 5G. Malheureusement, alors que nous recevons pour l’instant un nombre exceptionnel de textes, et que nous avons publié ces dernières semaines une majorité d’opinions opposées au développement de la 5G, nous ne pourrons donner suite à votre tribune dans nos pages Débats. Nous vous remercions pour votre compréhension, Bosco d’Otreppe pour les pages Débats ».

« PLUS DE LIENS… ». OUI, MAIS LESQUELS ?

C’est un débat aussi vieux que la philosophie : quelle est la part de la nature et de la culture dans la détermination de nos actes ? Plus récent : quelle est la part de l’inné ou de l’acquis dans nos comportements ? La polémique s’est souvent conclue par : « Un peu des deux, avec une interaction constante entre les deux… » (1). Aujourd’hui, sous la pression de féminismes de combat, c’est autour de la question du genre – qui serait tout et le sexe rien – que la polémique a été relancée. Sur ce sujet, Kairos a publié quelques articles qui dénonçaient des excès bien utiles aux illusions prométhéennes de certains productivistes. Cela nous a valu de solides inimitiés… Tentant de nous appuyer sur des faits, nous continuons l’exploration des bases psycho-physiologiques des comportements humains, cette fois en partant de l’ouvrage Sous le signe du lien(2) du neuropsychiatre bien connu Boris Cyrulnik. 

Un des slogans favoris des objecteurs de croissance est « Moins de biens, plus de liens ». Il est certain que de passer moins de temps à courir après les richesses matérielles, laisse l’opportunité (kairos) de re-nouer des liens humains plus riches. Mais quels types de liens les humains développent-ils – ou pas ? 

Boris Cyrulnik est celui qui a donné ses lettres de noblesse au mot « résilience ». Il a introduit le terme(3) en psychologie pour désigner la capacité d’un individu à « se remettre » d’un traumatisme psychique. Sous le signe du lien est un ouvrage basé sur des observations scientifiques très pointues qui permettent de peindre une histoire naturelle de l’attachement, en commençant dès la vie intra-utérine. Mais Cyrulnik commence par une autocritique d’une démarche qui serait trop scientiste car beaucoup « croient observer le monde, alors qu’ils n’observent que l’impression que le monde leur fait. ». Et c’est vrai qu’il est de nombreux exemples où des individus, prétendument rationnels, croient ce qu’ils ont envie de croire plutôt que de se soumettre à des faits qui les dérangent. 

Il faut bien avouer que les observations réalisées par Cyrulnik et autres étho-psychanalystes ont de quoi déranger. En observant ce qui se passe dans le monde animal, non pas pour prôner une imitation (rejet de la sociobiologie(4)), mais pour découvrir ce qu’il y a de commun chez les espèces qui ont opté pour la reproduction sexuée (bien plus génératrice de diversité que la parthénogenèse). Ils mettent ainsi en évidence les constantes biologiques qui déterminent aussi les humains. En commentaire de son propre ouvrage, Cyrulnik dira « Je pense qu’avant de lire ce livre, vous aviez les idées claires. J’espère maintenant qu’elles sont confuses, car il faut douter, croyez-moi ! ». 

LA MÈRE ET L’ENFANT 

Dans une première partie titrée « La mère », Cyrulnik étudie la progressive « entrée au monde » de l’enfant ; tout naturellement, celle-ci se fait via la mère, d’abord 9 mois dans son ventre et puis dans ses bras et dans un environnement où elle est fort présente. Des observations montrent ainsi que le fœtus (mot inapproprié car trop « biologisant ») est, dès les derniers mois, en communication intense avec sa mère et avec le monde extérieur avec ses sens du toucher, olfactif et auditif. Cette socialisation d’avant la naissance conduit le neuro-psychanalyste à ironiser sur le concept de mère porteuse (« Moi qui croyais que toutes les mères étaient porteuses… ») qui réduit la gestation à une mécanique alors qu’elle est déjà relationnelle. À côté de la location des bras ou des cerveaux (le salariat), de la location des vagins (la prostitution), avec la GPA, on imagine aujourd’hui louer les utérus, niant l’intrication psychologique intense entre une mère et le futur humain qu’elle nourrit en son sein. Sous le signe du lien montre que l’on survalorise à tort le seul aspect biologique de la gestation : dès les débuts de la vie, des liens psychologiques sont déjà très présents. 

METTRE AU MONDE UN PÈRE 

Puisque c’est la mère qui « façonne » l’enfant avant et juste après la naissance, il se fait que c’est elle qui présente à l’enfant celui qui deviendra son père. Cyrulnik préférerait le terme de mari ou mieux encore celui d’« homme d’attachement » car, là, le biologique est absent : c’est en faisant comprendre à son bébé que celui-là est le mâle qu’elle a élu, que la mère « fait naître un père »(5)

Aux divers stades de développement de l’enfant, les poids respectifs du biologique, du psychologique, du symbolique, du social évoluent et cet équilibre dépend des sociétés dans lesquelles évolue l’enfant. La sociologie montre que « plus l’environnement social est protecteur, plus le rôle paternel devient secondaire. » Les qualités requises pour un père évoluent de même (« …l’intelligence, qui n’était qu’une valeur secondaire, une valeur de femme au XIIIe siècle, est devenue une valeur masculine au XIXe siècle parce qu’elle donnait accès au pouvoir social »). 

Parfois, ces évolutions induites par la modernité ont des conséquences néfastes sur le plan des comportements : « Quand il n’y a pas de ′′père psychique′′, l’enfant ne peut pas échapper à la toute-puissance de la mère dévorante. Pour trouver un semblant de libération, il cherche un père extra-familial, un substitut paternel. Il trouve alors un chef de bande, un membre politique, un père charismatique, un fondateur de secte. Le manque de père l’a rendu apte à se soumettre… pour échapper à sa mère ! ». 

Cyrulnik considère qu’« il n’y a pas de culture sans rôles sociaux sexués. (…) Ne pas savoir de quel sexe on est, c’est ne pas savoir qui on est. (…) Mais toute identification est une amputation, un renoncement à devenir quelqu’un d’autre, à réaliser une autre possibilité de soi. Les enfants mal identifiés ne connaissent pas ces amputations épanouissantes : être homme ou femme c’est tout pareil, disent-ils, riche ou pauvre, ici ou ailleurs, mort ou vivant… » Dès 2010, le neuro-psychanalyste développait donc des idées qui ressemblent diablement à celles développées par le journal La Décroissance dans le n°161 de juillet 2019, « Contre la grande confusion »(6)

COMMENT FAIRE COUPLE 

Puisque la majorité des enfants sont conçus au sein de couples, l’étude des liens qui s’établissent au sein des couples fait partie des recherches des étho-psychanalystes. Ils constatent que la nature de ces liens dépend en grande partie de ce qui s’est passé dans la prime enfance des partenaires. Un certain Gordon a dit que « tout se joue avant 6 ans ». Avec l’observation étho-psychologique, il apparaît que même les relations au sein d’un couple dépendent d’un phénomène qui se déroule dans les premiers mois de la vie. Ce phénomène est celui de « l’empreinte » : les humains partagent avec les vertébrés l’existence d’une période, parfois très courte, parfois plus longue, au cours de laquelle l’être en formation s’attache à la personne qui est proche de lui, qui l’entretient, qui le protège. On connaît cette jolie histoire (qui date de 1935) des oisons qui suivaient Konrad Lorenz plutôt que leur mère l’oie car l’éthologue avait été présent au moment où l’empreinte (ou imprégnation) se fixe lors d’une phase de maturation du cerveau des oies. Ce processus purement neurologique, avec des nombreuses variantes, existe dans le règne des animaux sexués et donc bien chez l’humain. 

Ainsi donc, au sein des couples, on sait que les débuts sont sous l’influence hormonale et régis par la passion amoureuse (éros) mais la stabilité du couple dépend bien évidemment de l’harmonie sociale et intellectuelle qui unit les partenaires. Il existe aussi un troisième lien, l’attachement(7), qui est en quelque sorte la répétition de l’empreinte, ce besoin neurologique de lien qui est né lors de la période propice du développement cervical dans les premiers mois. Cet attachement, assez irrépressible, pousse parfois à se comporter d’une manière que l’on juge peu sensée mais qui est inscrite dans nos circuits neuronaux. Ainsi, cet attachement peut même aller se loger dans la détestation, dans la haine, qui tient ensemble certains couples étonnants. De même, une peur violente, un stress intense semblent rouvrir la possibilité de s’attacher à une personne déterminée. C’est ce qui serait à l’origine du syndrome de Stockholm qui voit des otages « tomber amoureux » de leur bourreau (à condition que celui-ci fasse mine d’être sympa, de les protéger quand même…). 

Comme quoi, nos déterminismes, hérités de centaines de millions d’années d’évolution, nous poussent parfois à d’étranges comportements. Cela donne raison à Spinoza pour qui l’Homme n’est qu’un élément de la nature semblable aux autres, soumis aux mêmes lois : « Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent ». Mais Spinoza nous dit aussi que la connaissance de ce qui nous détermine permet de moins subir ces contraintes extérieures. L’étho-psychanalyse, qui marie enfin nature et culture, est décidément une aide précieuse à notre partielle libération… 

POURQUOI TANT DE NOS CONTEMPORAINS REFUSENT LE SEXE… 

Dans le chapitre « Mort au sexe », Cyrulnik montre combien, pour des raisons biologico-psychologiques, le désir sexuel est tyrannique et source d’angoisse(8). La passion sexuelle rend dépendant et oblige, inconsciemment, à se soumettre au partenaire qui apporte la jouissance tant attendue. Alors, « …l’extinction amoureuse est souhaitée comme un soulagement… ». En ces temps où l’individualisme et la recherche d’une illusoire autonomie totale sont exacerbés, cette libération des exigences du sexe est grande. Dans les couples, il est plus aisé de vivre avec un conjoint qu’on n’aime guère (« L’amour sexe, l’amour passion, c’est ailleurs dans la fièvre, la souffrance, l’exaltation… » dit une dame analysée par le psy). Heureusement pour la stabilité de nos sociétés hypermodernes, il reste l’attachement, ce sentiment qui naît dans la durée grâce à la proximité. Certes, comme tout bon tranquillisant, l’attachement engourdit les sens mais dans la vie complexe et stressante du XXIe siècle, la sécurité d’un couple apaisé est parfois une question de survie mentale. 

Cyrulnik, qui s’est spécialisé dans l’accompagnement des enfants « sans famille », abandonnés lorsqu’ils étaient tout petits, a constaté que ceux-ci, privés des repères stables et d’organisateur externe qu’apporte une famille, compensaient souvent ce manque en s’auto-centrant, en développant un « narcissisme sans miroir » qui leur permettrait parfois d’avoir une vie plus épanouie que des enfants avec famille. Ces derniers, protégés, mais quelque peu amputés de la liberté qu’autorise l’absence d’une famille et de ses contraintes affectives et sociales, vont plutôt vers des névroses adaptatives, peu favorables à des vies « héroïques ». 

Ce qui étonne ces derniers temps, alors que les enfants abandonnés sont de moins en moins nombreux, est la multiplication de ces profils psychologiques d’adolescents en quête d’identité. L’explication se trouverait dans une instabilité non plus due à l’absence de parents mais à des familles instables, professionnellement, affectivement, géographiquement, qui laissent des jeunes dans une adolescence de plus en plus longue, toujours en recherche de repères sociaux, sexuels, de genre… Cyrulnik rejoint aussi le sociologue Alain Ehrenberg qui a mis en évidence ce phénomène dans La fatigue d’être soi(9)

Alain Adriaens 

Notes et références
  1. Parfois traduit par la jolie formule : « L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » (Pascal, Pensées).
  2. Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Hachette Pluriel Editions, Poche, 2010.
  3. Il y a 50 ans, la résilience désignait seulement la capacité d’un matériau à résister aux chocs et aux déformations. Les matériaux qui reviennent à leur forme initiale après qu’on ait exercé une force sur eux sont dit résilients car ils ont une certaine plasticité. Cyrulnik a utilisé le mot dans le domaine psy. Dans un deuxième temps, des écologistes (notamment Rob Hopkins, initiateur du mouvement de la transition) l’ont repris pour définir ce qu’une société ou un groupe humain devait développer pour se préparer à se remettre debout après les chocs (jugés inéluctables) du basculement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles, notamment énergétiques.
  4. Sous l’influence de l’entomologiste Edward Wilson qui a surtout retenu de l’évolution darwinienne les aspects de compétition et pas de solidarité, la sociobiologie fut parfois accusée d’inciter à l’eugénisme, au racisme, à l’élitisme…
  5. « …le père intramaternel devient sensoriel, traduit par la mère. Son odeur, sa voix, ses caresses, sa simple présence et la signification que la mère lui attribue, modifient les communications sensorielles de la mère avec son enfant. »
  6. http://www.ladecroissance.net/?chemin=journal&numero=161.
  7. Le psychologue écossais John Bowlby a montré que les enfants en bas âge s’attachent aux adultes qui se montrent sensibles et attentionnés aux interactions sociales avec eux d’une façon stable au moins plusieurs mois durant la période qui va de l’âge de 6 mois environ jusqu’à 2 ans. Vers la fin de cette période, les enfants commencent à utiliser les figures d’attachement (l’entourage familier) comme base de sécurité à partir de laquelle ils vont explorer le monde, et vers qui ils savent qu’ils peuvent retourner.
  8. On a vu dans le paragraphe La fin de la sexualité de notre article « La reproduction humaine technologisée » du Kairos n°42, que certains transhumanistes surfent sur ces craintes pour vendre leurs fantasmes technocratiques : cfr Henry Greely, The End of Sex and the Future of Human Reproduction.
  9. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacobs, août 2000, 414pp.

