Le combat syndical 

De l’eau au moulin capitaliste ?

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Le spectacle syndical peut souvent générer l’impression d’une défense inconditionnelle de l’emploi, au prix de la nature, de la liberté de l’homme et de l’harmonie sociale dans son ensemble. Pris dans des contraintes, en partie résultant de conditions historiques, le travailleur se voit alors confirmer dans sa condition par celui censé le représenter. Comment concilier alors la défense de ses droits, lui assurer une vie décente, tout en offrant à ce monde des perspectives soutenables, à long terme.

« Maurice, rappelle-toi que tu n’es pas le seul à pouvoir bénéficier des fruits de cette croissance extraordinaire, y’a également des salariés qui y ont contribué et il faudrait peut-être pas les oublier ceux-là, parce qu’eux aussi ils contribuent à la richesse du groupe ». Voilà le message que lançait un employé du groupe Publicis, « créatif », élu CGT et délégué du personnel, à son patron, Maurice Levy, lui reprochant — assez justement — le bonus faramineux (16 millions) qu’il venait d’empocher(1). Cet extrait, tiré d’une émission de France Inter consacrée sous le ton de l’ironie à la critique de l’avide patron de la boîte de « com »(2), en dit long sur la forme que peut prendre le combat syndical qui, dans ce cas, loin de pourfendre un modèle de société, exprime seulement la volonté que les fruits de la croissance de l’entreprise soient mieux partagés. Or, les revendications des employés seraient-elles satisfaites, pourrions-nous pour autant penser que nous sommes désormais dans une société plus décente, juste et égalitaire ?

Il est légitime de se poser la question: comment sortirons-nous de ce modèle de société insoutenable si le mal n’est pas attaqué à sa racine, si la critique n’est pas radicale, dans un système où la satisfaction relative des revendications ouvrières a nécessité une productivité croissante, générant division mondialisée du travail et concurrence effrénée ? Sans réel questionnement sur le sens du travail, et en faisant totalement abstraction des limites naturelles à l’extractivisme, le combat ne peut-il pas, paradoxalement, œuvrer à ce que perdure le système d’exploitation… ? Si un syndicaliste lutte pour maintenir ce qui opprime et aliène – l’industrie publicitaire –, fondement de nos sociétés capitalistes, au seul nom d’une augmentation de salaire? Publicis, qui a fait de la publicité son activité principale, conserve une fonction qui demeure intrinsèquement néfaste, même avec une répartition plus juste des bénéfices. Il n’y aucune possibilité d’innocuité, même avec des employés « satisfaits » et « bien payés ». « Faudrait donc pas oublier les salariés »… mais cela n’exclut pas de tenir compte des fondements sur lesquels repose l’industrie publicitaire, ceux d’une société de consommation où le système productif génère de faux besoins qui lui sont nécessaires pour assurer la continuation de la production, colonise tous les espaces de vie, dénature les paysages, instaure la compétition, la comparaison ostentatoire, l’esprit de marque et le sentiment de manque dès le plus jeune âge, subordonnant tout à son projet ultime: marchandiser l’ensemble des espaces de vie(3).
Sous prétexte de ne pas s’aliéner l’ouvrier — le « prolétaire » — les « combattants de gauche » postposent donc indéfiniment la déconstruction du système et proposent des luttes qui en elles-mêmes perpétuent l’aliénation. Faut-il se battre juste pour son job (« Touche pas à mon job ») ou l’augmentation de son salaire quand celui-ci provient d’industries de la publicité ou de la bagnole, de la pétrochimie ou de l’armement ? Ceux qui pensent que oui, comme le disait François Partant, « sans s’en rendre compte, [ils] se révèlent donc les meilleurs défenseurs du système capitaliste »(4) . Éludant la question de ce que l’on produit, comment, pour qui, et le caractère soutenable de cette production, le travailleur, pris dans une société consumériste, souvent endetté pour son logement, sa voiture, ses vacances, et les divers bien valorisés par la publicité,  devant assumer les frais liés à la scolarité de ses enfants, manger tous les jours… le travailleur donc, est acculé et n’a plus de réelles possibilités de choix. Précisons donc : il est à la fois victime et responsable de sa situation.

