Kairos n°2

Juin 2012

Les élections présidentielles en France ont donné l’occasion d’un fabuleux spectacle médiatique. Les éditorialistes des rédactions françaises, après avoir construit leurs champions et verrouillé le débat, ont ridiculisé les « petits » candidats et leurs idées dans un cynisme auquel on commencerait presque à s’habituer si l’on n’y prenait garde. Le journalisme d’ambiance, qui sévit dans tous les grands médias, colporte la pensée unique (croissance plus pouvoir d’achat égale liberté) présentée comme la bonne pensée, protégé qu’il est de la réalité par le parapet des puissants à qui il cire les bottes(1).

Notre sort est-il meilleur en Belgique ? Nos journalistes sont-ils aussi, à l’instar des animateurs vedettes de TF1, France 2, Canal plus et autres, des chiens de garde de ce système ? Certains en tous cas. François De Brigode, présentateur du JT sur la RTBF, n’en appelait-il pas sur le site internet du Soir(2) à « manager intelligemment » la grève, technique de lutte des travailleurs qui n’est « peut-être (sic) pas dépassée » ? Voyant la violence toujours chez les mêmes — les grévistes —  et non pas chez les autres – les promoteurs de l’étouffement des salariés — M. De Brigode ne manqua pas d’instrumentaliser les petits tracas provoqués par la grève pour rajouter une couche à la dangereuse bêtise des mesures « d’austérité » imposées par le haut (pour les autres, par pour moi) : « il faut bien dire que beaucoup ne comprennent pas cette grève, car les mesures qui sont en question sont décidées et les gens se rendent compte que la situation actuelle nécessite de telles mesures d’urgence. »

«  Mesures d’urgence » ! Mais quelle urgence ? Et quelles mesures par conséquent ? S’agit-il de rembourser les banques très vite quel qu’en soit le prix, ou bien de trouver des solutions pour éviter la chute déjà visible en Grèce ?

Ils ne sont d’ailleurs pas seuls, les orientations syndicales ne font pas mieux (à l’exception notable de la CNE), se fourvoyant dans une logique productiviste inconséquente. Le magazine Syndicats titrait récemment : « pas de croissance sans pouvoir d’achat », pensant qu’ « il n’est pas possible de courir sur une jambe. Les dépenses des consommateurs (travailleurs, allocataires…) ne peuvent pas s’arrêter elles non plus(3) ». La société de consommation n’est-elle pas celle qui nous mène au désastre, sous nos yeux ? Et quid des limites à l’exploitation de la nature pour les besoins du productivisme ? Exit pour ce syndicat ! D’abord le court-terme, le reste « on verra après »… mais après, ce sera trop tard. Sacro-sainte croissance qui oriente toute la pensée et l’action des acteurs sociaux-démocrates, alors qu’il nous faudrait d’abord nous fixer des finalités écologiques et sociales pour ensuite déterminer les moyens d’y parvenir.  Mais la priorité est ailleurs: « Tout d’abord, nos chiffres sont bons. Après, c’est vrai que c’est bien d’être le journaliste préféré des Belges, mais si les téléspectateurs pouvaient appuyer encore plus souvent sur La Une, je serais encore plus comblé(4) ». Vivement la saison 2 de « The Voice » !

Enoncer le non-dit, faire comprendre le compliqué, s’opposer à l’inadmissible, transmettre des savoirs, chuchoter ce qui doit passer en finesse, émanciper et défaire cette peur, dont celle des mots. Comme ce mot très gros : « antiproductivisme ». Ouarf ! Tout un monde mis en abîme en une fois ! Derrière lui se cachent une somme de choses positives : croissance des liens, des échanges non marchands, du partage de connaissances, croissance de l’autonomie, de l’autoproduction, croissance de la capacité de penser…

Il y a des peurs que ce système engendre et dont il ne voudrait se passer, comme celle qui naît lorsque, conscient de l’absurdité ambiante, l’on tente d’en dénoncer les causes. Qu’est devenue notre liberté d’expression lorsqu’un vendeur de presse critiquant l’omnipotence d’un diffuseur de presse – AMP – nous demande de ne pas citer son nom ? Qu’en avons-nous fait, alors qu’un musicien ayant témoigné de la censure culturelle organisée par les médias de masse refuse, dix jours avant le bouclage de notre journal que son interview soit publiée, même sous un pseudonyme?

Dépasser cette peur est indispensable pour prendre le chemin de sociétés décentes. Pourraient-elles se faire toutes seules ? Et comment choisir ces sociétés si on ne peut même pas les dire?

Agir prend une autre dimension lorsque l’atomisation sociale et l’anomie font place à la convivialité et à la communauté. Il y a de quoi se réjouir : partout du collectif est cultivé, naît, renaît et prend force. Bien souvent sur un air  de fête!

Jean-Baptiste Godinot
Alexandre Penasse
Pierre Lecrenier

Notes et références
  1. Voir « DSK, Hollande, etc… » Reportage de Julien Brygo, Pierre Carles et Aurore Van Opstal.
  2. 18 janvier 2012, www.lesoir.be
  3. Magazine Syndicats, 27 avril 2012.
  4. François De Brigode, dans le supplément télé de la Dernière Heure, 28 avril 2012.

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