PANNE DE TRANSMISSION

«…dans la famille contemporaine des pays industrialisés, les compétences, non seulement du père mais des deux parents, deviennent obsolètes de leur vivant, faisant qu’ils n’ont guère d’intérêt à les transmettre à leurs enfants, même si la possibilité leur en était offerte. »(1)

Renaud Beauchard, à propos de Christopher Lasch.

La postmodernité marque des ruptures dans plusieurs domaines. Dans La condition postmoderne (1979), Jean-François Lyotard n’avait pas attendu la « révolution numérique » pour prendre acte de bouleversements, par comparaison avec la modernité que nous connaissions depuis le XVIIIe siècle. Parmi eux, la disparition des grands récits structurants sur lesquels s’appuyaient les membres des sociétés occidentales pour donner un sens à leur existence individuelle et collective. Exit Dieu, le Roi, la Tradition, le Prolétariat, le Communisme. Restaient le Progrès sous la forme abâtardie de la toute-puissance technicienne censée donner une direction au monde, ainsi que le libéralisme, affublé entre-temps du préfixe « néo », qui continue à imposer sa loi d’airain malgré qu’on le dise en crise(2). Des petits récits s’y sont ajoutés : la croissance économique en vue du bien-être matériel, la mondialisation accouchant de la société multiculturelle, avec en miroir la recherche frénétique de son identité (nationale, régionale, sexuelle, de genre, de consommateur, etc.) et surtout l’individualisme qui a pris un nouveau tournant en Mai 68, dont nous n’avons toujours pas fini de payer les pots cassés et d’en comprendre toutes les conséquences. C’est sur ce dernier que nous allons nous pencher dans cet article, particulièrement sur sa tendance à empêcher les formes de transmission traditionnelles tout en leur en substituant de nouvelles, toujours présentées comme inévitables et bénéfiques, mais que l’on verra avant tout comme problématiques.

À L’ÉCOLE

Ma pratique professionnelle viendra ici en appoint. Né en 1963, j’ai commencé à donner cours dans l’enseignement secondaire en 1988, donc bien avant le raz-de-marée technologique que nous connaissons. L’avant (analogique) et l’après (numérique) sont difficilement comparables. Pour qui n’a pas connu le premier ordre, le second paraîtra naturel, malgré le stress croissant qu’il génère chez les individus. Et inversement, la difficulté d’amener les jeunes générations à un décentrement du regard. « Les ados, c’est toujours des ados ! », m’a‑t-on souvent dit d’un air entendu… Alors, rien de nouveau sous le soleil ? Les adolescents de 2020 seraient-ils identiques à ceux de 1975 ? Certes, il y a toujours bien quelques points communs comme la propension à la rébellion, les fanfaronnades, l’air blasé, la diction hésitante et l’acné, mais ce sont surtout les différences qui frappent (parfois au sens propre !). Alors attachons-nous plutôt à celles-ci.

Dans ma génération, nous considérions généralement que les adultes, et donc les professeurs, possédaient quelque chose d’intéressant pour nous, ne s’acquérant pas en dehors d’une transmission explicite. Nous reconnaissions leur statut social et leur position d’exception. Certains, dont j’étais, s’identifiaient parfois à l’un d’eux, attirés par son expérience de la vie, recherchaient sa compagnie, voire sa complicité. Quand j’avais un contact avec eux, fortuit ou non, en dehors des murs de l’école, je me sentais mûrir, j’en éprouvais de la satisfaction et même de la fierté. Cela ne m’empêchait pas d’apprécier aussi la compagnie de mes camarades. Bref, l’énergie circulait entre les générations et huilait les rapports humains.

Tout cela a changé et, difficulté supplémentaire, nous n’avons pas été informés qu’il y avait une révolution en cours, comme nous le dit Jean-Pierre Lebrun. Les adolescents d’aujourd’hui restent souvent entre pairs(3). Ils ne voient plus leurs professeurs comme des exemples à suivre, encore moins comme des mentors. Leurs relations avec eux sont envisagées sous l’angle double et contradictoire de la méfiance et du jeu, sachant qu’un jeu peut être tantôt amusant, tantôt violent, mais toujours aux dépens de son partenaire (forcé, dans notre cas), que l’on doit plutôt considérer comme son adversaire. Plus grave encore, il y a la perte d’attention, aux deux sens du terme : être capable de se concentrer et avoir des égards pour les autres (cf. compte-rendu des « Assises de l’attention », p.17). Conséquemment, les apprentissages et les relations humaines en souffrent. Entre des moments de rigolade, les « anciens » élèves pouvaient rester attentifs pendant des laps de temps suffisants pour assimiler des savoirs. Les élèves du XXIe siècle ont des capacités attentionnelles largement réduites, proches de celle du poisson rouge(4) : 9 secondes ! À la rentrée 2019, j’ai cliniquement constaté un basculement radical dans les classes du premier degré (12–14 ans). Émettons l’hypothèse que nous avons affaire à la première génération présentant les pleins symptômes, cognitifs et psycho-affectifs(5), de l’addiction aux écrans : affaiblissement de la mémoire de travail ; disparition du goût du savoir véritable ; hégémonie du présent ou présentisme (« Le passé ne nous intéresse pas ! ») ; revendication de droits sans contrepartie (les devoirs) ; recherche de l’horizontalité dans les relations (cf. infra), soi-disant pour des motifs « démocratiques », cela aboutissant paradoxalement à des comportements irrespectueux, impulsifs ou transgressifs ; non-respect des règles sociales, comme couper constamment la parole ou ne pas attendre son tour, signes d’une maîtrise de soi défaillante(6) ; athazagoraphobie ou peur d’être oublié par ses pairs ; apathie ou bien plus souvent surexcitation. Du côté des enseignants, tous les out sont en vue : burn, brown ou bore, on ne sait dans quel ordre les classer.

Dans son étude sur la cyberdépendance, le docteur Philip Pongy parle d’une « pathologie du vide » aux causes diverses : « consumérisme, immersion médiatique, apologie de l’agir au détriment de la pensée, déliquescence des idéaux et des instances répressives inconscientes en relation avec l’évanescence des repères familiaux, sociétaux et éthiques(7) ». Il évoque une « démentalisation induite par la connexion ayant des conséquences redoutables sur le développement psychique de l’enfant. L’introjection est entravée, les perceptions sont incrustées au détriment des représentations, l’émotion prime sur le sentiment, la mise en acte sur la pensée, l’immédiateté sur l’élaboration(8) ». Nous sommes donc très loin d’un quelconque « progrès », pourtant implicitement posé par les décideurs politiques qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, poussent à la numérisation de l’École en invoquant le Pacte d’excellence(9). Un tel déni et une telle irresponsabilité laissent pantois. Alors que la meilleure méthode pour aider une victime d’addiction est de la sevrer, les décideurs rajoutent une dose de temps d’écran aux élèves, au prétexte de l’efficacité dans la communication – ce qui reste à prouver – et de l’adaptation au monde qui vient ; à ces prétextes viendront s’ajouter d’autres en temps voulu, notamment pédagogiques. Tout fera farine au mauvais moulin des GAFAM.

POUR UNE VERTICALITÉ RAISONNABLE

La transmission traditionnelle « verticale » n’a plus la cote, mais « …vouloir se débarrasser de toute verticalité – impliquant place à donner à autorité, altérité et antériorité – est aujourd’hui la nouvelle version de l’excès(10) », indique Jean-Pierre Lebrun. À l’opposé, dans ses conférences, le psychothérapeute de la famille Jean-Paul Gaillard invite les enseignants à se mettre à l’heure des relations égalitaires avec les jeunes – qu’il appelle avec déférence et complaisance des « mutants » –, processus irréversible selon lui et de toute manière bienvenu en ce qu’il est porteur d’un monde plus « juste », plus « démocratique », plus « équitable ». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanisation, il est demandé aux aînés de s’adapter aux puînés. Durant toute ma carrière professionnelle, un membre de la génération X(11) comme moi aura été prié de s’effacer en permanence, d’abord face aux collègues plus âgés quand j’étais un jeune prof dans les années 1980–90, puis face aux jeunes (collègues et élèves) alors que j’arrive en fin de carrière ! Sur ce plan-là, je constate être né à un moment particulièrement frustrant.

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) donnent l’impression à leurs utilisateurs d’avoir accès à l’ensemble des savoirs de l’humanité en un clic. Cet « âge de l’accès », première étape d’Internet dans les années 1990 et 2000, a maintenant fait place à la gouvernementalité algorithmique(12). Certes, rétrospectivement et comparativement, on le regretterait. Il n’empêche que, d’une part, il induit en erreur en faisant une équivalence entre information, savoir et connaissance et, d’autre part, il individualise l’appropriation des connaissances, alors que la transmission est un phénomène collectif. Internet apporte des informations, mais seul l’être humain est porteur de sens, idée que les dernières générations ne peuvent ou ne veulent pas comprendre ou admettre.

Ne réduisons pas les savoirs à de l’intellectualité, il y a aussi les savoir-vivre, qui sont moins, mal ou plus du tout transmis aux enfants par les parents, alors qu’ils permettent la construction de la personnalité, de la sociabilité, ainsi que la maîtrise de la vie quotidienne. La conséquence pour les enseignants en est une double et exténuante mission d’éduquer, principalement, et d’instruire, s’il reste un peu de temps et d’attention pour cela. Et encore, pas tous les enseignants : « Ce qui frappe l’observateur contemporain, c’est un retrait significatif des adultes, parents ou enseignants, de l’acte de transmission au profit de la liberté de choix et de l’expérimentation par soi-même(13) », observent Blais, Gauchet et Ottavi. Car Mai 68 est passé par là, avec ses lubies pédagogistes(14) et libertaires. La transmission d’expériences et de savoirs est également fragilisée pour plusieurs raisons. D’abord l’accélération sociale et le « temps réel » de la Toile y représentent un obstacle de taille. Ensuite, l’explosion de fake news qui aboutit à ce phénomène décrit par Hannah Arendt en son temps : quand le mensonge et la désinformation règnent, la conséquence n’en est pas que les individus croient n’importe quelle sornette, mais qu’ils ne croient plus en rien(15). Enfin, une dévalorisation de l’expérience elle-même. Lorsqu’un quinquagénaire recherche un emploi, il lui est devenu inutile et même contre-productif d’insister sur ses expériences professionnelles accumulées, puisque d’une part les employeurs préfèrent embaucher des salariés « sans préjugés » (comprenez malléables et non affiliés à un syndicat), comme me l’a avoué l’un d’eux(16) et, d’autre part, les expériences se transforment en inconvénients lorsqu’on est sommé de s’adapter en permanence.

POUR UNE TRANSMISSION NON CYBERNÉTIQUE

La transmission a‑t-elle un avenir ? À l’inverse du second, le premier mot n’est plus guère utilisé par les techno-progressistes, mais on peut supposer que, acculés à répondre, les plus fanatiques d’entre eux se défausseraient sur la cybernétique, cette discipline mise au point en 1948 par le mathématicien Norbert Wiener qui modélise les mécanismes de pilotage, de contrôle et de communication entre les hommes et les machines. Sauf qu’elle est un auto-mouvement sans contrôle humain, mais qui redéfinira l’homme comme un être purement informationnel dans un système ultra-technicisé et toujours plus compliqué(17). « Dans le capitalisme cybernétique, les rapports entre les êtres humains apparaissent [ainsi] comme des rapports entre des outils technologiques(18) ». Qu’elle soit considérée comme une rivale ou une gentille collaboratrice, la machine laissera toujours l’être humain sur le bord de la route, comme le formule François Meyronnis : « Confrontées aux réseaux numériques et à l’avènement du monde comme unité virtuelle actualisée à chaque instant, les sociétés humaines sont donc assignées à rattraper les flux avec l’absolue certitude d’échouer – les flux devançant les humains de manière toujours plus manifeste(19)». Alors que se perd le sens de l’effort dans le domaine politique, constatons que les électeurs-consommateurs en redoublent quand il s’agit de rester dans la course technologique, entre autres. N’y a‑t-il pas autre chose et mieux à transmettre que des procédures et compétences techniques toujours plus poussées ? Par exemple les autres éléments constitutifs de notre humanité : notre âme, notre vie, nos valeurs, notre mémoire, nos choix éthiques et politiques ?