Pour beaucoup se réclamant de la « gauche radicale » et du combat syndical, la lutte pour l’emploi constitue pourtant un « nécessaire passage ». Ce faisant, ces tenants de « la stratégie salariale» en viennent souvent à justifier le maintien d’une activité en recourant paradoxalement aux mêmes diktats « mondialistes » qu’utilisent ceux qu’ils exècrent et critiquent – les grands patrons, les actionnaires, hommes politiques, etc. Ainsi, un journaliste français, répondant à une critique de Pièces et Main‑d’œuvre(5) qui lui reprochait de défendre le « cancer français » dans un reportage radio, reprenait la fameuse rengaine « si c’est pas moi c’est l’autre » dont se servent allègrement les dirigeants pour ne pas changer, en continuant à nous faire croire qu’ils changent tout :
« Mais si ces dix usines devaient finalement fermer, quelles en seraient les conséquences? La sauvegarde de l’environnement ? Une moindre pollution ? La fin des cancers – comme vous l’annoncez ? J’en doute. On assistera, c’est probable, à un simple « déplacement d’activités » , comme dans tant d’autres secteurs, comme pour les tanneries, comme pour le recyclage des déchets informatiques, et cette industrie se réfugiera sous des cieux plus cléments pour les rejets toxiques, en Chine ou ailleurs. »

Il s’agit donc de remettre à plus tard le changement radical sous prétexte que repenser certaines productions mènerait à leur délocalisation sous des cieux bien pires, pendant que actionnaires et chefs d’entreprise jouent sur le dumping social et environnemental pour sélectionner le lieu le plus adéquat à leur profit. Lorsqu’on dénonce l’absurdité et l’indécence  du maintien d’une usine de fabrication d’armes (La Fabrique Nationale de Herstal par exemple) au nom de l’emploi, les contestataires de l’ordre patronal, qui refusent de reconnaître qu’ils obéissent parfois aux mêmes règles arbitraires, dont celles de la concurrence et de la croissance du taux de profit, rétorquent exactement la même chose: « si ce n’est pas nous, ils le feront ailleurs ». Sans doute… mais à l’extrême, les proxénètes des bordels de Jakarta et de Shangaï faisant travailler des enfants pour assouvir les appétits sexuels de leurs riches clients pourront fournir la même réponse, celle qui empêche de poser la question des valeurs, de l’incidence et du sens de l’emploi que l’on fait ? Peut-on continuer à fabriquer des bagnoles, des armes, des ogives nucléaires sous le seul argument que d’autres le feront si l’on arrête ! Jusqu’à quand alors ? Et qui arrêtera le premier ? Cela choquera certains, c’est sûr, mais il est indispensable de se poser la question ?

Il est toutefois certain que perpétuant l’ordre en place et offrant nourriture combative à l’aliénation, les syndicats s’attireront plus facilement les grâces des ouvriers. Pouvoir d’achat augmenté et défense inconditionnelle de l’emploi sont plus aguichants qu’une lutte passant par une remise en question fondamentale de ce que le travaileur produit et de la raison fondamentale de cette production. Promesses syndicales d’autant plus tentantes aussi lorsque le travail permet la consommation de biens qui viennent justifier le travail dans une société de consommation. Et comme cette lutte, bien souvent, « procède d’une vision manichéenne de la société, qui serait divisée en bons et méchants, seuls les premiers (les travailleurs) ayant des intérêts légitimes et de saines aspirations, qui pourraient être satisfaites si les méchants ne s’y opposaient pas »(6), il y a de sérieuses chances pour que celui qui pourfend le productivisme soit dans un premier temps assimilé au « mauvais », à l’instar du patron qui « dégraisse ». On rétorquera que c’est là une position intellectuelle petit-bourgeois de celui qui peut se permettre de penser ainsi, étant bien loin des affres du monde ouvrier. Cela doit, sans doute, être parfois vrai. Mais balayer d’une main cette critique reviendrait à refuser de voir que derrière l’opposition ouvrier/patron se dissimule parfois la défense de valeurs communes, mais aussi à considérer l’ouvrier comme un être qui ne trouve son seul intérêt que dans la défense inconditionnelle de son emploi et de son pouvoir d’achat,  et, en fin de compte, à ne percevoir derrière le travailleur, l’employé, l’ouvrier qu’un… travailleur, là où il y a d’abord un être humain.

