Kairos n°30

Juin 2017

Le Tabou de la décence ordinaire

Noelia Diaz

Il semble encore difficile de faire reconnaître à une certaine gauche, souvent confinée dans les bureaux des universités, que plus on grimpe dans la hiérarchie des revenus, plus on s’éloigne de l’autre, que plus on est fortuné, plus on fait tout pour le demeurer, avec parmi les méthodes infaillibles et indispensables, celles d’écraser, dépasser, concurrencer son voisin. Avec donc comme corollaire, et c’est ici que la bien-pensance universitaire bute le plus souvent, que même si les classes d’en bas sont réceptives comme d’autres – et parfois plus – aux sirènes consuméristes, leurs conditions de vie plus précaires font que « les valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité sont encore massivement présentes dans les milieux populaires (1) ». Ce refus de reconnaître cette forme d’évidence se nourrit à la fois du mépris de classe que la petite et moyenne bourgeoisie a alimenté pendant des décennies, se bidonnant sur ces « beaufs » et pauvres ignorants de toutes les choses de l’esprit, mais aussi d’une profonde distance de classe structurant une méconnaissance où les stéréotypes ont toujours bonne place.

C’est que l’attitude morale ne se laisse pas cerner pas des conceptualisations théoriques, celles-là mêmes qui trouvent leur place dans les cours de sociologie. On fustigera donc copieusement ceux qui essaient de comprendre ce qui demeure encore de décence commune chez les populations qui n’ont pas encore été complètement colonisées par les valeurs marchandes du capitalisme débridé. Pas étonnant dès lors que Frédéric Lordon, l’icône de la gauche française, décrie alors Orwell, et par là Michéa, énonçant que « la faiblesse conceptuelle n’est nulle part si criante qu’avec la common decency (2)  ». Le directeur de recherche au CNRS a besoin de concepts, de statistiques, de données mesurables, sans comprendre que la morale ne se mesure pas comme ça ; lui et d’autres ne veulent pas comprendre que la généralisation de la culture de masse a donné aux gens du peuple une conscience de leur infériorité sociale en même temps qu’elle détruisait leurs valeurs et leurs modèles culturels (3). Les auteurs de la violence des riches le montrent très bien, alors que certains élèves d’un lycée populaire avaient dû écrire un compte-rendu de leur ressenti lors d’une promenade organisée dans les beaux quartiers parisiens : « Lorsqu’on entre dans une boutique de luxe, et que l’on n’appartient pas à la bourgeoisie, on se sent mal à l’aise (…) les gens sont trop aimables. C’est une amabilité à laquelle nous n’avons pas l’habitude et cela nous gêne. De plus le regard des gens et même des vendeurs et des vendeuses, a l’air moqueur, ils savent que nous n’avons rien à faire ici, car nous n’avons pas les moyens d’acheter leurs produits ». Un autre ajoute : « Les vendeurs et les vendeuses, les portiers aussi, nous disaient « bonjour », d’une part pour être polis, mais d’un autre côté pour nous montrer leur supériorité, nous montrer que nous faisions partie d’une classe différente de la leur ». Un élève décrit parfaitement cette mise en scène : « Les bourgeois ont un comportement qui est à la limite de « jouer un rôle ». On a l’impression qu’ils ne sont jamais naturels(…) Par rapport à la classe populaire par exemple : nous qui sommes naturels, on ne joue pas un rôle  »(4).

Si une certaine gauche intellectuelle refuse de reconnaître ce qui reste encore de simplicité ordinaire dans ces classes opprimées par la mondialisation capitaliste, c’est qu’il refuse de condamner le progrès destructeur, l’uniformisation consumériste, cette « fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé (5) », ce « nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus, comme à l’époque mussolinienne, d’un enrégimentement superficiel, scénographique, mais d’un enrégimentement réel, qui a volé et changé leur âme (…) le vrai fascisme, je l’ai dit et je le répète, c’est celui de la société de consommation (6) ».

Mettant en exergue le racisme des classes populaires, premières victimes des déréglementations de la mondialisation, pour mieux pourfendre l’idée de décence ordinaire qu’il leur reste encore, ces intellectuels de gauche ne saisissent pas que ce racisme est la résultante d’une « destruction de la conscience de classe des dominés [qui] n’interdit pas le ressentiment et des formes de haine, [dévoyant] son expression politique vers des choix non conformes à leur intérêt de classe, [comme] le vote populaire en faveur du FN ».

Pas étonnant dès lors qu’ils demeurent des nuits debout entre eux, loin des classes populaires. Pas étonnant non plus qu’ils se muent souvent en antifascistes de salon, là où leur sang ne fait qu’un tour lorsqu’on leur parle de décroissance ou d’anti-productivisme, systèmes qui ont besoin de toutes les haines et alimentent toutes les divisions.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le capital, Climats, 2017, p.25.
  2. www.contretemps.eu/lordon-impasse-michea
  3. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, 1976.
  4. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches, La Découverte, 2013, pp. 180–181. Par ailleurs, on lira avec attention les écrits de Erving Goffman, et notamment La mise en scène de la vie quotidienne, Les Éditions de Minuit, 1973.
  5. Pier Paolo Pasolini, Écrits Corsaires, Op. Cit, p.95.
  6. Op. Cit, p.269.

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