Bernard Legros

Notes et références
  1. Renaud Beauchard, Christopher Lasch, un populisme vertueux, Michalon, 2018, p.36.
  2. Selon certains observateurs, le néolibéralisme, en tant que doctrine économique, aurait aujourd’hui fait place au néo-mercantilisme. Il n’en reste pas moins que son idéologie est toujours prégnante dans la conscience collective. La pandémie de coronavirus aura-t-elle finalement sa peau ? À suivre…
  3. Encouragés d’ailleurs en ce sens par un certain courant de la psychologie.
  4. Cf. Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Grasset, 2019.
  5. Mes collègues d’éducation physique auraient aussi d’utiles informations à délivrer.
  6. À ce sujet, la télévision continue à influencer négativement les jeunes, même dans une émission culturelle comme « Les Grosses Têtes », où les participants, pourtant tous adultes, se montrent bruyants et dissipés.
  7. Cf. Philip Pongy, La cyberdépendance. Pathologie de la connexion à l’outil Internet, Sauramps Médical, 2018.
  8. Ibidem, p.122.
  9. Selon ce Pacte, il faudra que « chaque établissement scolaire conçoive une stratégie en matière d’insertion des outils numériques dans les apprentissages et la gouvernance de l’établissement ».
  10. Jean-Pierre Lebrun, Un immonde sans limite, Erès, 2020, p.241.
  11. La génération X est née entre 1960 et 1975. Un·e jeune qui m’apostropherait par un retentissant « boomer » se méprendrait.
  12. Cf. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, Le nouveau pouvoir statistique, www.cairns.info.
  13. Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet & Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Stock, 2014, p.78.
  14. « Ainsi, la tendance actuelle (depuis les années 80) de la pédagogie conduit à se demander : comment enseigner, par quelles techniques communiquer un savoir ?, plutôt que : que faut-il enseigner ?, dans quel but faut-il transmettre un savoir ? », Clotilde Leguil-Badal in Jacques-Alain Miller (dir.), L’anti-livre noir de la psychanalyse, Seuil, 2006, p.261.
  15. Le climato-scepticisme en est un symptôme évident.
  16. Anecdote piquante, ce recruteur recrutait pour le compte d’une association consacrée à la transition écologique ! Là aussi, semble-t-il, il faudrait faire table rase du passé. Au profit des innovations disruptives ?
  17. Compliqué et non pas complexe.
  18. Maxime Ouellet, La révolution culturelle du capital. Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information, Écosociété, 2016, p.156.
  19. François Meyronnis, Proclamation sur la vraie crise mondiale, L.L.L., 2015, p.97.

VISITE AUX « ASSISES DE L’ATTENTION », PARIS, 1er FÉVRIER 2020

Qui aurait parié un kopek que l’attention, cette faculté humaine si naturelle, aurait fait l’objet d’un colloque spécifique en 2020 ? Pourtant, le 1er février, ce fut bien le cas à Paris, où les premières « Assises de l’attention » eurent lieu.

C’est l’inquiétude et la curiosité qui avaient motivé les organisateurs, un regroupement d’associations, tant envers la captation de notre attention par les géants du numérique (les GAFAM), devenue criante dans les sociétés industrialisées, qu’envers ses conséquences sanitaires, écologiques, éducatives et (non-)démocratiques. Les deux versants liés de l’attention ont été pris en compte : être capable de se concentrer et avoir des égards envers les autres et le monde en général. Parmi les anecdotes racontées, retenons celle-ci, tant elle est ahurissante : une infirmière des maternités rapportait que de plus en plus de femmes, juste après l’accouchement, lorsque leur bébé est déposé sur leur ventre, ont comme premier réflexe non de le toucher mais de le photographier et de poster immédiatement la photo sur les réseaux sociaux ! Elle expliquait ensuite l’importance des premiers moments, de chaque geste à apporter à l’enfant, des comportements qui semblent naturels mais qui le sont de moins en moins dans une société marquée par l’autonomie de la technique.

Pas loin de 300 participants, provisoirement déconnectés, se sont réunis le 1er février à La Bellevilloise, un ancien atelier reconverti en lieu culturel dans le 20ème arrondissement de Paris, pour écouter des spécialistes et des praticiens, puis échanger sur la question du jour : comment protéger notre attention face aux dangers des écrans ? Trois demandes politiques ont émergé de cette journée : la fin des écrans publicitaires dans les lieux publics, l’interdiction des écrans dans les crèches, les maternelles et au primaire, le lancement d’une campagne de prévention indépendante de tous conflits d’intérêts. Affaire à suivre…

En matinée, la première session de conférences concernait la question des enfants face aux écrans. Pour Sabine Duflo, psychologue et membre fondatrice du CoSE(1), le numérique induit une rupture entre l’enfant et son environnement naturel. Les troubles de l’attention, de l’acquisition du langage et du comportement sont en hausse, ainsi que les problèmes de santé mentale. Les relations d’attachement parents-enfants sont dégradées alors que les besoins spécifiques de ceux-ci sont en priorité la sécurité existentielle et la maîtrise du langage.

Jean-Philippe Lachaud, directeur de recherche en neurosciences à l’INSERM, affirme que l’attention est une plus-value de l’être humain. La crise qui la frappe était prévisible, car davantage de stimulations entraînent une division de l’attention et un zapping permanent pour ne rater aucune opportunité, pour diminuer l’anxiété de perdre des informations. Les écrans viennent également perturber les mécanismes intentionnels. Le smartphone est devenu un organe sensoriel et un sens additionnel stimulant le circuit de la récompense et sa pompe à dopamine. Il fait disparaître le corps, bientôt réduit à deux doigts, et atrophie le sens de l’espace. Allant dans le sens de l’hédonisme cher aux postmodernes, le chercheur note que « sans attention, il n’y a pas de plaisir ».

L’enseignante Karine Mauvilly est revenue sur son concept de cyberminimalisme, dans la foulée de son dernier ouvrage (Seuil, 2019). Dans sa démarche pragmatique, à défaut de sortir du numérique, il s’agit de réduire au maximum le temps passé devant les écrans et de choisir les moins mauvaises solutions que le marché nous offre, entre autres celles qui protègent au mieux nos données personnelles.

Janine Busson et le Québécois Jacques Brodeur, pionniers du

« Défi sans écran », appellent à reprendre collectivement le pouvoir sur la technologie, à « dompter l’animal numérique chronophage ». Ayons toutefois conscience que l’adversaire en face est un professionnel de la captologie qui crée de nouveaux symptômes comme le fear of missing out (FOMO), la peur de manquer un événement important. Ils accusent l’École d’ignorer la prévention afin de ne pas entraver la marche de la numérisation. Ainsi, on remarque des cas d’enfants de maternelle qui dorment avec leur smartphone, abandonnés par des aînés « dérégulés dans leur fonction parentale ». Pour terminer, Brodeur a récusé ce stupide cliché selon lequel « il faut vivre avec son temps ». Enfin ! La matinée fut clôturée par une table ronde avec des représentants des associations Alerte(2), Les Chevaliers du Web(3), CoSE, Joue, pense, parle(4) et Lâche ton écran(5).

L’après-midi s’ouvrait par une table ronde avec Cédric Biagini, Yves Citton et Célia Zolynski. Le premier(6) nous a gratifiés d’un exposé à coloration politique. La destruction de l’attention est le fondement d’un nouveau modèle économique piloté par les GAFAM, à la fois complices et concurrents entre eux. Le design, les interfaces et les notifications améliorent les performances de la captologie, les algorithmes accompagnent nos vies sans que nous ayons besoin d’être munis d’une puce sous-cutanée puisqu’un smartphone suffit. Les GAFAM cherchent à optimiser, rationaliser et intensifier nos existences par les technologies de l’information et de la communication (TIC), proposent de nouvelles manières d’être au monde et de nouveaux agencements sociaux dans la recherche de sensations et d’expériences.

Le deuxième, professeur de littérature et médias à l’Université Paris 8, était à notre sens l’invité-mauvaise surprise, au vu de son discours ambigu qui n’est certainement pas étranger à son appartenance au mouvement accélérationniste(7). S’il reconnaît que l’attention est un bien commun, c’est pour aussitôt remarquer a contrario le rôle positif de la distraction, par exemple dans le cas d’une propagande politique haineuse, et glorifier l’individualisation qui devrait être prise en compte dans l’environnement scolaire.

La troisième est professeure de droit à la Sorbonne. Elle déplore que les GAFAM soient devenus aujourd’hui les seuls gardiens de notre attention. Allons plus loin : ils ne devraient « garder » notre attention d’aucune manière parce qu’ils ne devraient tout simplement pas exister dans un monde décent et réellement démocratique !

La journée s’est terminée par une dernière table ronde, plus politique, rassemblant les associations : D.Connexion(s), Écran total, Lève les yeux(8), Résistance à l’agression publicitaire et Technologos(9). Des démarches différentes mais néanmoins complémentaires. Suivait un débat sur réformisme ou radicalisme, ce dernier pouvant être l’apanage du collectif Écran total qui, par exemple, communique par lettres postales par souci de cohérence avec leurs analyses. Ce collectif réunit des gens de métiers divers qui luttent contre la numérisation dans leur travail et dans leur vie. Ils se subdivisent notamment en actions ciblées telles L’Appel de Beauchastel pour le refus de l’usage des outils numériques dans les écoles.

Ces Assises de l’attention ont eu le mérite de rassembler des personnes d’horizons politiques et professionnels divers et éloignés mais pouvant s’unir sur des objectifs précis et concrets. Félicitations aux organisateurs pour cette réussite.

Robin Delobel et Bernard Legros

Notes et références
  1. Collectif surexposition écrans, www.surexposition.org.
  2. alertecran.org
  3. chevaliersduweb.fr
  4. jouepenseparle.wordpress.com
  5. lachetonecranasso.fr
  6. Directeur des éditions L’Échappée et auteur, entre autres, de L’emprise numérique. Comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies (2012).
  7. Mouvement philosophique porté sur les fonts baptismaux en 2013 par deux universitaires britanniques de gauche, Alex Williams et Nick Srnicek. En recyclant la dialectique hégélienne, l’idée est de dépasser le capitalisme en exacerbant la technoscience, en la poussant jusqu’à sa logique ultime. L’accélérationnisme a essaimé en France avec Yves Citton et en Belgique avec Laurent de Sutter.
  8. levelesyeux.com
  9. technologos.fr

ÉOLIENNES, NUCLÉAIRE, LES MÊMES ATROCITÉS. RÉENCHANTONS LA VIE SANS ÉLECTRICITÉ

« L’éclairage électrique, en nous désapprenant à voir dans la pénombre, à y être chez nous, dérobe toutes les pensées et sentiments des choses qui auraient trouvé à y prendre forme, à s’y discerner bientôt ; à s’y nuancer et ramifier au dedans de nous en d’autres impressions et imaginations et souvenirs par jeu de correspondances, en phosphorescences si ténues que la lumière artificielle nous les rend invisibles et peut-être inexistantes ; juste en actionnant l’interrupteur. »

Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse

Ce texte m’a été inspiré par une réunion publique récente autour des éoliennes organisée à Aubusson, dans le département de la Creuse. Lors de cette soirée, une femme a posé cette question à laquelle les animateurs ont refusé de répondre : « Si nous sommes contre le nucléaire et contre les éoliennes industrielles, que proposons-nous ? ». Voici une tentative de réponse à cette interrogation qui me paraît essentielle …

LE NUCLÉAIRE N’EST PAS UNE ÉNERGIE PROPRE…

C’est une invention guerrière qui a causé la mort et la souffrance de millions de personnes. Dès son élaboration, aux États-Unis avec le projet Manhattan(1), des milliers d’Américains ont servi de cobayes avant d’être abandonnés dans l’indifférence. Puis, à la fin de celle-ci, les Japonais à Hiroshima et à Nagasaki en ont éprouvé les premières horreurs. La France, elle aussi, durant 50 années d’essais, a pris sa part en irradiant des populations, et leurs terres, qui n’avaient rien demandé. Elle poursuit au Niger, pour alimenter ses centrales, la contamination et la spoliation de l’Afrique, commencées avec le colonialisme. Aujourd’hui, nous ne savons toujours pas quoi faire des déchets radioactifs de toutes sortes, mais le pire est que nous ne savons pas ce qu’il adviendra des 58 réacteurs implantés sur le territoire qu’on ne sait pas démanteler(2) et dont un grand nombre, par leur vétusté, représentent une menace très grave. Par ailleurs, une ministre macroniste a avoué publiquement cet été que le gouvernement n’avait aucun horizon face à la sécheresse qui sévissait alors sur le territoire. Elle s’exprimait sur le niveau très bas des rivières en Loire-Atlantique qui menaçait sérieusement le fonctionnement de certains réacteurs. On était à quelques centimètres du seuil qui imposerait la fermeture et l’arrêt complet des sites sous peine d’avarie très grave. N’oublions pas, enfin, les malchanceux qui vivent à proximité d’un réacteur ou qui travaillent à l’intérieur. Ils sont les sacrifiés de la République(3).

