RIO +20

enterrement de première classe pour le développement durable

Le premier Sommet de Rio en 1992 fut considéré comme une avancée extraordinaire de la conscience humaine planétaire. Et pourtant… Même si nombre d’institutions de par le monde se targuent d’avoir peu ou prou suivi l’Agenda 21, aucun des engagements pris n’a vraiment été tenu et la situation s’est globalement aggravée. Rio+20 aurait pu être l’occasion d’un sursaut, hélas ce fut un pétard mouillé. L’humanité vient encore de perdre vingt précieuses années pour agir(1) et l’addition sera d’autant plus lourde à payer. Le texte de 49 pages qui en a résulté, L’avenir que nous voulons est «une litanie d’engagements vagues, de promesses non datées, de concepts indéfinis et de phrases creuses ».(2) Pire, on n’y parle pas «de mondialisation, d’épuisement des ressources énergétiques, des enjeux alimentaires ou agricoles, de gestion transfrontalière de l’eau, de la crise économique et financière… ».(3) Des observateurs habituels comme le WWF et Greenpeace parlent d’un échec « colossal » et « épique », Ban Ki-Moon a évoqué une « tragique déception » et l’ex-fidèle Nicolas Hulot avait jeté l’éponge dès le départ. Et toujours pas la moindre Organisation mondiale de l’environnement (OME) à l’horizon, juste un petit refinancement du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE)… Les 193 pays participants ont finalement décidé de… créer des «objectifs de développement durable» ! Nous voilà repartis pour un tour de politique des petits pas, en attendant Rio + 40 qui sera certainement annulé pour cause d’effondrement.(4) S’il n’accouchera de rien de concret ni de contraignant, reconnaissons quand même à ce sommet deux petits mérites : d’avoir dessillé les yeux de la supposée minorité restante d’électeurs-consommateurs qui étaient jusqu’ici ignorants des périls systémiques et d’avoir allumé un contre-feu de plus à la propagande crapuleuse des climato-sceptiques. Mais fallait-il à nouveau émettre des tonnes de gaz à effet de serre pour un résultat si limité ?

  Après ce bilan, les objecteurs de croissance (OC) continueront à clamer ce qu’ils ont toujours clamé : le « développement durable » (DD) fut dès le départ une supercherie intellectuelle imaginée par l’oligarchie pour faire prendre aux électeurs consommateurs des vessies pour des lanternes ainsi qu’une vaste opération d’éco-blanchiment (greenwashing) destinée à (tenter de) verdir tant les procès industriels que le marketing et la publicité. Une faute majeure du DD fut de mettre sur le même pied les trois piliers économique, social et environnemental, alors que Karl Polanyi a rappelé qu’avant la « grande transformation », l’économie était « encastrée » dans le substrat social et que les populations et les écosystèmes ne s’en portaient pas plus mal, bien au contraire. Depuis lors, elle s’est autonomisée, pour le pire sans le meilleur. Le premier à avoir porté le fer dans la plaie fut Serge Latouche, principal théoricien de la dé- croissance en France. Il a mis en évidence le caractère oxymorique du DD, destiné à brouiller les esprits.(5) Récemment(6), il a rappelé le rôle pervers joué par les dirigeants des multinationales en 1992, particulièrement Stefan Schmidheiny, « roi d’Eternit » et fondateur du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). Le sustainable development, explique Latouche, n’est pas le fruit de gentils écologistes humanistes, mais a été imaginé par le lobby industriel américain pour contrer la notion d’« écodéveloppement » apparue à la conférence de Stockholm en 1972. Aujourd’hui, certains de ses anciens dévots finissent par lui tourner le dos.

«Les OC pratiquent – pour la plupart d’entre eux – la simplicité volontaire, mais ont conscience qu’il ne s’agit là que d’un seul des trois pieds, est que ceux des expérimentations alternatives et du politique seront plus déterminants dans la lutte»

