La bagnole est morte. Vive la bagnole!

La bagnole, voiture, automobile, la caisse, le bahut, le char, la tire…, elle en a fait parler d’elle depuis que celle qu’on appelait aussi « L’obéissante » a pu, pour la première fois, en 1873, fouler le pavé. Ayant dépassé le milliard d’unités sur notre belle planète en 2007, sa production augmente chaque année : 76 000 000 en 2011, 81 700 000 en 2012, 83 000 000 en 2013, 89 774 000 en 2014, 90 680.000 en 2015… Elle croît, dit-on aussi, amenant avec elle ses cortèges de morts, de pollution, de bitume, d’étalement urbain. Elle croît… et c’est bon pour la croissance. La bagnole met tout le monde d’accord, il faut y croire, telle une religion, elle fait partie du décor, qu’on vienne de l’extrême gauche, de l’extrême droite, de la gauche, du centre, qu’on soit réformiste ou révolutionnaire… ; seules les solutions diffèrent, mais l’objet individuel doit subsister : il est, à l’instar de la nature qu’il détruit, un intangible.

Pas possible donc d’y échapper, avoir une voiture est devenu, comme se nourrir, un besoin. L’endoctrinement par la pratique, qui dès les premiers jours de la vie met l’enfant en contact avec des « petites voitures », nous harnache au siège arrière pour, progressivement avec l’âge nous faire avancer vers celui du conducteur, y est pour quelque chose : la génération « banquette arrière » fait ses adultes affidés qui assureront la relève de la génération suivante. Le paysage aussi y participe. On voit les voitures, on vit leur massification, on respire avec elles. Impossible d’y échapper, elles font partie du décor de nos vies et de nos villes. Elles sont tel l’arbre qui pousse, l’arbitraire prenant dès lors les habits du naturel : « Chacun d’entre nous a une voiture et en prend soin »1. Et si vous deviez douter et en faire part à un voisin, l’argument de la nécessité sortira à coup sûr : « Je ne peux m’en passer »… souvent spécieux, il repose cependant parfois sur une vérité propre au système productiviste qui crée les besoins et ensuite s’assure que le réel prend la relève, les espaces étant désormais conçus pour la voiture, faisant passer de la nécessité à l’indispensable.

Parler de la bagnole, c’est donc parler d’autre chose, dépasser ce qu’elle est pour voir en elle un symbole de nos sociétés productivistes, l’utiliser comme modèle qui nous éclaire sur ce que nous sommes. Indispensable à la relance du système capitaliste à l’époque fordiste, elle l’est tout autant aujourd’hui pour la sacro-sainte croissance économique. En s’attaquant à la voiture, on prend un intermédiaire pour penser le monde et son système. Car la voiture est plus qu’un objet, elle est un modèle de pensée : la voiture, c’est l’idéologie de l’infinitude de notre monde, le chacun pour soi, l’extractivisme jusqu’à la panne2. Refuser simplement d’accepter cet état de fait, c’est donner une incohérence certaine à nos actes, ne pas voir que ce à quoi on s’oppose n’est souvent que la résultante d’une société dopée au pétrole (combat pour le soutien aux réfugiés, lutte contre les centrales nucléaires, la consommation de masse, les guerres, la destruction de la nature…).

La voiture, c’est aussi le règne de l’immobilisme social : car qui va couper son moteur et sortir de l’embouteillage, acceptant enfin que la fête est finie et qu’il faudra trouver des solutions ailleurs, même si elles le « privent » de quelque chose, plutôt que continuer à asphyxier ses congénères et la nature ? Chacun la consomme, chacun a ses bonnes raisons, chacun… Le choix individuel signant la déresponsabilisation individuelle qui mène au désastre collectif que l’on connaît, qui amène à ce qu’en 2007 on dépassait le milliard de voitures sur terre…

Prenons donc le temps de penser, loin des passions, de décrire avec André Gorz l’idéologie sociale de la bagnole (p. 14–15), mais aussi pour mieux la saisir d’interviewer un de ses fidèles représentants, celui qui se bat pour que d’autres aient le « droit de rouler et de se parquer à Bruxelles » (p. 10–11). Qu’est ‑ce qu’au fond le besoin analysé au regard de celui qui existe pour la voiture (p. 16) ? Ne reposerait-il pas sur un subterfuge, un grand piège qui nous permettrait de continuer à croire, alors que nous n’avancerions au fond pas plus vite en voiture qu’à pied (page 18), nous berçant des chimères de la voiture électrique (page 17), envoûtant la personne et nous empêchant de penser collectivement le monde que nous voulons.

Dossier coordonné par Alexandre Penasse

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