LES ÉOLIENNES NE SONT PAS UNE ÉNERGIE RENOUVELABLE…

…elles sont, tout comme le nucléaire, le produit d’une société industrielle destructrice qui dévaste la Terre et les humains depuis près de 200 ans et dont on voit bien désormais, avec le dérèglement climatique et les injustices sociales démesurées, avec la perte drastique de la biodiversité et l’aliénation de tous aux écrans, qu’elle n’offre aucune perspective d’avenir. Pour fabriquer un engin de la taille d’une éolienne, il faut des machines énormes qui nécessitent une infrastructure adaptée que seul le capitalisme mondialisé et sauvage peut fournir. Il faut extraire des minerais, des métaux et des terres rares en saccageant les endroits qui en possèdent dans leurs sous-sols et anéantir les peuples qui ont le malheur de vivre au-dessus. Pour ce faire, il faut brûler quantités de pétrole, fabriquer dans des usines Seveso des produits chimiques toxiques dans des proportions très importantes. Cette extraction utilise également des quantités gigantesques d’eau alors que nous sommes sur le point d’en manquer cruellement. Elle pollue les rivières et les nappes phréatiques et exploite, sans états d’âme, une main‑d’œuvre nombreuse et sacrifiée. Non, ceci ne ressemble pas à une énergie respectueuse de l’environnement et des humains… Par ailleurs, nous ne savons pas ce que nous ferons dans une quinzaine d’années des déchets colossaux que le démantèlement de ces monstres imposera. N’oublions pas tous les riverains d’éoliennes qui souffrent de toute sorte de maux, les oiseaux qui s’empalent en nombre et l’enlaidissement de nos campagnes. Et que dire aux promeneurs de bord de mer de cet horizon, cher aux poètes, complètement gâché par cette monstruosité métallique alignée ?

Le photovoltaïque présente les mêmes caractéristiques que les éoliennes : destructions et pollutions multiples, production de déchets à n’en plus finir, laideur des champs et des villes, prolifération de plastiques toxiques… Le pétrole et le charbon, comme le gaz, ont déjà suffisamment pollué la planète puisque même le groupement des experts au service des gouvernements occidentaux, le GIEC, hurle de laisser ces hydrocarbures dans le sol. C’est là, d’ailleurs, que réside l’hypocrisie éhontée de nos grands élus. En effet, sans pétrole pour faire tourner les machines aux tailles démesurées et pour faire rouler les camions de toutes sortes, ni le nucléaire, ni les éoliennes, ni le photovoltaïque n’existeraient.

QUE NOUS RESTE-T-IL ?

Rien, et le vertige du néant nous accable. À moins, à moins qu’une idée, une lueur de bougie… entrouvre une porte. Alors, il nous appartiendra d’éclairer nos esprits d’une double conscience.

D’une part, le transfert des capacités humaines aux machines de plus en plus sophistiquées, tel qu’il se déroule depuis plus d’un siècle et dont l’achèvement semble être l’avènement des écrans portables connectés, a laissé sur le bord du chemin la richesse de nos âmes, car elle ne rentre pas dans les cases informatiques normalisées. Ont été évincés : le sensible, la réflexion, la mémoire, la patience, les agoras et la décision collective, la mesure humaine, l’ancrage à la terre…, parmi tant d’autres choses. Cette substitution nous laisse vide de nous-mêmes et orphelins du goût de l’effort collectif, celui qui engendre la joie et la vie. D’autre part, si le charbon et le pétrole détruisent la Terre, gardons en tête que la seule énergie digne est l’énergie humaine et animale, lorsqu’elle s’inscrit dans un élan commun.

Alors, si nous ne voulons pas aller au chaos dont nous percevons désormais les prémices, il faudra réenchanter une vie dans laquelle l’électricité ne sera plus qu’un vieux souvenir… Cela peut sembler inimaginable et inatteignable car nous sommes nés, à l’exception des plus anciens, dans un monde où l’électricité coulait de source et où l’eau courait sans jamais s’arrêter. Mais précisément, regardons comment la vie sociale et l’économie de subsistance(4) se présentaient dans nos régions avant le remembrement, la révolution verte et chimique et l’invention de l’aliénation par le confort moderne électrique. Il ne s’agit évidemment pas d’une volonté de retour en arrière qui, au regard des destructions et des dislocations innombrables qui se sont produites depuis ce temps, est impossible. Il s’agit de réfléchir à tirer les enseignements du passé récent pour tenter d’envisager une refondation de nos façons de faire société et d’habiter le monde dans l’état où il se trouve aujourd’hui. C’est une tâche de grande ampleur mais elle peut être gaie et épanouissante et elle pourrait redonner, probablement, un sens à nos vies sinistrées…

« Mais tout cela inaccessible, introuvable et d’ailleurs entièrement soustrait à l’imagination avec la lumière allumée : c’est bien réellement que nous en sommes prisonniers avec les images animées, les bavardages et les musiques sortant des haut-parleurs, que nous y sommes emmurés vivants avec la ventilation, ou, si vous préférez, comme sous l’effet d’une névrose de contrainte collective n’autorisant pas de contact avec l’intérieur. »(5) (À suivre)

Hervé Krief

Notes et références
  1. Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan, Le passager clandestin, 2018.
  2. Voir le DVD Brennilis, la centrale qui ne voulait pas s’éteindre, de Brigitte Chevet, Vivement Lundi, 2008.
  3. Ceux qui veulent absolument des chiffres peuvent se référer à une étude de l’INSERM, intitulée Géolap du 28 novembre 2014. Mais il n’y a pas besoin d’experts, d’études et de chiffres pour comprendre que vivre à proximité d’une telle puissance radioactive irradie gravement les riverains.
  4. Référence ici à un terme employé et développé par Ivan Illich.
  5. Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, Fario, 2015.

RÉVOLUTIONS TECHNOLOGIQUES : ET SI L’ÉCHEC ÉTAIT LA NORME ?

Celui qui ignore l’Histoire est condamné à reproduire les erreurs du passé. L’adage, si souvent répété mais tout aussi souvent ignoré est d’une pertinence qui devrait inciter à plus d’humilité et de prudence chez les décideurs de toute obédience, même lorsqu’ils communient dans la même célébration des bienfaits de l’innovation technologique.

J’invite les lecteurs de Kairos à s’interroger sur deux grandes innovations technologiques qui ont marqué le vingtième siècle : la découverte des pesticides de synthèse et leur utilisation massive dans le cadre de la fameuse révolution verte des années 1950–1960 et la production d’électricité grâce à la maîtrise de l’énergie nucléaire dès les années 1950. Ces deux grandes innovations technologiques ont été présentées à l’origine comme autant de progrès incontestables pour l’humanité, toutes en mesure de résoudre des problèmes de société majeurs.

La révolution verte, grâce notamment aux produits phytosanitaires (appellation officielle et particulièrement valorisante des pesticides de synthèse) avait pour ambition de résoudre définitivement le problème de la faim dans le monde. L’énergie nucléaire civile (à ne pas confondre avec la militaire) était appelée à répondre à tous les besoins énergétiques partout dans le monde, à un coût dérisoire. Aucune de ces deux merveilleuses innovations n’a répondu aux promesses qu’elles ont annoncées, même si, dans un premier temps, elles ont pu donner l’illusion de leur pertinence.

LES PESTICIDES ET LA FAIM DANS LE MONDE

La révolution verte, portée par l’agronome Norman Borlaug, qui fut récompensé pour cette paternité remarquable en 1959 par le prix Nobel, était basée sur le recours systématique aux engrais chimiques (N, P, K), aux semences sélectionnées et aux pesticides. Elle a permis d’augmenter considérablement les rendements de la production agricole. Mais cela n’a pu avoir lieu qu’au prix de lourds investissements, le plus souvent hors de portée de la paysannerie des pays souffrant d’une insuffisance de la production alimentaire.

On a logiquement assisté au fil des décennies à une dépossession des terres de culture exploitées traditionnellement par des petits paysans au profit d’une classe privilégiée d’exploitants et surtout par les multinationales de l’agro-alimentaire. Les cultures de rente ont supplanté les cultures vivrières ; les paysans se sont reconvertis en salariés sous-payés des exploitations agricoles ou ont quitté les campagnes pour les bidonvilles.

Au fil des décennies, les rapports de la FAO, l’Agence de l’ONU pour l’agriculture et l’alimentation, ont bien dû constater que le nombre de sous-alimentés dans le monde ne diminuait pas.

En 1996, à Rome, les représentants des Nations-Unies au Sommet mondial de l’alimentation se sont engagés à réduire de moitié le nombre de sous-alimentés à l’échéance de 2015. Cet objectif n’a évidemment pas été atteint. Comme ne sera pas atteint l’objectif du millénaire (adopté unanimement en 2000) d’atteindre cet objectif en 2020.

Les rapports publiés successivement par Jean Ziegler, Olivier De Schutter et Mme Hilal Elver en tant que rapporteurs spéciaux des Nations-unies sur le droit à l’alimentation pointent l’inaptitude et l’injustice des politiques en vigueur pour résoudre le lancinant problème de la sous-alimentation de centaines de millions d’êtres humains dans le monde actuel.

La révolution verte et ses technologies à haut rendement sont clairement en cause. Si l’agriculture industrielle s’est perpétuée, c’est au prix du soutien financier permanent et massif des grandes puissances et au détriment des agriculteurs soumis aux injonctions du marché mondial et prisonniers d’un endettement croissant. Mais, ce qui est pire, c’est que cette révolution prétendument verte a entraîné une érosion massive des terres dans le monde, la contamination généralisée des écosystèmes par des pesticides de synthèse dangereux pour le vivant, en particulier pour les êtres humains et, paradoxalement, l’éviction des paysans de leur rôle de fournisseurs d’aliments. Le rapport d’Hilal Elver rappelle en outre que les pesticides tuent 200.000 personnes par intoxication chaque année. Son verdict est sans appel : il faut, partout dans le monde, reconvertir les pratiques agricoles à l’agroécologie, ce qui signifie l’abandon des pesticides. La vision présentée comme géniale de Norman Borlaug, le père de la révolution verte, s’est fracassée sur les contraintes écologiques et sociales du monde réel.

L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE OU LE FARDEAU INSUPPORTABLE LÉGUÉ AUX GÉNÉRATIONS FUTURES

En 1957, le traité Euratom, signé par les six pays fondateurs de la Communauté européenne et toujours en vigueur à ce jour, institue une Communauté européenne de l’énergie atomique. Il précise que cette Communauté a pour mission de contribuer, par l’établissement des conditions nécessaires à la formation et à la croissance rapide des industries nucléaires, à l’élévation du niveau de vie dans les États membres et au développement des échanges avec les autres pays.

La Communauté européenne n’entendait pas être à la traîne des deux grandes puissances, les États-Unis et l’URSS, engagées dans un ambitieux programme de développement d’une industrie nucléaire civile bénéficiant de l’acquis technologique hérité du programme de production des armes atomiques.

Créée quelques années plus tôt par l’ONU, l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) s’était donnée pour mission de promouvoir le développement d’une industrie nucléaire civile tout en garantissant en principe l’étanchéité entre les utilisations civiles et militaires de l’énergie nucléaire.

L’adage à la mode à cette époque était euphorique : « nuclear energy is too cheap to meter » (trop bon marché pour qu’on prenne la peine de chiffrer son coût).

Dix ans plus tard, en 1968, le traité de non-prolifération nucléaire (NPT) était conçu pour stimuler le développement des programmes nucléaires civils partout dans le monde, tout en réservant la capacité d’utilisation de l’arme nucléaire aux cinq États détenteurs historiques d’un arsenal nucléaire.