En Suisse, le philosophe Dominique Bourg, « (ex ?)-pape du développement durable », n’avait pas attendu Rio + 20 pour déchanter. En juillet 2010, il déclarait à la revue Etudes : « Nous parlons de développement durable depuis plus d’une vingtaine d’années. C’était une tentative pour dissocier la croissance du PIB de la consommation d’énergies et de ressources naturelles. Nous savons maintenant que c’est impossible. […] Il convient donc de refermer la parenthèse du développement durable. […] Finissons-en avec la rhétorique des trois piliers et d’un équilibre aussi trompeur que mensonger entre les dimensions économique, sociale et écologique. » Héraut belge du DD, Edwin Zaccaï (ULB) se montre mitigé : «Nous avons cru qu’en disant les mots “développement durable”, nous avions la chose… Mais définir un cap ne suffit pas à obtenir ce que nous voulons. Des changements positifs sont tout de même intervenus. […] Par contre, nous ne parvenons toujours pas à gérer les grands flux, la transformation globale de l’environnement. »(7) Dans son dernier éditorial antiproductiviste, André Ruwet, rédacteur en chef d’Imagine, avoue que « la notion de développement durable s’est malheureusement avérée vague et molle, permettant une interprétation fort différente selon les interlocuteurs. […] L’esprit de Rio avait [sic] pris un sérieux coup dans l’aile. »(8)

Du côté de l’éducation au développement durable, même constat désabusé. Lucie Sauvé, spé- cialiste de l’éducation relative à l’environnement à l’Université du Québec, déclare : « L’imposition du développement durable en éducation, c’est l’invasion d’une vision du monde réductrice qui entrave le développement d’une pensée critique et la possibilité d’entrevoir d’autres formes de rapport au monde. »(9) Jean-Michel Lex, fer de lance de l’éducation vers un développement durable en communauté Wallonie-Bruxelles : « On a tenté de faire de la verdure plutôt que de changer les systèmes économiques. On a très peu pensé à la manière dont on allait aider les populations à participer à des réorientations de l’économie et de la consommation, à des modèles de rapport à la nature et à la planète. »(10)

L’heure de la décroissance aurait-elle enfin sonné ? Las ! Si les universitaires et les éditorialistes reconnaissent aujourd’hui les impasses et échecs du DD, ils n’en viennent quand même pas à tresser des lauriers aux OC ! Entre-temps, deux concepts, qui ne sont pas sans intérêt, sont tombés à point pour continuer à tourner autour du pot – la simplicité volontaire et le mouvement de la transition – ainsi qu’un deus ex machina, Tim Jackson, sur lequel les écolo-technocrates européens se sont rués pour mieux faire de l’ombre à la décroissance tout en reprenant ses idées, en les affadissant pour les rendre solubles dans l’économisme et la social-démocratie (ou ce qu’il en reste). Ne nous méprenons pas, les OC pratiquent – pour la plupart d’entre eux – la simplicité volontaire, mais ont conscience qu’il ne s’agit là que d’un seul des trois pieds et que ceux des expérimentations alternatives et du politique seront plus déterminants dans la lutte. Ils regardent avec bienveillance le mouvement de la transition, tout en regrettant la relative dépolitisation qui y règne. Ils prennent acte de la position « chèvrechoutiste » de Jackson destinée à rassurer le monde de l’entreprise et à stimuler la conscience sociale et écologique des citoyens. Il y a bien sûr beaucoup d’idées en commun chez l’un et chez les autres, mais les OC ont le mérite d’une posture radicale dont nous avons tout à gagner, car la situation elle-même s’est radicalisée, ce que reconnaît même Nicolas Hulot.(11) Ce sont eux qui ont fait preuve de lucidité philosophique quand d’autres s’entêtaient et s’entêtent toujours dans la défense et l’illustration du DD(12) ou font amende honorable après des années de fourvoiement. L’avenir est à la décroissance.

Bernard Legros

 

Notes et références
  1. Tout comme elle avait déjà perdu vingt ans entre 1972, année du rapport Meadows du Club de Rome et 1992.
  2. Le Soir, 21 juin 2012.
  3. Le Soir, 23 & 24 juin 2012.
  4. Cf. Yves Cochet, Jean-Pierre Dupuy, Susan George, Serge Latouche, Où va le monde ? 2012–2022 : une décennie au devant des catastrophes, Mille et une Nuits, 2012.
  5. Cf. Serge Latouche, Survivre au développement, Mille et une nuits, 2004, pp. 51–68.
  6. Politis, 29 mars 2012, p. 35.
  7. Imagine demain le monde, mai/juin 2012, n° 91, p. 11.
  8. Ibidem, p. 3.
  9. Symbioses, n° 94, p. 10.
  10. Ibidem, p. 11.
  11. Le Nouvel Observateur, n° 2485, 21 juin 2012, pp. 66 & 67.
  12. Le bêtisier du développement durable ne cesse de s’allonger. Cf. http://www.decroissance.org/?chemin=betisier.

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