La RTBF est surtout «La Leur»

Déliquescence progressive de la chaîne publique

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Il y a quelques années, un ouvrage dénonçait les dérives de la RTBF et rappelait à la chaîne et aux citoyens sa fonction première : celle d’être un service public(1). Aujourd’hui, la course à l’audimat pour attirer les annonceurs publicitaires s’est amplifiée, substituant de plus en plus la distraction à l’information, le consommateur au spectateur. Relevé historique d’un processus qui a progressivement fait de la RTBF une « marque commerciale » , soutenu en cela par la RMB qui a su convaincre définitivement les annonceurs de l’intérêt que nous, spectateurs-marchandises, représentons pour eux.

« L’objectif de RMB est d’être leader dans l’exploitation commerciale des produits médias. Sa mission est d’être créateur de solutions média/marketing pour les annonceurs(2) ».

La régie définit ainsi sa fonction, maniant le langage technique du consumérisme et la verve insignifiante de la modernité. De façon plus prosaïque, la RMB est une régie publicitaire pluri-médias fondée par la RTBF et le Cinéma Publicitaire Belge – dont l’activité « cinéma » a été cédée en 2002 au groupe Screenvision –, qui est détenue à 100% par la RTBF. Elle commercialise l’espace publicitaire de nombreuses chaînes de télévision et radio, celles de la RTBF et d’autres comme NRJ, des journaux ainsi que les nouveaux espaces de publicité sur le net et dans la téléphonie [voir encadré]. Autant dire que le poids de la régie pèse lourd : deuxième régie publicitaire au Sud, elle a réalisé en 2010 un chiffre d’affaires de 110 millions d’euros.

Avant l’émergence de la RMB, au début des années 80, le paysage audiovisuel de la Communauté française était occupé principalement par les télévisions et radios du service public uniquement subsidiées par les contribuables. Mais, comme les représentants de la RTBF s’évertuent à le répéter depuis longtemps, « la concurrence avec les chaînes françaises et RTL est de plus en plus rude, et le service public doit chercher de nouvelles sources de revenu ». C’est le diktat de la concurrence et de la compétitivité, qui sévit partout– à l’instar par exemple du dumping européen en matière salariale – qui justifie tout – comme les dérégulations néolibérales du Conseil européen – et qui, devant la permanence de chaînes privées « libres » de faire ce qu’elles veulent, font dire à la RTBF qu’elle « ne peut faire autrement » que ce que font… les chaînes privées.  Dès lors, l’année 1985 voit la naissance de la RMB, après que le Gouvernement de la Communauté française autorise – en 1983 – la RTBF à diffuser de la publicité non commerciale (décret signé par Ph. Moureaux (PS), Ph. Monfils (MR) et R. Urbain (PS)).
De publicité non-commerciale à publicité commerciale, il y a… 6 ans. En 1989, un décret autorise la publicité commerciale sur les ondes publiques. Voyant ses voisins français bénéficier d’un budget parfois 15 fois plus élevé, la petite chaîne belge rêve de grandeur, dès lors « quoi d’étonnant, de temps à autre, que fait surface l’idée de l’admission sur écran de la publicité commerciale ». La suite ressemble à une litanie au refrain bien connu, qui organise la mainmise progressive de la publicité sur l’info, donc l’esprit de lucre et ses effets sur la qualité de la RTBF.

Au jeu de la concurrence dont sa dotation publique devrait pourtant l’extraire, la RTBF peine à résister aux chaînes de télévision et de radio privées belges. En 1993, le plan Horizon voit le jour, qui prévoit le départ anticipé à la retraite du personnel statutaire. En 2002, le plan Magellan vise à « moderniser et à développer » la RTBF, termes à connotation positive qui occultent les intérêts réels et la logique de privatisation [parce que Reyers n’est pas encore ( ?) privatisée] d’apparence inéluctable de la chaîne : « Je ne suis guère optimiste à propos du Plan Magellan. Il représente, je crois, une fuite en avant et une catastrophe économique potentielle. La RTBF de demain ne sera plus vraiment un service public. Le caractère administratif restera mais les programmes seront plus futiles. Ce sera une sorte de ministère du divertissement même si l’info du JT et les journaux parlés en radio demeureront des bastions soutenus…(3) », déclare Henri Sonet à ce moment-là.

Des « bastions soutenus »… pas pour longtemps. Pour cibler le public de manière plus précise dans le dessein inavoué de plaire aux annonceurs, les radios sont réformées : Bruxelles Capitale et Fréquence Wallonie fusionnent pour donner naissance à VivaCité. Radio 21 se scinde en une chaîne classic rock (Classic 21) et une chaîne musicale « jeune » (Pure FM) ; « Dans cette variété d’offres, l’atout de la radio est de toucher au moment adéquat des groupes-cibles identifiés, dont les motivations d’écoute sont claires (sic) ». L’« offre TV » est également « repositionnée » pour « améliorer la spécificité et la cohérence des chaînes » : « La Une et La deux adoptent désormais une programmation plus complémentaire », entendez « plus adaptée aux intérêts des annonceurs qui visent des secteurs auxquels s’adresser de manière spécifique».

Un vaste réseau de partenaires vient soutenir la nouvelle raison commerciale du binôme RTBF/RMB : boîtes de marketing (BMMA) ; mécénat (Prométhéa, CAP 48), dont la Régie avouera l’ambiguïté et l’intérêt qu’il représente pour l’entreprise (« entre mécénat pur et sponsoring pur se situent des pratiques dont certaines pourraient être à la croisée du mécénat et du sponsoring dans la mesure où elles supposent des retours importants en termes de visibilité pour l’entreprise »… de là à avouer que le mécénat, c’est de la pub…). Autre partenaire naturel : le centre d’information sur les médias [CIM – voir encadré] fournissant des mesures chiffrées de la « consommation média » et certaines habitudes des « cibles » téléspectateurs ; les organismes d’optimalisation de la pub, comme Effie, organisme qui récompense la publicité à l’« efficacité prouvée » (dont la RMB est sponsor pour la catégorie TV qui, aux dires mêmes de son « General Manager », Yves Gérard, est un  « média en perpétuelle évolution qui offrira dans un avenir proche de nouvelles interactions rapprochant l’annonceur du consommateur ») ; Lobby de marque (BABM) ; etc. [voir le schéma dans les pages centrales].