L’émergence d’une contestation de plus en plus étayée scientifiquement de la pertinence du recours à l’énergie nucléaire n’a pas entamé l’optimisme des économistes et des experts des institutions internationales. En 1974, l’AIEA envisageait pour l’an 2000, une capacité de production d’énergie nucléaire mondiale de 3.500 GW, et dans le meilleur des scénarios, de 5.000 GW. L’OCDE était à peine moins optimiste en 1973 avec sa fourchette 2.900GW4.400GW.

La réalité s’est montrée cruelle avec ces prévisionnistes en cours. En l’an 2000, la capacité de production d’électricité d’origine nucléaire opérationnelle dans le monde a atteint 350GW, soit le dixième de celle considérée en 1974 comme la plus probable par l’AIEA. Il est vrai que deux cygnes noirs étaient apparus entretemps ; le premier en 1979, à Three Mile Island et le second en 1986 à Tchernobyl(1).

Aujourd’hui, cette capacité de production a atteint un pic historique, soit 370 GW en 2019. En 20 ans, l’accroissement annuel moyen a été d’1 GW !(2). Le troisième cygne noir, apparu en 2011 à Fukushima a sonné le glas des derniers espoirs de renouveau d’une industrie fondamentalement incompatible avec le vivant et incapable de garantir la sécurité qu’elle prétendait assurer(3).

L’acharnement mis par deux États pionniers du développement de l’industrie nucléaire (la France et la Russie) à nier l’évidence et à continuer la recherche de clients pour ses réacteurs ne repose que sur des aides et financements d’État qui s’avéreront tôt ou tard intenables.

Le KWh nucléaire n’est pas, et n’a jamais été, trop bon marché pour justifier de nouveaux investissements dans la filière nucléaire. Il est aujourd’hui nettement plus cher que le KWh éolien ou solaire. Seule l’inconscience scandaleuse de responsables politiques myopes ou aveugles permet la survie d’installations de production vétustes et éminemment dangereuses.

L’industrie nucléaire n’a apporté à l’humanité que la contamination radioactive irréversible de vastes territoires, des millions de victimes humaines et le fardeau insupportable de quantités énormes de déchets qu’il faudra tenter de gérer tant bien que mal pendant des siècles.

La révolution numérique d’aujourd’hui nous enjoint de communier dans la même ferveur avec tous ceux qui veulent l’imposer pour notre bien. Pas plus que la révolution verte ou la révolution nucléaire, elle ne tiendra ses promesses.

Elle est insoutenable pour trois raisons :

  • elle va contribuer à un énorme accroissement de la demande en énergie, en contradiction totale avec les objectifs affichés de maîtrise des dérèglements climatiques ;
  • elle va mobiliser en abondance des métaux rares et buter sur des limites physiques de disponibilité incontournables ;
  • elle va exacerber le problème de la pollution électromagnétique et de son impact sur la santé et les équilibres planétaires.

La pandémie du coronavirus qui paralyse le monde au moment où j’écris ces lignes a au moins un avantage : elle nous permet de mesurer l’importance du lien social et de nous interroger sur la déshumanisation rampante du monde qui se construit.

Paul Lannoye, président du Grappe

Notes et références
  1. Voir les dossiers des Kairos de septembre-octobre et novembre-décembre consacrés au nucléaire.
  2. Chiffres du World Nuclear Industry States Report de 2019.
  3. À remarquer que des six pays fondateurs du traité Euratom, seule la France reste engagée dans le processus de déploiement ou de renouvellement de son parc de réacteurs nucléaires (1 réacteur en construction à Flamanville).

LES MOTS QUI MENTENT

On le sait, l’ouvrage fondateur de la publicité moderne est Propaganda, écrit par le neveu de Freud, Edward Bernays, qui a utilisé les découvertes de la psychologie des profondeurs de nos esprits pour mettre nos inconscients au service de la manipulation de foules destinées à devenir de dociles consommatrices compulsives. Le titre dit bien ce qu’il veut dire : on va mentir, un peu, beaucoup, passionnément… pour tromper le chaland. Tout bon séducteur (toute bonne séductrice) sait qu’il (elle) doit mentir à sa victime et utiliser des mots dévoyés de leur sens premier pour embobiner sa proie et la prendre dans ses rets. Voyons quelques exemples de ces détournements sémantiques qui (est-ce un hasard ?) sont utilisés tant dans la pub que par des politiciens retors.

LA FASCINATION TECHNO-SCIENTISTE

Puisque les illusoires promesses technocratiques sont le fonds de commerce de ceux qui veulent faire croire qu’une croissance infinie est possible, il n’est pas étonnant de retrouver des termes scientifiques à profusion dans les publicités. Evidemment, le maître-mot est « intelligence artificielle ». N’importe quel automatisme dirigé par un processus informatique d’une commande de 3 lignes écrites en 2 minutes par un programmeur débutant est une merveille d’intelligence artificielle. Tout devient donc smart dans nos vies et, nous pauvres humains, face à ces mécanismes de plus en plus autonomes, devenons de plus en plus dépendants et incapables de tout.

À côté de l’électronique, la biologie moléculaire connaît aussi du succès et c’est pourquoi l’on entend sans cesse que telle ou telle idée « fait partie de mon/notre ADN ». Pas besoin de connaître la formule et la fonction de l’acide désoxyribonucléique pour impressionner le péquenot qui sera persuadé d’être face à un brillant penseur. Cet appel à l’ADN est d’autant plus déplacé qu’on l’utilise pour qualifier des traits culturels acquis alors que le code écrit dans nos chromosomes est la source même de faits de nature les plus intangibles qui soient, notre patrimoine génétique que rien ne pourra jamais modifier.

En publicité, une traduction plus subliminale de la déification de la science est que, pour vous vendre une lessive, un dentifrice ou tout autre produit banal, on fait prononcer le bobard publicitaire par une dame ou un monsieur en blouse blanche qui, du haut de son savoir, impose ses doctes sentences…

L’ÉCOLOGIE FAIT RECETTE

Alors que l’écologie, la vraie, imposerait de limiter nos consommations, le succès des idées « vertes » est évidemment récupéré par les marchands. Les images de paysages naturels sublimes servent en général de décor pour promouvoir l’achat d’objets (en particuliers les bagnoles) qui vivront dans des environnements hyper-pollués, plus laids les uns que les autres. C’est la base du greenwashing publicitaire mais, pour ce qui est des mots dévoyés, on trouve ces temps-ci, l’usage abusif du terme écosystème. À partir du moment où 2 ou 3 éléments interagissent, on vous parle de l’écosystème de ceci ou de cela, même si c’est à mille lieues de la complexité (souvent incompréhensible pour les esprits humains les plus avisés) d’un écosystème naturel.

Après le détournement (hélas très réussi) du sustainable development organisation supportable ») devenu « croissance qui dure », les récupérateurs s’attaquent au mot « transition ». Dans l’idée des initiateurs (Rob Hopkins vers 2005), c’était le passage (plutôt imminent) de l’ère productiviste à l’ère écologique après les chocs dus au dérèglement climatique et à la pénurie de pétrole (subie ou volontaire). Aujourd’hui, tout petit changement superficiel est devenu une transition (cela marche surtout avec l’adjectif énergétique quand, par exemple, on pousse – ou on oblige – à acheter une nouvelle voiture électrique à la place du véhicule thermique qui marchait encore très bien et qui deviendra un déchet de plus).

Je viens de découvrir dans un texte économique une formule qui m’a stupéfié : « Plan de transition pour des paliers de croissance ». Refusant la notion de décroissance (repli ordonné et organisé), voyant venir la récession (déroute dans le désordre qui touchera les faibles et épargnera les puissants), les dévots de la foi dans le toujours plus vont donc essayer de vendre l’idée que l’arrêt de la croissance (déjà en cours) est par eux planifié et n’est qu’une transition, un palier, avant la reprise de la montée de l’escalier infini vers… ?

Dans le même ordre d’idées, « résilience » qui signifiait changement volontaire de mode de vie permettant de survivre dans la perspective d’un futur choc traumatique (individuel ou sociétal), est devenu dans la bouche des sommités internationales, onusiennes ou européennes, l’adaptation aux mesures austéritaires que l’on imposera aux populations les plus démunies pour que les plus riches puissent continuer à s’enrichir plus encore.

LA TYRANNIE DU LOOK

En guise de mise en appétit pour la prochaine chronique de « Fils de pub » qui accompagnera le dossier « Les féminismes » du Kairos n°45 et qui abordera les publicités qui méprisent les femmes et les considèrent, au mieux, comme des supports d’allumage des désirs entremêlés de sexe et de consommation, parlons des messieurs qui, eux aussi, succombent aux publicités leur promettant la beauté… à coups de chirurgie esthétique. Chez les mâles, plutôt que de promettre la disparition des rides, la remontée des seins ou le rabotage du nez, ce qui est à la mode est la plantation d’une chevelure digne de Samson. Alors qu’une mode est de raser le crâne pour avoir un look viril, certains, pour des sommes rondelettes (plusieurs milliers d’euros), se font repiquer des implants capillaires censés leur (re) donner du charme. C’est apparemment douloureux mais puisqu’« il faut souffrir pour être belle/beau », la publicité est là pour inciter à… s’offrir un voyage à Istanbul qui est devenu le centre mondial du jardinage crânien. Combinant le low cost aérien et le low cost capillaire (50 centimes le poil greffé contre 1,5 à 2€ chez nous), les klashkops, comme on dit à Bruxelles, pourront regarnir leur chef : (Istan)boul contre la boule de billard (c’est la chute… finale).

Alain Adriaens

LE CRIME DU CHOLÉRA EN HAÏTI

Il y a 10 ans, le 12 janvier 2010, un séisme dévastateur et meurtrier frappait Haïti. Une tragédie qui coûta la vie à près de 300.000 personnes. À la suite de cette catastrophe naturelle, l’aide internationale afflua et l’occupation militaire s’intensifia, avec pour prétexte de stabiliser le pays.

Ce pays des Antilles est souvent présenté comme le pays le plus pauvre des Amériques alors qu’il s’agit surtout d’un pays appauvri. Les références à l’esprit des Occidentaux se résument souvent aux ONG et à l’aide humanitaire apportée à un pays dit chaotique. Un chaos savamment orchestré par les pays occidentaux : les colonisateurs d’Europe puis leurs amis d’Amérique du Nord. Comme le rappelait le cinéaste Raoul Peck au journal Le Monde en 2016 suite à l’ouragan Matthew, une nouvelle catastrophe qui frappait le pays : « Nous payons également une ingérence étrangère qui n’a jamais cessé depuis la fondation même de cette République rebelle ». Pays appauvri par les dettes coloniales, les occupations étrangères, les injonctions du FMI et autres prédateurs, Haïti se révèle extrêmement vulnérable face à la pandémie du Covid-19.

PAYS APPAUVRI ET INGÉRENCES EXTÉRIEURES

Première république noire, pays rebelle pour avoir osé résister à l’empire français, l’histoire d’Haïti est rythmée par les ingérences et les crises politiques. Les infrastructures sanitaires défaillantes sont inadéquates à un point tel que seuls une centaine de lits sont actuellement disponibles pour les soins intensifs sur une population de 11 millions de personnes. Cette pandémie met en danger une fois de plus une grande partie de la population et rappelle l’épidémie de choléra apportée en 2010 par des troupes de l’ONU.

À l’occasion de la commémoration des 10 ans du séisme, le REHMONCO, Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’Occupation d’Haïti, écrivait en janvier 2020 : « Ce désastre n’est pas uniquement le résultat d’un phénomène naturel, mais bien, surtout, le produit d’un système social archaïque, sous-développé, dont tous les éléments constituant sa structure concourent à reproduire la misère, l’appauvrissement, l’exclusion, la marginalisation et l’oppression. » Le séisme de 2010 fut l’occasion pour les élites économiques et politiques d’approfondir la thérapie néolibérale comme le détaille très bien Naomi Klein dans son livre La stratégie du choc. Pourtant, le terme de catastrophe naturelle est à nuancer, comme nous pouvons tristement le remarquer ces dernières semaines avec la pandémie du Covid-19, les États et surtout leurs populations sont bien démunies après des décennies d’affaiblissement des services publics au Sud et plus récemment dans les pays du Nord. « Ce n’est pas le séisme qui a fait la catastrophe en Haïti, mais les bidonvilles et la pauvreté, l’absence d’infrastructures et de services sociaux. La catastrophe avait déjà eu lieu. Elle avait un nom : le néolibéralisme » faisait remarquer Frédéric Thomas dans L’Humanité du 13 janvier 2020.

