Bruxelles: la guerre des centres commerciaux

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Depuis 2005, les mégaprojets commerciaux affluent. Si la Région wallonne est particulièrement mise à contribution, Bruxelles n’est pas en reste: projet Just under the sky (55.000 m²) porté par Equilis le long du canal qui traverse la capitale, projet Neo (72.000 m²) porté par la Ville de Bruxelles plus au nord, et projet Uplace (53.000 m²) porté par Bart Verhaegen, président du FC Bruges, juste de l’autre côté de la frontière de la Région bruxelloise, à Machelen. Soit au total 182.000 m² de surfaces commerciales supplémentaires, avant même d’avoir comptabilisé les récentes revitalisations des galeries Anspach et Toison d’Or, le projet de Tour et Taxis et les nouveaux développements commerciaux dans les gares.

MAIN BASSE SUR LE HEYSEL (1)

Le projet d’un mégacentre commercial dans le nord de Bruxelles a été, pour la première fois, évoqué dans le Schéma de Développement Commercial pour la Région de Bruxelles-Capitale (2006), étude longtemps restée fantôme (2) mais portée à bout de bras par le Ministre régional de l’Economie et de l’Emploi Benoît Cerexhe, pour justifier la réalisation d’un nouveau centre commercial dans le Nord de Bruxelles.

Les intérêts convergent, et un an plus tard, la Région bruxelloise adopte son Plan de développement international (PDI) (3), lequel prévoit la réalisation d’un centre commercial de 100.000 m² sur le site du Heysel. La Ville de Bruxelles, propriétaire du terrain, applaudit des deux mains. Elle envisage sur le site la création d’un nouveau centre de congrès de 5.000 places (4) devant contribuer au rayonnement international de la ville, équipement jugé cher et peu rentable mais peu importe puisque le centre commercial devrait, lui, permettre la rentabilité de l’ensemble — selon quel calcul, on l’ignore. Ce projet, dénommé NEO (5), est géré par une société anonyme, EXCS, à la tête de laquelle on retrouve Henri Dineur, ancien chef de cabinet de l’actuel Ministre-Président Charles Picqué. L’accord de gouvernement 2009–2014 scelle le pacte entre tous les partis de la majorité(6). En 2012, le gouvernement régional travaille d’arrache-pied à la modification de son Plan régional d’affectation du sol (PRAS) pour permettre la réalisation du projet, contraire au plan actuel.

Aucune voix discordante, si ce n’est celle de quelques politiques isolés, pour dénoncer ce gaspillage du foncier public pour un projet spéculatif. La mise en concurrence des territoires qui gangrènent nos régions pousse chacune à gagner l’autre de vitesse en faisant fi de toute réflexion sur une éventuelle complémentarité: or, juste de l’autre côté de la frontière régionale, à Machelen, à quelques encablures du projet NEO, un autre monstre de la consommation attend son heure, le projet Uplace.

L’ OMBRE DE UPLACE

Uplace (7) est un projet de 190.000 m² combinant commerces, loisirs et bureaux. Pour l’anecdote, révélatrice des logiques du marketing urbain, Uplace se vend en Flandre comme un projet flamand mais pour l’étranger comme un projet bruxellois «Uplace Brussels». Son promoteur espère attirer 25.000 visiteurs par jour, ce qui provoquerait selon Touring 4 km de bouchons quotidiens supplémentaires. Le gouvernement flamand est lié au projet par une convention datant de 2009, antérieure à son installation, qu’il n’a jamais voulu dénoncer, et ce malgré le feu nourri de critiques dont le projet fait l’objet par la province du Brabant flamand et les communes limitrophes qui craignent pour l’encombrement de leurs voiries et la survie de leurs quartiers commerçants. Malgré ces critiques, le projet a aujourd’hui obtenu tous ses permis, le dernier en date étant celui délivré en mai 2012 par la Ministre de l’Environnement. Le projet semble donc être le premier sur la ligne d’arrivée dans cette course contre la montre mais il est criblé de recours (8), le dernier en date étant celui… de la Région bruxelloise, laquelle a déposé un recours en annulation au Conseil d’Etat contre le plan de développement stratégique flamand dans lequel s’inscrit Uplace. Bruxelles reproche notamment aux Flamands de ne pas prendre en compte l’impact de ce projet sur la mobilité dans et autour de Bruxelles (9).

On pouvait s’attendre au retour de flamme: à son tour, Uplace attaque le projet NEO devant le Conseil d’Etat et prévoit de porter plainte auprès de la Commission européenne pour non-respect de la législation en matière de marchés publics.