Des exemples présents contredisent heureusement cette vision figée du travailleur. À Tarente, en Italie, des habitants et des ouvriers se sont battus contre leur entreprise, décrétant que leurs vies valaient plus que leur emploi. Pour ce faire, ils ont dû s’opposer aux « centrales syndicales – CGIL, CISL, UIL – [qui] marchent elles main dans la main avec le patron, Riva, troisième producteur d’acier en Europe. Ensemble, ils défendent leur machine de mort contre la décision de mise sous séquestre prononcée par une juge le 26 juillet 2012, pour raison de salubrité publique »(7).

A Seraing, en Belgique, au contraire, certaines déclarations des ouvriers d’Arcelor Mital exprimaient crûment l’imposante primeur accordée à l’emploi, défendu au prix d’une instrumentalisation de la nature :

« Il semble clair pour le moment que la direction veut maintenir la cokerie de Seraing. Une volonté qui peut paraître curieuse, industriellement parlant, puisque, sans haut fourneau, pas besoin de cette infrastructure. En fait, avec un peu de recul, cette fameuse cokerie pourrait même devenir un moyen de pression sur la multinationale. Comment ? Essentiellement, par le fait qu’une cokerie est un outil extrêmement polluant (c’est l’endroit où le charbon est épuré par pyrolyse avant d’être enfourné avec le minerai de fer). Il s’en dégage des gaz avec des rejets de goudron, de naphtaline, d’ammoniaque, de souffre. D’où la difficulté d’obtenir un permis d’exploitation pour une cokerie »(8)
Lutter pour perpétuer l’activité d’Arcelor Mital, Publicis ou La Fabrique Nationale de Herstal, c’est en quelque sorte lutter contre soi-même, c’est choisir entre la vie ou l’emploi. Les luttes salariales telles qu’elles prennent majoritairement forme aujourd’hui sont insuffisantes et, paradoxalement, s’inscrivent dans le modèle de sociétés qu’elles disent critiquer. Pour modifier cela, c’est l’ordre même de la production qu’il faudra attaquer, en luttant notamment pour bénéficier d’un revenu inconditionnel décent après avoir perdu un emploi au service d’une production indécente.

Un projet de société qui prenne en compte les dimensions de l’homme et de la nature devra donc nécessairement passer par une refonte du sens à donner au travail et par un affrontement évident avec le dogme syndical productiviste court-termiste. Car reportant toujours les luttes radicales à plus tard, les positions syndicales peuvent se révéler indéfiniment une défense réflexe instantanée, où les choix sont paradoxalement faits par celui dont on pensait déjouer les décisions : le patron. Il faudra bien que l’une ou l’autre entité géographique prenne l’initiative; admettre que sans émulation, sans un premier qui commence, le changement ne pourra se faire. Et il faut croire, et espérer, que le premier encouragera les autres. Car il y a fort à gagner à vivre dans une société plus simple, plus saine, plus solidaire, en harmonie avec la nature, où l’on ne vive plus pour travailler et consommer, mais où l’on travaille pour vivre.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Confédération générale du travail, syndicat français (CGT). Publicis est le 3ème groupe mondial de communication, c’est-à-dire de publicités, vendeur d’illusions et de superficiel; leader en communication numérique et interactive — 28% des revenus sur l’année 2010. PDG: Maurice Levy, Voir http://www.publicisgroupe.com
  2. Maurice le vaut bien ! A écouter là : http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2499&var_recherche=maurice
  3. La publicité est l’un des trois piliers essentiels à la pérennité de la société de consommation, les deux autres étant: le crédit, qui donne les moyens de se procurer l’objet, et l’obsolescence programmée qui perpétue la nécessité de l’achat… tout cela pour assurer le cycle productif reposant lui-même sur l’exploitation humaine et de la nature.
  4. Partant, F., La ligne d’horizon, essai sur l’après-développement, La découverte, 2007, p.114.
  5. «Réindustrialisons» : quand «Là-bas si j’y suis» défend le cancer français ». Et la réponse de François Ruffin : http://www.fakirpresse.info/Reponse-a-nos-camarades-de-Pieces.html Pièces et Main d’oeuvre se présente comme un « site de Bricolage pour la construction d’un esprit critique grenoblois ».
  6. François Partant, La Ligne d’horizon, essai sur l’après-développement,Ibid., p.112
  7. « Des ouvriers contre le crime industriel », http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Ouvriers_contre_crime_industr…
  8. http://www.rtbf.be/info/regions/detail_arcelormittal-conseil-d-entrepris…. RTBF, octobre 2011

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