LE CHOLÉRA, APPORTÉ PAR UNE MISSION DE LA PAIX…

Si les images les plus véhiculées concernant Haïti sont la splendeur de cette île des Antilles et la pauvreté qui étouffe une grande partie de ses habitants, peu d’occidentaux ont entendu parler du choléra. Et pourtant, des soldats de la force onusienne sont responsables de l’introduction du Vibrio cholerae en Haïti. Les missions de l’ONU n’ont rien fait pour combattre le choléra, tandis que l’argent disponible pour la maladie, ne permettrait d’accompagner qu’environ 10% de la population infectée. À partir de son apparition en octobre 2010, la maladie du choléra a fait plus de 10.000 morts et de 800.000 personnes infectées. C’est finalement en mai 2014 qu’est créé un Comité de haut niveau pour l’élimination du choléra par l’ONU via son secrétaire général. Et ce n’est qu’en 2016 que le bureau du secrétaire général reconnaissait enfin avoir un rôle dans l’épidémie du choléra. Cette déclaration faisait suite à un rapport de Phillip Alstom, professeur de droit à l’université de New York, rapporteur spécial avec une douzaine d’autres experts sur les questions de droits de l’homme, il affirmait que le refus de l’ONU de reconnaître sa responsabilité et réparer les victimes illustre un double standard de l’organisation.

VOUS AVEZ DIT « AIDE » ?

Au livre de Ricardo Seitenfus, auteur de plusieurs ouvrages sur cette période en Haïti et sur le choléra et notamment L’échec de l’aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements, Ricardson Dorce, écrivain haïtien, répliquait : « Tout compte fait, l’aide internationale en Haïti est-elle vraiment un échec ? En quoi consistent les vrais objectifs de l’aide internationale ? L’aide n’est-elle pas conçue même comme obstacle au développement des pays appauvris ? Peut-on vraiment orienter l’aide internationale vers l’investissement productif ? Est-ce que le plan de la communauté dite internationale – en complicité avec les organisations non gouvernementales transnationales et les différentes élites du pays – n’a pas toujours été de maintenir le pays dans sa situation de misère et de dépendance extrême à travers l’aide ? Qui profite de cette crise chronique et persistante à laquelle fait face le pays ? ». Un exemple parmi d’autres, à propos de l’argent envoyé vers Haïti en 2010, seul 0,6% de l’argent est allé vers les institutions ou entreprises haïtiennes et l’État haïtien a directement géré moins de 1% des fonds. La quasi-totalité de l’aide est allée vers les organisations internationales des pays donateurs, elle a servi à payer les frais de gestion, les intermédiaires et personnels étrangers.

À de nombreuses occasions, organisations populaires et mouvements sociaux ont demandé à l’ONU le retrait total des troupes d’occupation de la MINUSTAH, la fermeture de la Mission et la réparation des dommages et des crimes commis. La présence de la MINUSTAH, au contraire de ce que semble être une mission de la paix de l’ONU, a signifié un affront terrible pour la dignité et la capacité du peuple haïtien, pour l’exercice de sa souveraineté et le respect de ses droits. Sans parler des femmes, des jeunes, filles et garçons qui ont subi des abus, des violations et l’exploitation sexuelle de la part de troupes toujours impunies, envoyées soi-disant pour accomplir une mission d’appui et de stabilisation du pays. Le processus électoral qui a abouti à installer le très impopulaire Jovenel Moise à la présidence s’est déroulé malgré tout au début de l’année 2017 avec la participation de moins de 21% de l’électorat. Malgré des résultats controversés et les dénonciations d’une grande quantité de candidats pour leurs relations avec diverses activités criminelles. Une Mission dite de paix alors qu’il n’y avait pas de guerre. Trop impopulaire la MINUSTAH était remplacée fin 2017 par la MINUJUST… L’ONU, le Conseil de Sécurité, les pays qui contribuent à son budget et qui contribuent aux troupes, ont pourtant l’obligation de réparer les crimes et les violations des droits humains commis, en y incluant la mise en place d’un système pour obtenir l’accès universel à l’eau potable.

En s’intéressant à l’histoire du pays, le contexte géopolitique, économique et social on remarque rapidement les causes externes de l’appauvrissement d’un pays, présenté comme pauvre, avec une image redondante dans la plupart des médias comme étant peu chanceux voire même fautif de par l’inaction ou la mauvaise gestion. Raoul Peck, qui répondait au journaliste du monde à la question de la malédiction qui toucherait l’île, « comme le proclamait un pasteur américain en 2010 », formulait ainsi sa réplique: « Ce cliché de “pays maudit” est un signe de paresse intellectuelle, c’est une manière rapide et pratique d’occulter la vraie histoire de ce pays, les sources bien réelles de sa situation actuelle, ainsi que la responsabilité des uns et des autres dans cette histoire. Il n’y a rien de maudit dans tout cela. Il y a l’histoire tout simplement, avec toutes ses contradictions. L’aide qu’on apporte à Haïti depuis des décennies est contradictoire, aléatoire et paternaliste. »

Robin Delobel

LE DÉBAT ? OUI ! (MAIS PAS AVEC DES CONTRADICTEURS)

Fin 2018, une conférence-débat avec Michel Collon aurait dû avoir lieu à Namur, dans le cadre des « Conférences du samedi ». Elle a été annulée suite à des pressions sur les organisateurs. Même chose fin 2019, dans la même ville, tandis que l’asbl Carrefour des Cultures tentait d’organiser un débat avec Jean Bricmont, Michel Collon et des représentants des médias classiques ; le désistement de ces représentants avait ôté son sens à l’événement. Pour les initiateurs de ces débats, ce n’est que partie remise. Mais ils ont du mal à convaincre leurs partenaires (dans le premier cas(1)) et les acteurs médiatiques classiques (dans le second).

Exemple des pressions évoquées, un mail adressé à l’un des partenaires des organisateurs (une librairie) disait notamment : « Je vais détruire votre image commerciale ». À quoi s’ajoutent les dénigrements habituels des conférenciers prévus, comme « complotiste », « ami des dictateurs », etc.(2)

On trouve là deux des principaux reproches lancés d’habitude aux chercheurs et militants dont il s’agit, pour justifier la tentative de les exclure du débat de société. On y ajoute en général l’accusation d’antisémitisme. Examinons ces reproches.

PARODIE DE CRITIQUE

L’accusation d’antisémitisme est particulièrement ridicule, car elle ne se base que sur les fortes critiques de ces chercheurs et militants à l’égard du pouvoir israélien, par rapport à ses politiques révoltantes à l’égard des Palestiniens. Or, une série de personnalités issues de familles de culture hébraïque sont ou furent tout aussi radicales dans leurs critiques de ce pouvoir : Noam Chomsky, Shlomo Sand, Michel Warschawski, Stéphane Hessel, Emmanuel Todd, etc.

Ce n’est pas lors de conférences publiques que les dirigeants des USA ont décidé de renverser ou assassiner Allende, Lumumba, Arbenz, Mossadegh…

Le reproche de complotisme est absurde par nature, car l’histoire et l’actualité offrent de nombreux exemples de complots bien réels. Pour prendre les USA (mais on aurait pu choisir beaucoup d’autres puissances) : ce n’est pas lors de conférences publiques que les dirigeants de ce pays ont décidé de déstabiliser un gouvernement socialiste démocratiquement élu, au Nicaragua, en finançant des groupes paramilitaires (pratiquant intensivement meurtres et tortures)(3), ou décidé de renverser ou assassiner les progressistes et démocrates Allende(4), Lumumba (avec la Belgique)(5), Arben(6), Mossadegh (avec le Royaume-Uni)(7), etc.

La 3e accusation (défense de gouvernements problématiques) est la seule qui peut parfois se justifier. Mais, outre le fait que cela ne légitime aucune exclusion des débats, il faut mettre deux très gros bémols à cette critique. Un : ses auteurs ignorent en général superbement ce qui peut fonder, en partie, les défenses des gouvernements en question. Car si, d’un côté, ces gouvernements nuisent souvent à leurs peuples (corruption, répression…) et utilisent fréquemment l’impérialisme occidental comme moyen d’autolégitimation, d’un autre côté, ils sont également souvent des instruments par lesquels les peuples en question tentent de garder le contrôle sur leurs ressources, d’assurer une justice sociale, etc. Les situations sont complexes, et il est souvent difficile de juger dans quelle mesure on est dans les premiers cas, dans quelle mesure dans les seconds.

Or, en général, au lieu de prendre en compte cette complexité, les médias dominants se limitent à dénoncer les premiers types de situations (corruption, répression…), en passant sous silence la seconde dimension évoquée, la résistance à l’impérialisme. Pire : cet impérialisme est lui aussi très souvent ignoré par ces médias, voire déguisé en interventions humanitaires. C’est par exemple flagrant par rapport au Vénézuela(8) et à la Syrie(9) (cette critique ne s’adresse pas à tous les journalistes des médias classiques. Sur la Syrie par exemple, quelqu’un comme François Janne d’Othée a fait un très bon travail).

Second gros bémol au reproche en question : puisque les médias classiques inondent déjà le public occidental de critiques unilatérales des pouvoirs évoqués, J. Bricmont et M. Collon ont choisi de se centrer sur les informations manquantes. Choix aussi défendable qu’inconfortable, vu toutes les exclusions et diffamations qui en résultent. Les membres de nos « élites » qui opèrent ces diffamations, par contre, sont dans la situation confortable de ceux qui nagent avec le courant.

BHL ET MBN : OUI. BRICMONT, CHOMSKY , COLLON : NON

Dans ce sens, il est intéressant de voir que, dans la même ville de Namur, en 2016, une conférence de Bernard-Henri Levy n’a, elle, pas été annulée. Or, il s’agit là de quelqu’un qui a souvent défendu des politiques criminelles(10). Le propos n’est pas du tout ici de contester le droit d’expression de qui que ce soit ; au contraire, il serait très intéressant que de telles personnalités osent participer à des débats avec de vrais contradicteurs, comme M. Collon ou J. Bricmont.

Ces faits rappellent aussi un autre événement, qui aurait dû provoquer une indignation immense. En 2016 également, Noam Chomsky devait recevoir une distinction scientifique devant le parlement national français. Mais le groupe socialiste a empêché l’événement(11). Rappelons que Chosmsky (qui a justement collaboré avec Bricmont) est un grand intellectuel et humaniste militant pour la justice internationale – raison de l’opposition des « socialistes » français. En effet, ceux-ci sont trop compromis dans les géopolitiques criminelles, ce qui ressort par exemple de la remise, la même année, par ces mêmes « socialistes », de la légion d’honneur au prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed Ben Nayed(12)

Les auteurs des pressions évoquées et les journalistes qui ont refusé le débat devraient se poser cette question : veulent-ils ou non faire partie des valets du système ? De ce système qui a tendance à préférer trafiquer avec des pouvoirs comme celui des Saoudiens plutôt que de rendre hommage à des gens comme Chomsky ?

Daniel Zink

Notes et références
  1. Une alternative à l’événement annulé fin 2018 n’a toujours pas pu être organisée.
  2. Informations données par l’initiateur du 1er débat évoqué, qui a pu lui-même lire les mails concernés.
  3. «Comment la Cour de La Haye a condamné les Etats-Unis pour leurs actions en Amérique centrale», monde-diplomatique.fr
  4. «Putsch — Les sept gouvernements (officiellement) renversés par les Etats-Unis», lemonde.fr
  5. Ibid.
  6. Ibid.
  7. Ibid.
  8. «Vénézuela, les répétitions font la vérité», Kairos n°37.
  9. «Syrie : quelles responsabilités de nos gouvernements ?», Kairos n°34.
  10. Voir p. ex. https://www.monde-diplomatique.fr/document/bhlnicaragua – qui montre justement que BHL était du côté des USA et des paramilitaires évoqués plus haut, au Nicaragua.
  11. «Noam Chomsky a obtenu l’asile au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris», lalibre.be – comme cela ressort du titre, l’article évoque aussi un fait bien plus réjouissant, à l’égard de la Belgique, que ceux traités ici.
  12. «La France décore le prince héritier d’Arabie Saoudite», lemonde.fr

CLAP DE FIN

Impossible de savoir, au jour et à l’heure de la rédaction de cette chronique, si le confinement général aura été levé, si le vilain virus s’en sera allé sous d’autres cieux – le plus loin possible dans l’azur, on ne peut que le souhaiter – et si cette longue période d’incertitudes, de craintes de toutes sortes, fondées ou non, aura pris fin. En tout état de cause, une chose est sûre : ce long moment aura été l’occasion pour beaucoup d’entre nous d’y aller, sur les réseaux sociaux, là où se sont tenus de belles discussions et de réels échanges, de considérations qui vont toutes – exceptions faites des sempiternelles bêtises et futilités qu’on aura encore dû subir – dans le même sens et que l’on trouvera très certainement ici même, sous d’autres plumes que la mienne (qui fait ce qu’elle peut).