Cette refondation se poursuit avec la mise en ligne de la RTBF, qui développe son offre sur Internet où la RMB trouve un nouveau canal publicitaire. Une évolution qui invite à un jeu sur la forme, la nouvelle « modernité » de la RTBF – ou mainmise des publicitaires – devant dès lors s’exprimer dans les images. En 2006, « La RTBF se dote d’une nouvelle ligne graphique » qui « lance l’entreprise sur une nouvelle voie, celle de la modernité et du dynamisme », avec son nouveau « logo corporate » : « en phase avec les logos nouveaux et forts des différentes nouvelles chaînes (…) pour affirmer le renouveau et le dynamisme de l’entreprise. La typographie a été spécifiquement créée pour le logo. Elle démontre une réelle modernité et une vraie fluidité : les lettres, en minuscules, sont liées les unes aux autres par un effet visuel, comme si une onde en mouvement les traversait. Ce logo est ainsi synonyme de souplesse, de simplicité, et d’ouverture. Autant de caractéristiques qui doivent permettre aux chaînes de continuer à s’affirmer pleinement, la marque RTBF constituant, à côté d’elles, un “label de qualité” ».

La « marque RTBF »… ? Le chien suit son maître et les gestionnaires adoptent donc le look pub, avec son déferlement d’images et ses intrusions anglophones : « fighting spirit », « commitment »… Intronisation réussie : la RTBF n’est désormais plus un service public, elle est une entreprise et une « marque ».

« Dynamisme », « modernité », « développement », « ouverture »… pour qui ? Derrière les slogans et logos d’apparence motivés par le souci du téléspectateur, sévit la réalité d’une « entreprise » qui se mue progressivement en puissant support médiatique des annonceurs, au détriment des téléspectateurs/auditeurs réduits à l’état de cibles. Les missions de service public que sont informer, éduquer et divertir sont dévoyées dès lors que l’usager est considéré comme un consommateur. Plus le média sert l’annonceur, plus il valorise la liberté de choix du téléspectateur-auditeur, plus il renforce son aliénation, plus il se  prétend libre et autonome, des annonceurs surtout.

Peu de journalistes évoqueront ce carcan idéologique qui encadre leur travail. Par crainte, par isolement, par habitude, parce qu’ils pensent risquer de perdre leur job, parce qu’ils se sont adaptés, parce qu’ils ont été formés à l’école du marketing ou parce qu’ils sont en accord avec ce type de journalisme(4). Les contenus subversifs, ou tout simplement non alignés sur la publicité en deviennent rapidement hors-cadre. Les propos résistants ou non-conformes sont soit évacués, soit présentés dans un style faussement neutre [voir article page…], soit encore réduits à des témoignages confidentiels, par déplacement dans les grilles horaires par exemple. On a vu ainsi disparaître de bons programmes, par trop peu pub-compatibles : « cartes sur table », « l’hebdo » mais même « blabla » en sont des exemples fameux.

Simple vendeuse d’espaces commerciaux, la RMB, propriété totale de la RTBF, s’est donc logiquement muée ces dernières années en fournisseur de « solutions media-marketing » – les espaces publicitaires disponibles sur les canaux de la RTBF et les à‑côtés – pour ses clients – les annonceurs. La RTBF, disons-le, compte s’aligner définitivement sur la fonction première des RTL-TVi et TF1 telle qu’énoncée clairement par l’ex-patron de TF1: vendre aux annonceurs qui veulent refourguer leur camelote, le temps de cerveau humain de ses usagers qu’elle rend disponible grâce à des programmes décervelant(5).

Doit-on ainsi laisser faire une chaîne publique?

Se pose alors le dilemme: veut-on faire du principal outil culturel de la Communauté française un outil au service de la publicité – et donc de la perpétuation d’une société consumériste et artificielle – qui s’emploie à ne faire que singer les chaînes privées alors qu’il a été bâti par et pour le public, ou bien décidons-nous de le sortir de cette mainmise publicitaire sans quoi il ne sera pas possible de renouer avec l’intérêt public?

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Bernard Hennebert, La RTBF est aussi la nôtre, Les Editions Aden, Bruxelles, 2006.
  2. Sauf indication contraire, toutes les citations proviennent des sites de la RMB et de la RTBF : www.rmb.bewww.rtbf.be
  3. Henri Sonet, chroniqueur cinéma et responsable de la revue de presse de Matin Première, cité dans Bernard Hennebert, Ibid., p.35.
  4. Ce carcan se révèle à certaines occasions : le journal français La Tribune ayant publié un article « déplaisant » sur le nucléaire en novembre 2011, EDF décida de supprimer jusqu’à la fin de l’année 2011 son budget publicitaire à la publication. Manque à gagner estimé pour le journal: 80.000 euros.
  5. Comme le notait Noam Chomsky, évoquant la presse : les grands médias « ont un produit à vendre et un marché où [ils]  veulent le vendre : le produit, ce sont leurs lecteurs, et le marché, ce sont les annonceurs. Donc la structure économique d’un journal est de vendre des lecteurs à d’autres entreprises. » Chomsky, N., Comprendre le pouvoir, Tome 1, Les Editions Aden, Bruxelles, 2005.

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