
Mon histoire commence un soir dans un hôpital parisien : il y a deux lits. Chaque lit est occupé par une malade, fort mal en point. Dans le premier lit se trouve l’Économie : la pauvre est moribonde, elle souffre d’une croissance insuffisante, et ses industries en déliquescence font peine à voir. Dans l’autre lit se trouve la Terre : elle n’a pas cette jolie couleur bleue qu’on lui connaît de l’espace, mais le teint cireux et la peau blafarde de quelqu’un qui ne passera peut-être pas la nuit. Entre les deux lits se trouve un médecin de garde. Il est seul et s’interroge : les deux moribondes sont inconscientes, l’une d’elles a actionné le signal d’appel, de qui doit-il s’occuper ?Rapidement, il consulte les fiches médicales laissées par ses collègues. Le diagnostic de Miss Économie est clair : elle souffre d’un manque vital de croissance. Heureusement, un traitement de choc a été entrepris : en rendant les emplois plus précaires, on diminue le coût de la main-d’œuvre, ce qui donne envie aux investisseurs de mettre la main au portefeuille pour lancer de nouvelles activités économiques. Lesquelles devraient aussi gagner en vitalité grâce au médicament politique le plus en vogue du moment - le « libre-échange » - qui vise à créer des marchés plus grands où les marchandises circulent plus vite, dégageant ainsi une énergie positive pour redonner tonus et souffle vital à l’Économie. Et c’est signé : Docteur Libéralismus.
- Bien, au moins ce dossier-là est en cours, se dit notre brave médecin de nuit.
- Depuis quand faut-il attendre une autorisation pour soigner un malade à présent ? s’indigne notre médecin de nuit. Il prend le pouls de la patiente. Il est faible, mais son cœur bat. Il décide de la prendre en charge.
- « Docteur Libéralismus à l’appareil, que puis-je pour vous ?Bonjour, cher collègue. Je suis en charge du service de garde, cette nuit, à l’hôpital de Paris. Et à vrai dire, je me fais du souci pour l’une des patientes du Docteur COP21 : la Terre. Elle souffre d’entailles diverses, de plaies profondes et d’innombrables intoxications. Mais ce qui m’inquiète davantage, c’est qu’aucun traitement n’a été entrepris pour la soigner…Soigner cette vieille folle ! Mais vous voulez rire : ah ah ah, c’est la chose la plus drôle que j’aie jamais entendue.Je vous demande pardon ?Vous m’avez bien entendu : il n’est pas question de soigner cette vieille folle. La Terre n’est pas à l’hôpital pour ça.Mais pourquoi d’autre alors ?Elle fait partie du traitement de ma patiente, Miss Économie. Voyez-vous, relancer la croissance n’est pas chose simple. Cela réclame des efforts, de l’énergie, des matières premières, du pétrole, du gaz, des produits chimiques… Le traitement de Miss Économie produit énormément de déchets, et comme l’hôpital n’est pas une poubelle, nous nous servons de cette vieille Terre pour y rejeter tout ce dont nous ne savons que faire.Mais vous êtes fou !?Pas du tout. Je soigne ma patiente : Miss Économie. Elle est jeune, et que m’importe qu’une vieille planète désuète de 4,6 milliards d’années ait à en subir quelques dommages sans intérêt ? Après tout, la Terre a eu une belle vie. Elle peut consentir à quelques sacrifices pour sauver une jeune Économie qui a encore toute sa vie devant elle. Quand on y songe, ce n’est que justice…Mais la Terre va en crever !Pensez-vous. Ses habitants, peut-être. Par milliers, par millions ou par milliards, qu’en sais-je ? Mais pas cette vieille folle de Terre : elle a la peau dure, elle est coriace, elle nous survivra tous autant que nous sommes… En tout cas, une chose est sûre : je vous interdis d’arrêter le traitement de ma patiente, Miss Économie, dans l’espoir d’atténuer les peines et les douleurs de votre fichue planète. »
- « Pardon, me dit-il.La solution à votre problème est là , dans les livres d’anthropologie.Excusez-moi, mais ce que vous dites n’a aucun sens. En quoi l’étude de civilisations perdues, oubliées de tous, pourrait-elle nous aider ?Parce que les sociétés d’antan, non modernes, avaient compris une chose qui nous échappe aujourd’hui : un pouvoir n’est légitime qu’à la condition de veiller au bien-être collectif des hommes, mais aussi des plantes et des animaux.Plus facile à dire qu’à faire !Pas du tout. Prenez l’Afrique centrale : elle a jadis abrité de nombreux royaumes. Prospères et puissants. Mais où la légitimité du pouvoir reposait sur un mélange d’animisme et de magie. Le roi était considéré comme un lien entre les hommes et les esprits, propriétaires et maîtres légitimes de la nature (depuis la pousse des plantes jusqu’à la fécondité des femmes). Que le roi soit malade, et la nature souffrait. Que le roi soit bien portant, et la nature était fertile…Pures fadaises manipulatrices, inventées par des monarques imbus de leur pouvoir.Pas du tout ! Vous avez tout faux, docteur. Être roi en Afrique centrale était tout, sauf une partie de plaisir. Autant le pouvoir du roi à contrôler la nature était reconnu de tous, autant la vie d’un monarque était (à nos yeux individualistes) un enfer peuplé d’interdits. D’une culture à l’autre, ces interdits variaient : ne pas pouvoir manger ni boire en public, ne pas pouvoir parler durant toute la journée, ne jamais pouvoir lever les yeux sur un océan ou une rivière… Autant de contraintes destinées à contrôler une magie trop puissante, et éviter des tragédies « naturelles » (par exemple, une sécheresse au moment des semailles) qui ne manqueraient pas de survenir si on laissait faire aux rois ce qu’ils voulaient. Dans certains cas, figurez-vous que les rois étaient même châtrés pour mieux contrôler leur pouvoir…Ah bon, j’avais entendu dire qu’ils possédaient des dizaines d’épouses ?Toutes les sociétés ne fonctionnaient pas de la même manière. Certaines châtraient leurs rois quand d’autres leur offraient, effectivement, des dizaines d’épouses. Mais si un roi polygame n’arrivait plus à satisfaire ces dizaines d’épouses, on pouvait juger qu’il était fatigué, que son corps n’était plus assez vaillant, que sa magie s’érodait. Dans bien des cas, un roi malade ou insuffisamment bien portant était jugé dangereux pour l’intérêt collectif : qu’allait-il arriver si les récoltes ne poussaient plus ? C’est pourquoi de nombreux rois sacrés ont terminé leur règne de façon tragique : ils ont été mis à mort de façon rituelle.Diantre, quelle cruauté !Une cruauté nettement inférieure à la nôtre, docteur. Durant des siècles, l’Occident a rayé de la carte toutes les sociétés qui avaient le malheur de ne pas lui ressembler assez. Et aujourd’hui, nous exterminons joyeusement, en toute impunité, les bases même de la vie sur cette planète. Ouvrant ainsi la voie à combien de milliers, de millions, voire de milliards de destins tragiques ? Tout ça parce que nous adulons l’Économie…
- En septembre 2015, le taux de CO2 relevé à Hawaï était précisément de 397,84 ppm comme l’indique le site de l’Earth System Research Laboratory (http://www.esrl.noaa.gov/gmd/ccgg/trends/).
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