On pourrait résumer ces échanges et ces souhaits par cette formule, rude et sans appel, certes, mais qui dit bien ce qu’elle veut dire : « Les conneries, c’est terminé, on passe à autre chose ». On peut aussi se souvenir du fameux An 01 de Gébé dans l’hebdomadaire Pilote, dans la foulée du mois de mai 68, dont on a tiré un film qui a marqué ma génération. On aura vu, en effet, tout au long des semaines passées, les gens contraints de rester sagement cloîtrés chez eux, d’autres obligés d’aller au turbin avec les risques de prolifération de l’épidémie parmi et entre ces travailleurs dont certains, pour ces raisons, se sont mis en grève ou ont simplement déserté leurs postes. Au grand dam des entrepreneurs et des têtes molles de l’économisme à outrance et à n’importe quel prix qui lançaient des cris et voyaient dans ces désertions la mise à mal de leurs profits et de leurs dogmes. Le ralentissement, voire l’arrêt de nombreuses activités, le fait que, pour les confinés à l’insu de leur plein gré mais faisant preuve d’un civisme remarquable, les achats d’habitude compulsifs ne tenaient plus qu’au strict nécessaire, tout cela a effectivement eu pour effet que, généralement, la grande machine de longtemps actionnée par la pseudo-nécessité consumériste s’est trouvée pratiquement mise à l’arrêt. Et, curieusement, personne ne semblait trop s’en plaindre dans le chef des premiers concernés : les consommateurs de tout et du n’importe quoi.

On aura remarqué – les témoignages venus d’un peu partout l’auront confirmé – que, du fait de ce ralentissement général des activités et des déplacements – pratiquement plus d’automobiles dans les rues, de moins en moins d’avions au-dessus de nos têtes – tout à coup l’air était plus respirable dans les villes, que la pollution atmosphérique était partout en baisse, enfin, qu’il semblait bien que, dans les zones habituellement encombrées des mille substances toxiques qui agressaient nos organismes, on pouvait allègrement ouvrir les fenêtres pour laisser entrer un air vivifiant et réparateur. A contrario, bien évidemment, il n’échappe plus qu’à peu de gens que ce constat condamne irrévocablement tout le système, tout un monde qui, jusqu’ici, est la cause des bouleversements de toutes natures dont nous payons aujourd’hui le prix. De nombreuses études montrent, en effet, que les régions les plus touchées par l’extension et l’étendue de la propagation du coronavirus étaient celles où l’activité industrielle était la plus concentrée. C’est le cas du Nord de l’Italie, par exemple, là où l’épidémie s’est développée à une allure telle que nos lointains voisins transalpins sont les plus touchés.

Au passage, on épinglera, pour en rire autant que pour s’en offusquer, la manière désastreuse dont les autorités politiques et sanitaires de l’Hexagone ont mis en place les mesures censées contrarier la menace d’une catastrophe dont elles étaient pourtant prévenues, dès avant le mois de janvier, par la voix de l’ex-ministre de la santé, Agnès Buzyn, qui, dans un entretien avec le journal Le Monde a, comme on dit, « lâché le morceau » ; la responsabilité morale et pénale des hautes sphères du pouvoir est, là, clairement établie. De la même manière, là-bas comme ici, les politiques d’austérité des dernières années, dictées par la communauté européenne et appliquées avec enthousiasme par les différents gouvernements qui se sont succédé ont eu pour cible l’ensemble de ce qu’il restait encore de protection sociale en ce compris les domaines de la santé publique. On se souviendra de la manière dont les forces de répression policière, en France, ont traité le personnel soignant lors des manifestations qui dénonçaient, justement, les pertes catastrophiques des moyens en infrastructures et en personnel dans ce domaine pourtant vital pour la collectivité.

Et donc.

Les conneries, c’est terminé ! On doit passer à autre chose ! Il faudrait, dès maintenant, que ce que la société compte comme possibles forces d’opposition se mettre en mouvement. En théorie, d’abord, profitant du temps qui nous est donné de ne pouvoir faire autre chose que penser, toutes et tous, chacune et chacun enfermé·e·s dans leurs appartements, leurs maisons. Mais aussi, bien sûr, les associations, les groupes, les partis, les clubs, comme en 1789, confinés pour l’heure et dispersés. Partout et inlassablement il faut que la pensée domine et pointe le bout de son nez. Que soient publiés et massivement partagés sur les réseaux sociaux – quelle arme, aussi, à disposition de cet objectif ! – les idées, les adresses, les admonestations, les cris de colère, les revendications de toutes natures. Car, oui, de toute évidence, la conscience en vient, à des milliers de gens, que le tristement célèbre néo-libéralisme et son cortège de mesures insensées dans les domaines de la production, de ce qui est produit, de ce qui est nécessaire comme énergies fossiles et autres pour cette production, que le sort fait aux plus faibles que sa propre logique produit est insupportable ; qu’il va falloir absolument et partout inventer et mettre en place toutes les alternatives imaginables et ce, dans tous les domaines qui touchent à la vie de toutes et de tous sur ce qu’est devenue notre malheureuse planète.

Mais il faut, à toute force, que se manifestent au plus vite et quelle qu’en soit la manière, ces exigences et les multiples alternatives qui pourraient, par  exemple, prendre la forme d’une manière « d’adresse  solennelle  à  tous  les partis  politiques et leurs représentants » qui serait rédigée par ce que compte notre pays de personnalités morales, scientifiques et autres – une manière de Comité des Sages – qui, de longue date, sur bon nombre de supports, sont de ceux qui alertent et proposent les idées issues de leurs recherches et leurs conclusions. Bien sûr, il faudrait aussi que notre exemple soit suivi ailleurs, chez nos voisins du nord comme du sud et qu’au sein desquels, pareillement, cet appel puisse être de la même ampleur puisque tout est lié et que ce n’est qu’universellement que le changement de cap doit pouvoir s’opérer. Au surplus, je voudrais, ici, lancer l’idée d’une manifestation – les confinés pourraient enfin se dégourdir les jambes – dans les rues de la capitale – et pourquoi pas simultanément à Paris, Berlin, Rome, Madrid… – dès lors que le dramatique épisode que nous vivons aujourd’hui sera passé et les alarmes apaisées. Une manifestation de grande ampleur qui réunirait les groupes de pression, les associations, les syndicats de travailleurs et la multitude de celles et ceux qui aspirent à tout autre-chose et qui veulent que cet autre chose advienne. J’en appelle à toutes les consciences, à toutes les meilleures volontés pour que ce projet prenne forme et que, dès maintenant, celles et ceux qui en ont le désir et le pouvoir, se parlent et échangent là où cela est possible.

Jean-Pierre L. Collignon

LA DIAGONALE DU COVID-19

Chers lecteurs, chères lectrices,

Je vous écris ce texte un dimanche, le 29 mars. Un peu plus de 10 jours après le début de cette période de confinement pour les uns, de lockdown mais pas trop pour les autres, de lockdown parties pour d’aucuns, de « restez chez vous » pour ceux qui aiment les termes français qui ont du sens. J’adorais sortir, je reste cloîtré chez moi. J’adorais prendre des cafés torréfiés dans des bistrots bondés, j’en prends, seul, et du soluble. J’adorais embrasser, serrer les gens dans mes bras, serrer la main de mes élèves, je serre la vis et ne sors plus du tout, entrevoyant même chez chaque personne que je croise un potentiel nid à virus ou un antre à maladies. J’adorais interagir en classe, j’interagis désormais devant mon PC. Je prenais soin de moi, je prends soin de me laver les mains au moins 30 fois par jour. J’étais fanatique des grandes promenades, je redécouvre avec plaisir le microcosme de mon appartement.

Ce virus dont on croyait qu’il ne nous parviendrait jamais ne cesse de nous surprendre : chapeau l’artiste ! Il ne toucherait que les Chinois ? Il impacte 9/10èmes de la population mondiale. Il n’empêcherait jamais les gens de s’amuser et de voyager ? On ne compte plus les établissements fermés, les amendes salées et les voyageurs cloués au sol ou contraints de reporter, voire d’annuler leurs déplacements. Il ne toucherait que les pauvres, les défavorisés ? Il a fait mourir des chanteurs, des politiques, des médecins, des musiciens, a touché le premier ministre anglais, le prince Charles d’Angleterre, et même le footballeur Blaise Matuidi. Quelle horreur ! Nous nous sommes crus invincibles, nous sommes mis à terre par un virus passé par un pangolin puis par une chauve-souris. Nous nous sommes crus invulnérables, jeunes et moins jeunes. Avant-hier, pourtant, on apprenait qu’une jeune fille de 16 ans était tombée, foudroyée. Nous nous sommes estimés à l’abri, grâce à nos smartphones qui diffusent autant de musique que de ronrons de spécialistes en tout et n’importe quoi ? Nous voilà apeurés, meurtris, bouffés par la surabondance d’informations en tous sens – ce qui amène à envisager le brevetage d’un nouveau mot, l’infoxication. Nous avions la fatuité de penser que cela toucherait d’abord les pauvres, les pays éloignés ? C’est l’Europe et les États-Unis qui, après la Chine, sont les plus durement affectés par cette infection pulmonaire.

Dans ce contexte, l’hubris de nos dirigeants, des têtes brûlées, de nos assidus de l’apparence, de ces prosélytes de la fête à tout prix, du voyage de luxe et à n’importe quelle saison, des excès de nos vies occidentales, est criante et critique. Nous nous voulions Hercule, nous voilà comme Achille, planté et terrassé par son point sensible, l’endroit auquel il ne pensait jamais, le point dont il se souciait une fois par éternité. Cette hubris, mélange d’ignorance, de minimisation du danger, puis de résignation avant une intervention divine, se reflète très précisément pendant cette crise. La divinité ? Mais oui, bien sûr. La divinité Science supplante Dieu, Allah et Yahvé. À l’image marquante du pape François, seul – pour des raisons sanitaires – à prononcer sur le balcon de la place Saint-Pierre à Rome l’urbi et orbi, répond l’image saisissante de centaines de personnes qui, faisant clairement fi des mesures de distanciation sociale préconisées, s’entassent devant la clinique du professeur Raoult à Marseille. Tant d’hubris au préalable ne pouvait en entraîner qu’une autre, corrélative à la surconsommation et à la communication virtuelle et abusive : ce qui épuise le plus les esprits malins et nuancés, à présent, c’est de lutter à tous les instants et sur tous les coins de bistrots virtuels contre les théories du complot et autres rumeurs aussi inventives qu’infondées. On en rirait presque (ce que font, sans public, Les Grosses Têtes de Laurent Ruquier chaque jour) si ce n’était à la fois aussi affligeant et aussi toxique, dans tous les sens du terme.

À tout bien réfléchir, donc, cette période de crise est le symptôme le plus criant d’une société malade de ses excès. Elle aura ses martyrs, ses héros, ses salauds, ses dénonciateurs, ses antagonismes. Au moins seront évitées les engueulades entre membres d’une même famille ou entre amis, puisque les réunions sont actuellement interdites dans la majorité des pays, particulièrement dans l’Union européenne. Hubris, d’ailleurs, aussi, de l’Union européenne qui a dû reconnaître, la queue entre les jambes, qu’elle avait sous-estimé le danger. Comme organe de défense et de protection de centaines de millions d’habitants, on fait mieux…

Ces hubris en série montrent les failles d’un système et forment une dangereuse, voire mortelle et angoissante figure géométrique à la croissance exponentielle, et dessinant une diagonale qui sème la panique partout, entre pénuries annoncées – mais jamais réelles – de papier toilette et manques criants et confirmés, à demi-mots, de matériel médical par manque de prudence et de précaution.

On sait parfaitement comment nous en sommes arrivés là et on sait à peu près qu’on en sortira. Cette crise révèle, à la manière d’une tragédie antique (nous n’avons rien inventé, les Grecs qui faisaient le siège de Troie ont failli être décimés par une peste, comme la maladie inattendue qui a mis à bout le pauvre Périclès, qui se croyait intouchable, en plein milieu d’une guerre. Pas de chance !), les faiblesses, les failles mais surtout l’immense fragilité de nos sociétés fondées sur le profit et la production illimités, ainsi que sur la spéculation.

