Kairos n°25

Juin 2016

MADE IN «ALTERNATIF »

La plupart du temps, c’est vrai, « journal alternatif » est une des formules que nous utilisons pour définir Kairos. Ce n’est pas qu’on voulait ergoter, couper les cheveux en quatre, mais l’on a commencé à se questionner sur la pertinence du terme. Et au fond, le doute contenait bien plus que la seule question de l’utilisation ou non d’un mot. 

«Alternatif»? Même si certaines définitions semblent épouser en partie notre point de vue, comme celle qui donne de l’adjectif la définition de quelque chose ou quelqu’un «qui propose de concevoir autrement le système de production et de consommation», le fait de pouvoir dans la réalité mettre un peu tout et n’importe quoi dans la sémantique du mot, est plus que gênant. Il y a maintenant les foires alternatives, l’alimentation alternative, les vacances alternatives, le travail alternatif, les banques alternatives, la politique alternative… 

Non pas que nous cherchions une forme de labellisation qui indiquerait ce que serait la «véritable» alternative, reconnaissance qui contiendrait en elle-même la négation de ce qu’elle dit être – une alternative ne peut demander d’être reconnue par le système même qu’elle critique. Mais nous refusons juste d’être un jour assimilés à un terme qui ne manquera pas d’être récupéré par le système, celui-là même que nous voulons voir disparaître. 

Nous préférons donc simplement définir Kairos comme un journal libre, indépendant et engagé; radical, dans le sens que nous accordons une importance fondamentale à engager la réflexion au niveau du cœur du problème et non sur ses manifestations superficielles, éléments de surface dont se gargarise la presse de masse et qui empêchent de penser le problème, et donc de le résoudre. 

Mais surtout, et c’est peut-être ce qui nous différencie d’autres journaux se disant «alternatifs», ce dont nous sommes profondément persuadés c’est qu’on ne peut co-exister béatement à côté des médias dominants sans en dénoncer l’indigence, la médiocrité et l’importance qu’ils jouent dans la construction de la pensée. Dire que les connaissances de la majorité sur ce monde pourraient être tout autre si les médias étaient indépendants est donc pour nous une évidence; vous montrer d’où ils parlent pour vous convaincre de leur parti-pris demeure essentiel.(1) Mais nous ne sommes pas «à côté», luttant comme s’il n’y avait rien qui nous en empêche… Nous sommes intégrés malgré nous, pris dans un système dont nous tentons, à notre petit niveau, d’enrayer le fonctionnement. Se dire «en dehors», s’extirper égoïstement en profitant des avantages du système, n’est-ce pas d’ailleurs pire qu’être dedans et de le reconnaître, comme l’évoque Slavoj Žižek: «Si le mal véritable qui rongeait nos sociétés capitalistes n’était pas tant leurs dynamiques capitalistes que nos tentatives pour nous en extraire – tout en jouissant de leurs avantages – en nous créant des espaces communautaires repliés sur eux-mêmes, des fameuses « enclaves résidentielles » à l’américaine aux groupes exclusifs, qu’ils soient religieux ou ethniques (…) Les figures exemplaires de mal à notre époque ne sont pas les consommateurs lambda qui polluent la planète et vivent dans un monde violent aux liens sociaux déliquescents, mais ceux qui, tout en contribuant à la création de cet environnement universel exécrable, peuvent se payer le luxe d’y échapper en s’installant dans des enclaves résidentielles surprotégées, en mangeant bio ou en prenant leurs vacances dans des réserves naturelles». Kairos n’est donc pas dans une «enclave médiatique protégée», sorte d’AOC(2) de la presse qui surferait sur la vague de l’« alter », profiterait de subsides tout en titillant gentiment le système capitaliste mortifère, sans risque de le déranger. 

Nous ne sommes pas pour la durabilité de Kairos, nous sommes contre la durabilité du système qui nous détruit, et cela implique notre provisoire existence. Pétris de contradictions, nous sommes plongés dans ce monde dont nous aimons de multiples manifestations : celle de la nature, du lien entre les êtres, de la beauté simple, mais nous exécrons le système qui veut réduire tout cela à la sphère marchande. 

Nous continuerons donc à faire vivre un journal indépendant. Ce n’est pas toujours facile, mais ça tient, depuis maintenant quatre ans. 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Voir à ce sujet le dossier du Kairos de février- mars 2016 sur l’industrie médiatique belge.
  2. Appellation d’origine contrôlée.

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