Kairos n°22

Novembre 2015

POURQUOI DONC DÉNONCER ?

La même question revient souvent, le même discours selon lequel il ne faudrait plus dénoncer mais seulement proposer autre chose ; que la description de l’état du monde est tellement désespérante qu’elle confine les êtres que nous sommes à l’inaction et à la paresse. S’il est vrai que la dénonciation de l’ordre établi ne doit pas se suffire à elle-même, certaines précisions nous paraissent ici importantes : toutes propositions d’un  « autre chose» s’ancrent inévitablement dans la critique de ce qui est, sinon nous ne parlerions pas d’ « autre » ou d’ alternative », c’est là, simple logique. Ainsi, dire d’où l’on parle, énoncer les raisons de cette énergie que les personnes mettent dans un projet, le « politiser », en ce sens qu’on l’inscrit dans une nouvelle forme de gestion de la cité, c’est d’emblée prendre le risque de divergences, éviter donc le consensus mou, mais aussi exprimer l’aspect de lutte que revêt inévitablement toutes propositions qui ne cadrent pas dans celles formatées par le système dominant. Cela n’empêche pas le désaccord, mais il faut au moins reconnaître ce terreau d’opposition :

- cet autre monde qu’on dessine n’a pas pour vocation de cohabiter à côté de l’ancien – le système capitaliste destructeur – mais espère sa dissolution pour, à terme, arriver à une société décente expurgée des mécaniques de pouvoir qui caractérisent notre société actuelle. Il faut le rappeler, et ceux qui n’ont comme but que la jouissance et la « cohabitation passive » devraient nous expliquer comment ils changeront en maintenant corrélativement les structures qui ont mené où nous en sommes(1). Car divers fonctionnements de la société capitaliste sont ceux-là mêmes qui empêchent ou compliquent l’émergence d’autre chose (que ce soit le marketing et la publicité, la télévision et ses émissions débilitantes, l’idéologie du travail, l’obsolescence programmée, les grandes surfaces, le tourisme de masse, etc.);

- la dénonciation est une nécessité, socialement et subjectivement. Nos sociétés et nos esprits en ont besoin, car devant le consensus médiatique, la négation de la réalité, la continuation du même — et donc l’aggravation et la voie sûre vers le pire -, « dénoncer », dans le sens d’énoncer un autre discours(2), est salutaire et rassemble ceux qui se pensaient auparavant atomisés. Cela fait du bien, tout simplement.

Dénoncer est donc selon nous une nécessité démocratique, se rappelant par ailleurs que divers organes médiatiques continuent à donner cette impression que « les choses ne sont pas si graves… », ne dénonçant donc rien… — sauf les fausses dénonciations, celles bénéfiques à l’audimat et aux parts de marché; d’où l’importance capitale dans cette œuvre de s’arrêter sur ceux qui sont censés nous informer, les oublier constituant une grave erreur : « Ne pas engager de combats contre le système de l’information dominante constitue une erreur de calcul autant qu’une faute intellectuelle. D’autant que la critique des médias sert souvent de point d’entrée en politique à de nouvelles générations, aussi saturées de nouvelles et de commentaires que défiantes envers le journalisme professionnel »(3).

Porter le discours de dénonciation ne suffit certes pas et la question demeure : « Comment dépasser le constat d’échec ?», « comment critiquer l’ordre établi sans alimenter la résignation et le défaitisme ? »(4). Nous sommes persuadés que la liaison des multiples luttes locales qui se font déjà, est un début de solution. Dans ce choix, s’auto-sélectionneront naturellement les alternatives qui ne sont pas des mesures palliatives au système en place et qui donc, de façon implicite ou sous forme de quelque chose comme une charte, se mettront d’accord sur un certain nombre de principes de base, et notamment sur une critique profonde de cette société qui inhibe le surgissement d’une nouvelle, enfin décente.

Dans ce combat, il nous faudra nécessairement dire et redire que la continuation du même nous conduit vers le pire. On préférera ainsi parler parfois, ici et là, d’apocalypse, dans le dessein d’éviter le pire, au lieu de ne rien dire et d’inévitablement construire la catastrophe : « “Il vaut mieux prêter l’oreille à la prophétie du malheur qu’à celle du bonheur”. Cela, non par goût masochiste de l’apocalypse, mais précisément pour la conjurer, la politique de l’autruche étant en tout état de cause une forme d’optimisme suicidaire. C’est l’optimisme béat (et passif) qui nous mènera au désastre bien plus sûrement qu’une attitude catastrophiste éclairée qui ne fait que refléter une situation réellement inquiétante »(5).

En somme, « il ne faut pas agir sans comprendre, ni comprendre sans agir, il faut comprendre pour agir »(6).

Pourquoi donc dénoncer alors ? Pour agir, évidemment !

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. C’est là pour nous un faux changement que nous avons déjà décrit : « Le “changement” “change” tout et ne change rien » ; Kairos février 2014.
  2. Soulignons que « dénoncer » provient d’ annoncer » qui lui-même est emprunté au latin annuntiare, dérivé de nuntius, « messager ». « Non pas que nous voulions nous faire passer pour les nouveaux messies, mais qu’il faut inévitablement reconnaître que devant les grand-messes quotidiennes des médias de masse, il est un devoir que celui de rétablir ce que nous pensons une vérité (encore un mot tabou…).
  3. Le Monde Diplomatique, octobre 2015. A ce sujet, voir les réactions des chiens de garde médiatiques à l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste, dans Médiacritiques, magazine trimestriel d’Acrimed, octobre-décembre 2015.
  4. « Autonomie ou barbarie, La démocratie radicale de Cornelius Castoriadis et ses défis contemporains », Sous la direction de Manuel Cervera-Marzal et Eric Fabri, Éditions Le Passager Clandestin, p.328.
  5. Hans Jonas, cité par Serge Latouche dans « Décroissance, vocabulaire pour une nouvelle ère », ouvrage collectif coordonné par Giacomo D’Alisa, Federico Demaria, Girogos Kallis.
  6. Dany-Robert Dufour, « Le Délire Occidental », Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014, p.22.

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