Elle révèle aussi par contraste l’immense force de personnes qui partent à leur travail, un travail généralement dévalorisé par une certaine intelligentsia déconnectée, la fleur au fusil mais la boule au ventre comme on partirait à la guerre. Elle permet à tous de redécouvrir ce que sont la solidarité, la fraternité, la loyauté, l’altruisme et l’économie collaborative. Surtout, et c’est salutaire, elle donne une opportunité de réinventer nos modes de vies, de les articuler différemment, de redécouvrir l’ennui, de prendre le temps de lire, d’écouter de la musique, d’observer une nature joyeuse et en pleine expansion printanière, sans devoir subir le brouhaha des avions qui volent, des voitures qui vrombissent pour aller toujours plus vite et nulle part, des trottinettes électriques qui n’encombrent plus – tiens, tiens, c’est curieux – les rues.

Ce sujet vaste et infini mérite qu’on salue chaleureusement les partisans de la décroissance et de l’antiproductivisme : partout, les signes de localisme et de reprise de ses droits par la nature ne peuvent que donner raison à ceux et à celles qui, depuis longtemps, tiraient la sonnette d’extrême alarme sur l’épuisement de la planète sous les coups de butoir de capitalistes forcenés. Il n’est pas sûr qu’ils soient correctement entendus : l’économie repart déjà en Chine, les dirigeants européens (encore Thierry Breton, commissaire européen, dimanche 29 mars sur Europe 1) et le gougnafier à mèche magique des États-Unis ne cessent de ressasser que le pays ne peut pas se laisser paralyser par cette crise. Oh, ce n’est pas une crise, serinent-ils. Une petite crise. Une « crisounette » qui passera vite, n’est-ce pas Jair Bolsonaro ? Cela passera pour la fête de Pâques. À la limite, pour le début du Ramadan, on pourra recommencer « comme avant ». Nous savons précisément que ce ne sera potentiellement plus « comme avant ». Une transformation de notre essence d’êtres humains sociaux s’est opérée et continuera à s’opérer. La question cruciale est celle de la durée et de la pérennisation de ce changement et de cet apprentissage salvateur de la sobriété. Louis Chedid, humaniste chanteur, disait encore sur les ondes de la RTBF que c’était pour lui « la première fois qu’on plaçait l’humain avant l’économie ». Puisse-t-il avoir raison.

L’enjeu civilisationnel, en effet, est là : tenir compte de cet avertissement sévère pour enfin comprendre et respecter la nature et le bon sens biologique. Sinon, la nature pourra aisément remplacer les petits humains qui ont voulu s’aventurer, sans boussole ni repères, sans règles ni sens du respect, à un jeu trop risqué pour eux. Grands enfants que nous sommes, nous avions cru que gérer cette pandémie serait aussi easy que dégommer tous les ennemis d’un mauvais jeu de shoot ’em up.

Jean-Guy Divers

LE COVID-19 VALAIT BIEN UN CARNAVAL

L’un des premiers chocs de la crise a été pour nous l’annulation de plusieurs carnavals. Ainsi, une « petite » grippe allait avoir raison de nos traditions millénaires ? Après réflexion, nous avons pourtant bien eu un carnaval, et de grande ampleur. Peut-être même une tragédie dionysiaque. Mais quel en sera le dénouement ?

Dans la Grèce ancienne, la tragédie était d’abord une fête religieuse célébrée à l’orée du printemps. Elle était dédiée à Dionysos, un dieu étrange, parfois considéré comme étranger, connu pour être le patron des transes collectives et des breuvages capiteux. À l’instar de nos carnavals, la fête dionysiaque annonce la renaissance de la nature, tout en nous faisant sentir la fragilité de l’ordre social. Comme pour nous rappeler que la puissance vitale et enivrante de la nature et du végétal n’est pas dénuée de certains risques. Et que la cité ne peut être totalement préservée du monde sauvage. Celui des forêts, des fauves. Et des virus.

Ce qu’apporte Dionysos dans la cité, c’est un moment d’ivresse partagée et un renversement temporaire de l’ordre établi. Dans l’œuvre tragique que lui consacre Euripide, Dionysos s’empare de l’esprit de toutes les femmes de la ville de Thèbes, qui aussitôt quittent leur foyer, abandonnant maris et enfants pour rallier en dansant et en chantant les montagnes et les forêts. Cet abandon de la cité par les femmes, qui se libèrent soudain de leurs devoirs et de leur soumission, provoque un bouleversement brutal et inattendu. C’est le signal de départ d’une succession de renversements et de brouillages de l’ordre et de la hiérarchie. Entre l’homme et la femme, mais aussi entre le puissant et le faible, le riche et le pauvre, le civilisé et le sauvage, l’espace cultivé et l’espace naturel.

LES ESSENTIELS MÉTIERS MODESTES

Tout comme l’épidémie de transe dionysiaque, le virus du covid19 vient menacer et subvertir (temporairement ?) l’ordre établi. On s’aperçoit soudain que les rouages les plus essentiels de nos sociétés résident dans les fonctions les plus modestes et dévalorisées : infirmi·er·ère·s, caissi·er·ère·s, chauffeu·r·se·s, éboueu·r·se·s. Souvent, ces fonctions sont assurées par des femmes, dont on sait par ailleurs qu’elles sont moins bien rémunérées et sous-représentées dans les postes de direction. On disait jadis que les femmes avaient un lien secret avec la nature. C’est politiquement incorrect. Mais historiquement pertinent. Car à travers l’oppression des femmes, à commencer par les sorcières d’autrefois, c’est bien un lien avec la nature, ses lois, ses puissances et ses risques, qui a été occulté, minorisé ou détruit(1).

Dionysos est un dieu qui surgit des espaces sauvages, de la forêt, tel un émissaire de la déesse Artémis, chasseresse agile et impitoyable, patronne des mondes naturels aux destins et devenirs entrelacés. Pour ses fidèles enthousiastes, Dionysos est le pourvoyeur d’une transe douce et heureuse, d’une union harmonieuse avec le dieu et la nature. Mais pour les habitants de la cité, il peut être funeste autant que bienfaisant, car il apporte la menace d’un désordre sans retour, d’une destruction irréversible. Dans la tragédie d’Euripide, Dionysos fera commettre l’irréparable à Agavé, la mère du roi Penthée. Croyant avoir tué un fauve à la chasse, elle stupéfie la cité en brandissant, pleine de joie et de fierté, la tête de son propre fils qu’elle prend pour le trophée d’un lion. Le lien de Dionysos avec la chasse, activité qui confronte l’homme à la nature, exprime à sa façon le risque propre que le dionysisme nous invite à habiter. C’est le risque que le chasseur se retrouve chassé, que l’homme devienne l’animal, qu’une violence mortelle s’abatte sur la société(2).

LIENS DÉVOYÉS AVEC LA NATURE SAUVAGE

Ce lien avec la nature sauvage et la chasse, qui s’invite dans la cité pour lui rappeler sa fragilité, nous semble évident dans l’actuelle pandémie. C’est à la chasse que Dionysos emmène les femmes en transe. C’est en croyant chasser qu’elles abattent et démembrent le roi de la cité. Or, le lien du Covid-19 avec la chasse est démontré. Ce n’est pas le cadavre d’un fauve qui introduit cette fois le désordre dans la cité globale, mais celui d’une chauve-souris ou d’un pangolin. L’expansion urbaine démentielle qu’a connue la Chine a précipité le dérèglement des écosystèmes, créé des frontières instables et généré des échanges perturbés entre les humains et leur environnement naturel, favorisant la propagation explosive de maladies(3). Tout comme Dionysos à Thèbes, le virus se présente dans la cité globale en émissaire d’une nature courroucée. Et tout cela fait trembler sur ses bases l’ordre économique, le virus couronné menaçant de renverser la couronne du capital financier, qui trône sans mesure sur le monde.

TOUS S’AVANCENT MASQUÉS

Enfin, il faut rappeler que Dionysos est un dieu masqué. L’allusion à la tragi-comédie des millions de masques dont manquent nos hôpitaux et pharmacies est presque trop facile. C’est surtout la nature incertaine et double des individus pendant l’orgie dionysiaque, qui frappe par son analogie avec la façon dont le virus progresse. Comme au carnaval, les citoyens ordinaires avancent désormais masqués et leur identité trouble est porteuse d’une duplicité inquiétante. De chacun on se demande désormais : est-il ou non contaminé ? est-il ou non possédé ? Non plus par la fureur du dieu de la vigne, mais par la charge virale du Covid-19.

Ainsi, le carnaval, le cortège dionysiaque, c’est un petit bout de Société contre l’État, pour reprendre le titre d’un célèbre livre de Pierre Clastres consacré aux sociétés forestières d’Amazonie. Car la tragédie, comme forme dramatique, se rit de nos prétentions en exposant la chute cruelle des puissants, et plus particulièrement de tous ceux qui transgressent les limites de leur condition humaine, tel le roi Penthée se prenant pour un demi-dieu. Cette méfiance intraitable de la Grèce ancienne à l’égard de l’hybris (la démesure) est un fil rouge de la vie intellectuelle des Grecs. Mais l’hybris est sans doute aussi un signe sombre de la dérive de notre époque, alors que l’impératif de profit, étranger à toute mesure, nous fait traverser à grande vitesse les limites de la biosphère.

CORRIGER LES ARROGANTS

Cependant, le but du rite dionysiaque n’était pas la destruction de l’ordre social ni le renversement définitif du pouvoir, mais plutôt sa régénération, sa purification à travers une forme d’avertissement sauvage et de révolte festive, qui secoue les certitudes, dévoile les excès et corrige les arrogances impies des puissants. Dionysos vient des forêts profondes et des contrées barbares, pour nous rappeler que nous ne sommes que des hommes et que nous devons pouvoir nous contenter de la magie simple du quotidien. Le goût de l’autre, la saveur des fruits sauvages, la joie du vin. Il nous invite à une pacification avec nous-mêmes, la nature et les autres, en relativisant les frontières de l’organisation sociale (par la fête, le désordre, la musique) et de l’identité personnelle (par l’ivresse, le déguisement, la sensualité).

Les anciens avaient les ressources d’une vision, sinon véritablement animiste, du moins habitée de ce monde. Leur polythéisme ouvrait à la pluralité des espaces et des modes de vie et savait éveiller l’attention aux conséquences de nos actes. Ils entendaient des signes que nous ne percevons plus. Ils connaissaient l’exercice qui consiste à lire et interpréter ces signes de la nature et du destin. Ils étaient prêts parfois à en tirer des décisions d’action.

Notre vrai risque, à nous, c’est de ne même plus entendre le roulement de tambour du carnaval qui nous met en garde contre la routine mortelle d’une société malade. Tout comme nous n’entendons déjà plus le chant des oiseaux qui s’est éteint dans l’indifférence de nos campagnes mortifiées.

Certes, un vent de changement semble se lever ces jours-ci, qui appelle à revenir à des choses nécessaires, durables, locales. Mais peut-on vraiment espérer qu’une fois la crise éteinte, nous ne nous empresserons pas de confier à nouveau à l’ordre des « experts » et des grands « acteurs économiques » la recherche d’une solution de sécurité qui nous évite toute remise en question profonde ? Rien n’est moins sûr, tant nous sommes bercés aux promesses de l’innovation et drogués aux solutions technologiques. Des solutions qui passent par toujours plus de contrôle, de surveillance et de gestion technocratique, d’algorithmes, d’automatisation et d’économie numérique. Plus de personnalisation qui isole. Plus de « distance sociale », une expression qui dit si bien notre impuissance politique, consacrée par la culture libérale. Plus de résignation. Et moins de carnaval ?

Max Lower, du blog symbiosphere(4)


Notes et références

Sources bibliographiques et notes

HARRISON R, Forêts.
NIETZSCHE F, La naissance de la tragédie.
VERNANT J‑P et VIDAL NAQUET P, La Grèce ancienne, tome 3.

  1. C’est d’ailleurs le point de vue de l’éco-féminisme, qui veille notamment à réactiver la puissance oubliée des sorcières médiévales.
  2. Dans Au temps des catastrophes, la philosophe Isabelle Stengers a décelé un risque semblable. Elle associe en effet le retour de la barbarie à celui d’une autre divinité grecque : Gaia, la Terre-Mère. Le nom de Gaia a été utilisé par les inventeurs d’une théorie du système Terre qui décrit le climat comme le produit de l’activité vivante de la biosphère (James Lovelock et Lynn Margulis, L’hypothèse Gaia), de sorte que c’est très littéralement que la déesse blessée se manifeste aujourd’hui à travers les désordres climatiques. Comme si, pour nos sociétés occidentales, on assistait à une sorte de retour mythologique du refoulé !
  3. Voir par exemple « Déforestation, urbanisation : comment l’humain offre de nouvelles opportunités aux virus », 29/03/20, www.rtbf.be ou encore « Il est urgent d’enquêter sur l’origine animale de l’épidémie de Covid-19 », www.franceculture.fr
  4. https://symbiosphere.wordpress.com/max-lower

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