Il n’y a plus qu’à espérer que ces projets anti-sociaux, anti-urbains et anti-environnementaux s’entretuent mais.…

PENDANT QUE LES GÉANTS SE FONT LA GUERRE, LE PETIT POUCET AVANCE

A côté de NEO et de Uplace, il y a un troisième projet de centre commercial dans ce mouchoir de poche territorial : le projet Just under the Sky situé le long du canal face au domaine royal. Pendant que les yeux sont braqués sur les deux géants, ce projet fait son bonhomme de chemin avec le soutien plein et entier de la Ville de Bruxelles. Cette dernière semble en effet concevoir celui-ci comme un cheval de Troie : si Uplace se fait avant NEO, au moins y aura-t-il déjà un nouveau centre commercial dans le Nord de Bruxelles pour porter ombrage au premier. Si ce projet est de moindre envergure que les deux autres, il n’en est pas moins destructeur. Son développeur, le groupe Equilis, bras immobilier de Mesdagh (10), espère 155.000 visiteurs par semaine dont 70% viendraient en voiture. On sait déjà que le projet impliquera l’utilisation d’une part significative de la capacité de l’axe routier adjacent (moyenne ceinture) alors qu’il est déjà saturé. En outre, la construction du centre commercial suppose la destruction des anciens entrepôts Godin (11), l’un des plus anciens héritages du passé industriel de la ville dont le frère jumeau français, à Guise, a lui bel et bien été préservé (12).

Les noyaux commerçants adjacents n’ont qu’à bien se tenir quand on sait que la première demande de permis socio-économique regroupait exactement les enseignes déjà présentes partout à Bruxelles. Les pouvoirs publics parlent de complémentarité mais, dans les faits, ils n’ont aucune maîtrise sur les enseignes qui viendront s’installer. Cela est encore plus vrai depuis que la mise en œuvre de la Directive Européenne Services empêche les pouvoirs publics de tenir compte du risque de la mise en concurrence du tissu commercial. La régulation par le libre marché, il n’y a que ça de vrai!

Toujours est-il que le projet vient de recevoir en plein été ses deux permis : le permis d’urbanisme et le permis d’environnement, lui déroulant le tapis rouge pour être le premier des trois projets sur la ligne d’arrivée.

Puisque nos gouvernants jouent aux promoteurs et pensent que nous n’avons rien de mieux  à faire que de nous transformer en perpétuels consommateurs, il nous appartient de réagir.

C’est en ce sens que, depuis trois ans, la Plate-forme interrégionale contre les centres commerciaux (13) exerce une vigilance constante sur l’état d’avancement de ces projets et tente de leur faire barrage. C’est en ce sens également que, tout récemment, le Collectif «Dites 33» (14) à Bruxelles est intervenu de façon joyeuse pour détourner une Assemblée générale de l’entreprise Delhaize.

Et c’est en ce sens toujours que d’autres mobilisations s’organisent pour que la guerre des centres commerciaux ne se fasse pas sur le dos des gens.

Claire Scohier

Chargée de mission à Inter-Environnement Bruxelles (ww.ieb.be)

Notes et références
  1. Sur le sujet, consultez : http://www.ieb.be/-Main-basse-sur-le-plateau-du- et visionnez http://www.dailymotion.com/video/xa0nit_main-basse-sur-le-heysel_news.
  2. Les acteurs de la société civile n’en prendront connaissance qu’en 2008, soit deux ans après son adoption. Et pour cause, comme tentera de le rappeler à plusieurs reprises l’auteur de cette étude, celle-ci subordonnait la création d’un centre commercial à de nombreuses conditions dont la réalisation d’une véritable valeur ajoutée par rapport au tissu commercial existant. Dans l’ensemble, l’étude tendait plutôt à privilégier le renforcement des quartiers commerçants bruxellois existants.
  3. Ce plan, chargé de recenser les potentialités de la Région pour développer son rayonnement au niveau international, fut adopté selon une procédure on ne peut plus anti-démocratique : il fut élaboré par le bureau de consultance Price Waterhouse Coopers, suite à une consultation d’acteurs triés sur le volet parmi lesquels les opérateurs immobiliers occupaient une place de choix. Il fut présenté à un séminaire du secteur immobilier avant même que le Parlement  bruxellois puisse s’en saisir. Ce Plan détermine aujourd’hui de nombreux choix d’aménagement du territoire à Bruxelles. Sur le sujet, lisez:http://www.ieb.be/Bruxelles-en-Mouvements-no195-196.
  4. La Région vient pourtant d’inaugurer son tout nouveau centre de congrès au cœur de la ville : Square (13.500 m²).
  5. http://www.neobrussels.com
  6. PS-CDH-ECOLO-OpenVLD-CD&V‑Groen!
  7. http://www.uplace.eu
  8. L’Unizo, la ville de Louvain, la ville de Vilvorde, Grimbergen et les associations environnementales, dont Greenpeace, ont tous introduit un recours contre le permis d’urbanisme.
  9. Il va de soi que la Région prétendra que les 10.000 places de parking du Heysel auront sur les voiries adjacentes un impact bien plus réduit.
  10. Propriétaire notamment des supermarchés Champion et Carrefour market en Belgique.
  11. Pour plus d’informations sur les poêleries de Godin et la philosophie de Fourier qui y préside, visitez le site de Bruxelles-Fabriques: http://godinlaeken.blogspot.be/
  12. http://www.familistere.com
  13. http://www.shoppingmonster.be
  14. http://www.dites33.be

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